Journal du conteur

Le noyeur

Il se noie. Il coule, il appelle au secours, se débat. Il y est depuis des heures. Épuisé, presque désespéré par l’absence de tout secours visible, il n’est pas loin de succomber. Il ne peut plus crier car il avale à chaque fois de l’eau, une eau terriblement âcre et salée, un peu plus à chaque fois. Il la crache, mais une autre eau lui bondit en pleine figure. Il veut aspirer l’air, et c’est l’eau qui remplit ses poumons. Alors il garde la bouche close, il respire précautionneusement par le nez : c’est épuisant. Il n’en peut plus, il n’a plus la force, il se laisse aller. Sa tête est sous l’eau. Il s’enfonce.

Il ne souffre plus, c’est merveilleux ; il vit, enfin libre, enfin pur. Il ne voit plus rien, il n’entend plus. Des mots ? C’est sa propre voix ! Il est au fond, au fond !

Tout à coup pourtant la douleur, la peur, l’étreignent de nouveau. Il recommence à battre des pieds, il recommence à bouger les bras frénétiquement. Il aspire de l’air, il voit un ciel, un horizon, il sent le vent. Et tout recommence. Il continue d’appeler au secours, il ne sait plus lui-même si c’est pour qu’on le tire vers le haut ou vers le bas.

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Juste avant de partir…

Juste avant de partir, je fais mon bagage. J’ouvre mon sac, y jette pêle-mêle mes affaires peu nombreuses. Alors je me rends compte qu’elles sont attachées à des fils presque invisibles — du moins ne les avais-je pas remarqués auparavant — qui les lient entre elles ainsi qu’au reste du monde, d’incassables fils qui tirent après mes affaires, à mesure qu’elles s’entassent dans mon sac, le monde entier.

Et, à ma grande surprise, je m’aperçois que le monde entier tient dans mon sac, et que je peux même le refermer sans encombre.

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Il couve sa vie…

Il couve sa vie, le précieux œuf de sa vie. C’est un œuf à peu près gros comme une tête ; il le tient entre ses jambes, et se penche sur lui jusqu’à l’entourer de toute la chaleur de son corps. Il n’omet rien, le caresse, le retourne régulièrement, lui parle, lui fredonne des mélodies. Parfois même il donne, du bout d’un doigt, de petits coups, très légers, sur la coquille, pour faire advenir un événement, créer peut-être une autre sorte de contact, donner un signe. Il attend, il espère une réponse. Mais l’œuf demeure immobile et silencieux.

Parfois l’homme voudrait se lever, se dégourdir les jambes, ou partir pour de bon. Il en est empêché : l’œuf est là, sur ses genoux ; il ne peut prendre le risque de le transporter. S’il trébuchait ? Alors il reste à couver sa vie, parfois mélancolique… Il ne peut rien faire d’autre, il n’a qu’à rester assis, à attendre l’éclosion de sa vie.

Ainsi, les années passent.

Et quand l’œuf, enfin, se fendille, quand enfin la vie le perfore, s’en extirpe, l’homme, qui n’avait jamais bougé, qui avait passé toute sa vie assis à la couver, est froid, desséché, vide, mort depuis longtemps.

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Enfant, l’homme est souple et mou…

Enfant, l’homme est souple et mou comme sa peluche. On peut le tordre, le plier, l’étirer en tous sens. À mesure qu’il grandit, l’homme se durcit. Il devient fort et résistant d’abord. Mais il continue de durcir, et bientôt il est entravé dans ses mouvements ; plus de douceur en eux, rudesse, brusquerie. Il a de plus en plus de mal à bouger les yeux, à tendre l’oreille, à articuler, à caresser. Il peut encore frapper, mais comme un pantin, et il ne fait plus peur. Il finit par être rigide, complètement paralysé. Les enfants jouent avec lui, et ne tardent pas à le briser. Ils découvrent alors que les vieux sont durs, secs et creux comme un cercueil.

20

Ma racine intérieure s’étend…

Ma racine intérieure s’étend ; elle pousse toujours plus loin dans mon corps ses ramifications toujours plus grosses et dures. Peu à peu, elle me remplit, jusqu’aux pieds, jusqu’au bout des doigts. Et ce n’est pas assez : elle pousse encore. Je résiste, je me tends. Mais elle a pour elle constance et longévité. Nécessairement je finis par céder. Risibles griffes, des radicelles me poussent au bout des doigts ; risibles épines, sur tout mon corps. Elles s’allongent, s’élargissent, se renforcent ; elles se recourbent, m’entourent. Elles me tiennent, comme des serpents, elles serrent de plus en plus fort et font plusieurs fois le tour de mon corps. Je finis par être absorbé complètement, je disparais dans ma racine intérieure. Et je sens qu’elle s’étend encore : lente vrille, elle cherche elle aussi la terre où s’enfoncer.

