L’homme qui veut grandir n’a qu’une seule voie : il doit remonter sa pente. Quand il est encore jeune, ce n’est pas difficile, la pente est douce. Mais à mesure que le temps passe, et que croît l’exigence, la pente se fait de plus en plus aiguë. Pour continuer de la remonter, il doit redoubler d’efforts ; et malgré tout, il va moins bien, moins vite, et se fatigue plus qu’avant. Il continue à s’épuiser ainsi jusqu’au jour où la pente cesse d’être une pente, et, droite, lisse, s’avère un mur, infranchissable.
Que s’est-il passé ? Qu’a-t-il fait de mal ? Est-il responsable de cela ? Il voudrait pouvoir s’adosser au mur, s’abîmer dans la méditation de ces questions. Mais il n’en a — peut-être heureusement — pas le loisir, car l’effort continue : maintenant, c’est pour ne pas glisser, pour ne pas dévaler toute sa pente, qui s’étend à ses pieds jusqu’à l’origine, qu’il doit s’efforcer.
Le dieu règle sa vitesse de manière que l’homme, qui le poursuit, ne cesse jamais d’être sur le point de l’attraper sans toutefois le pouvoir. L’homme marche aussi vite qu’il le peut, et le dieu est constamment presque à portée de sa main. Jusqu’au moment où l’homme s’effondre, incapable de se relever, agonisant. Alors le dieu s’arrête, se retourne, accomplit les quelques pas qui le séparent de l’homme, se penche sur lui, le regarde avec la plus grande franchise et la plus impassible sérénité. L’homme, dont la vue est trouble, dans un dernier souffle tend la main vers la figure divine. Le dieu prend cette main dans la sienne. À cet instant l’homme expire. Le dieu soupire et s’en va.
Il brûle tous les ponts derrière lui, toutes les cartes, brouille les pistes, efface ses traces ; il va au bout du monde. Une fois là-bas, il creuse derrière lui un abîme. Il ne peut le faire que la nuit, car il ne veut pas se faire remarquer ; et il lui faut du temps, car il veut le rendre absolument infranchissable. Enfin, au bout de nombreuses années d’acharnement solitaire et nocturne, il parvient à le rendre tel. Alors, désespéré, sanglotant, il appelle le monde entier à son secours.
Il ne vit ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais à la limite, à la frontière entre les deux, à côté de la porte qui les joint. La porte lui est grande ouverte, il est libre d’entrer puis de sortir, comme de partir. Mais il ne fait ni l’un ni l’autre. La plupart du temps il est à la porte, le dos appuyé à son chambranle, de manière à pouvoir, en tournant la tête d’un côté ou de l’autre, surveiller le grouillement de l’intérieur et l’infinie vastitude de l’extérieur. Celle-ci l’attire, mais l’effraie : il reste là, il la scrute douloureusement aux moments où c’est de solitude, d’ascèse, d’érémitisme qu’il rêve. Aux moments où, au contraire, c’est de fraternité qu’il ressent l’envie, c’est vers l’intérieur, la ville, que ses regards avides sont tournés. Si le besoin est trop fort, il entre, mais juste d’un pas. Là, il opère un quart de tour vers la gauche ou la droite, et commence à longer toute la face interne de la frontière circulaire de la ville. Et quand, fatigué, généralement rassasié, le tour complet accompli il revient à la porte, il peut reprendre sa place accoutumée. Il s’adosse au chambranle et s’assoupit quelques heures avant de reprendre sa veille.
Il se noie. Il coule, il appelle au secours, se débat. Il y est depuis des heures. Épuisé, presque désespéré par l’absence de tout secours visible, il n’est pas loin de succomber. Il ne peut plus crier car il avale à chaque fois de l’eau, une eau terriblement âcre et salée, un peu plus à chaque fois. Il la crache, mais une autre eau lui bondit en pleine figure. Il veut aspirer l’air, et c’est l’eau qui remplit ses poumons. Alors il garde la bouche close, il respire précautionneusement par le nez : c’est épuisant. Il n’en peut plus, il n’a plus la force, il se laisse aller. Sa tête est sous l’eau. Il s’enfonce.
Il ne souffre plus, c’est merveilleux ; il vit, enfin libre, enfin pur. Il ne voit plus rien, il n’entend plus. Des mots ? C’est sa propre voix ! Il est au fond, au fond !
Tout à coup pourtant la douleur, la peur, l’étreignent de nouveau. Il recommence à battre des pieds, il recommence à bouger les bras frénétiquement. Il aspire de l’air, il voit un ciel, un horizon, il sent le vent. Et tout recommence. Il continue d’appeler au secours, il ne sait plus lui-même si c’est pour qu’on le tire vers le haut ou vers le bas.