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Par terre il y avait des mains…

Par terre il y avait des mains. C’était un champ de mains. De petites mains rouges aux ongles rouges, crasseuses, pitoyables. Elles se tendaient, se tendaient de toute leur force… Mais elles n’attrapaient jamais rien, rien qui vaille. Un scarabée, un escargot, un ver de terre, exceptionnellement un papillon… Alors elles serraient, elles écrasaient avec délectation. Malgré cette petite cruauté, elles étaient tellement pauvres et misérables, à passer la plupart de leur temps à presser en vain de la terre, des brins d’herbe, même des cailloux, que parfois je m’abaissais jusqu’à leur hauteur, et négligemment laissais traîner ma main. Elles s’en saisissaient avec frénésie, une onde de folie parcourait les rangs. Comme elles se battaient, les mains proches ! Je n’avais pas assez de doigts ! Elles serraient, serraient. Ce n’était même pas douloureux. Je restais là patiemment, j’attendais. Ce n’était pas bien long. Au bout de quelque temps, épuisées, elles relâchaient leur étreinte. Elles voulaient, elles auraient voulu, je le voyais bien, serrer encore, serrer plus fort, s’engloutir dans cet effort… Mais je n’avais pas la patience d’attendre qu’elles aient récupéré leurs forces, je retirais ma main. À peine besoin de tirer, mes doigts glissaient tout seuls hors de leur poigne tremblante. Je les regardais encore quelques instants se tendre avec ferveur, puis, quand épuisées, peut-être désespérées, elles s’affaissaient lassées, prostrées, je m’en allais. Pour les petites mains rouges aux ongles rouges, je ne pouvais rien faire de plus.

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Je crie, je crie et tu ne m’entends pas…

Je crie, je crie et tu ne m’entends pas. Ce n’est pas possible, tu es pourtant si près. Tu me tournes le dos, peut-être involontairement, peut-être par hasard. Je suis privé de tes regards et je crie pour les attirer sur moi car sans eux je me dissous…

Mais je ne crie pas, je chuchote, personne ne m’entend, pas seulement toi. Personne ne m’entend crier dans mon chuchotement, et personne ne me voit rapetisser, m’atrophier dans mes vêtements. Je hasarde quelques gestes, déjà désespérés, mais il est bien trop tard, et sans doute toi non plus, comme eux tous, tu ne t’étonneras pas de trouver, tout à l’heure, sur ma chaise un tas de vêtements vides et dans mes chaussures par terre, rien que des chaussettes sales.

17

Il était seul, dedans…

Il était seul, dedans. Depuis toujours, peut-être ; et pour combien de temps encore ? Petite chose à peine éveillée, les yeux grands ouverts dans la pénombre. Très peu à voir. Parois faciles à gratter, sol meuble, plafond bas. Aucun objet. Cailloux, terre, vers, fourmis. Les odeurs, c’est autre chose : humidité, putréfaction, déliquescence, angoisse. Bouger ? Il bougea.

Il se trouva des griffes, ou peut-être seulement de longs ongles durs. Il gratta la paroi. La terre, creusée, laissait un petit tas, parsemé de rocailles. Il eut faim. Il goutta un ver de terre : pas mauvais.

Il était donc carnivore, au moins. Peut-on d’ailleurs ne pas l’être ? Quelle autre possibilité ? C’était parfois comme une réminiscence d’il ne savait quoi. Mais il ne cherchait pas longtemps à savoir. Il voulut sortir. L’air n’allait-il pas manquer ? Il avança dans le couloir, suivant la paroi. Il chercha, chercha. Tous les couloirs, un par un. Des centaines de trous. Sans réussite. Mais il vivait, grossissait, même. Les vers ne manquaient pas, l’air non plus — d’où venait-il ? Mystère. Il n’était pas fait pour affronter les mystères. D’ailleurs ça ne l’intéressait pas. Les choses étaient simples. Il ne sortirait pas : toute la vie, toute la mémoire, c’était et ce serait cela. Il restait immobile la plupart du temps. Avait-il soif ? Il n’avait qu’à sucer les parois suintantes. Faim ? Toujours des vers, ou des fourmis. Que faire ? Rien. Il n’attendait rien. Dormir, manger, boire, déféquer, uriner. Il ne voyait plus. Avait-il jamais eu des yeux ? Comme il ne se déplaçait plus non plus, il s’en trouva bientôt incapable. Membres atrophiés ; il avait aussi beaucoup grossi. Maintenant il emplissait toute la largeur du couloir. Et il continuait de grossir. C’était son unique occupation, son unique action. Plus de pensées, à peine : plus rien que de la chair. Et pourquoi penser ? Aucune crainte : il mourrait bien avant de remplir tous les couloirs. Et il grossissait, grossissait. Et vieillissait.

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Au commencement, la terre et la parole…

Au commencement, la terre et la parole furent partagées en même temps, équitablement. Qui recevait beaucoup de parole, recevait moins de terre, et vice-versa.

Mais l’échange se poursuivit, d’homme à homme ; la terre et la parole finirent accaparées, exclusivement l’une de l’autre, par des communautés qui s’opposèrent. Aucune des deux communautés ne pouvant ni céder — car elle reconnaîtrait ainsi à l’attribut de l’autre une injuste suprématie —, ni vivre sans une partie de ce que son adversaire entièrement détient, la guerre dure encore.

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Tu rentres dans la salle…

Tu entres dans la salle, chaude, silencieuse. Tu es seul ; tu te sens déjà mieux. La lumière caresse ta peau quand, déshabillé, tu entres dans la machine. Tu t’allonges, et l’eau commence à couler. Sa température est tellement adéquate à celle de ton corps que tu la sens à peine. Mais cette sensation délicate d’enveloppement voluptueux te porte au bien-être. Relaxation. Les vibrations de l’eau, ondulant contre ta peau, te massent. Massage intégral. Tu es submergé de plaisir. Tu fermes les yeux et la lumière s’adoucit, s’adoucit jusqu’à s’éteindre presque. Brillent encore quelques étoiles ou rêvées telles derrière tes paupières qui ne s’ouvriront plus. Tu meurs de bien-être, comme tous, dans la suicideuse.

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