Juste avant de partir, je fais mon bagage. J’ouvre mon sac, y jette pêle-mêle mes affaires peu nombreuses. Alors je me rends compte qu’elles sont attachées à des fils presque invisibles — du moins ne les avais-je pas remarqués auparavant — qui les lient entre elles ainsi qu’au reste du monde, d’incassables fils qui tirent après mes affaires, à mesure qu’elles s’entassent dans mon sac, le monde entier.
Et, à ma grande surprise, je m’aperçois que le monde entier tient dans mon sac, et que je peux même le refermer sans encombre.
Il couve sa vie, le précieux œuf de sa vie. C’est un œuf à peu près gros comme une tête ; il le tient entre ses jambes, et se penche sur lui jusqu’à l’entourer de toute la chaleur de son corps. Il n’omet rien, le caresse, le retourne régulièrement, lui parle, lui fredonne des mélodies. Parfois même il donne, du bout d’un doigt, de petits coups, très légers, sur la coquille, pour faire advenir un événement, créer peut-être une autre sorte de contact, donner un signe. Il attend, il espère une réponse. Mais l’œuf demeure immobile et silencieux.
Parfois l’homme voudrait se lever, se dégourdir les jambes, ou partir pour de bon. Il en est empêché : l’œuf est là, sur ses genoux ; il ne peut prendre le risque de le transporter. S’il trébuchait ? Alors il reste à couver sa vie, parfois mélancolique… Il ne peut rien faire d’autre, il n’a qu’à rester assis, à attendre l’éclosion de sa vie.
Ainsi, les années passent.
Et quand l’œuf, enfin, se fendille, quand enfin la vie le perfore, s’en extirpe, l’homme, qui n’avait jamais bougé, qui avait passé toute sa vie assis à la couver, est froid, desséché, vide, mort depuis longtemps.
Enfant, l’homme est souple et mou comme sa peluche. On peut le tordre, le plier, l’étirer en tous sens. À mesure qu’il grandit, l’homme se durcit. Il devient fort et résistant d’abord. Mais il continue de durcir, et bientôt il est entravé dans ses mouvements ; plus de douceur en eux, rudesse, brusquerie. Il a de plus en plus de mal à bouger les yeux, à tendre l’oreille, à articuler, à caresser. Il peut encore frapper, mais comme un pantin, et il ne fait plus peur. Il finit par être rigide, complètement paralysé. Les enfants jouent avec lui, et ne tardent pas à le briser. Ils découvrent alors que les vieux sont durs, secs et creux comme un cercueil.
Ma racine intérieure s’étend ; elle pousse toujours plus loin dans mon corps ses ramifications toujours plus grosses et dures. Peu à peu, elle me remplit, jusqu’aux pieds, jusqu’au bout des doigts. Et ce n’est pas assez : elle pousse encore. Je résiste, je me tends. Mais elle a pour elle constance et longévité. Nécessairement je finis par céder. Risibles griffes, des radicelles me poussent au bout des doigts ; risibles épines, sur tout mon corps. Elles s’allongent, s’élargissent, se renforcent ; elles se recourbent, m’entourent. Elles me tiennent, comme des serpents, elles serrent de plus en plus fort et font plusieurs fois le tour de mon corps. Je finis par être absorbé complètement, je disparais dans ma racine intérieure. Et je sens qu’elle s’étend encore : lente vrille, elle cherche elle aussi la terre où s’enfoncer.
Par terre il y avait des mains. C’était un champ de mains. De petites mains rouges aux ongles rouges, crasseuses, pitoyables. Elles se tendaient, se tendaient de toute leur force… Mais elles n’attrapaient jamais rien, rien qui vaille. Un scarabée, un escargot, un ver de terre, exceptionnellement un papillon… Alors elles serraient, elles écrasaient avec délectation. Malgré cette petite cruauté, elles étaient tellement pauvres et misérables, à passer la plupart de leur temps à presser en vain de la terre, des brins d’herbe, même des cailloux, que parfois je m’abaissais jusqu’à leur hauteur, et négligemment laissais traîner ma main. Elles s’en saisissaient avec frénésie, une onde de folie parcourait les rangs. Comme elles se battaient, les mains proches ! Je n’avais pas assez de doigts ! Elles serraient, serraient. Ce n’était même pas douloureux. Je restais là patiemment, j’attendais. Ce n’était pas bien long. Au bout de quelque temps, épuisées, elles relâchaient leur étreinte. Elles voulaient, elles auraient voulu, je le voyais bien, serrer encore, serrer plus fort, s’engloutir dans cet effort… Mais je n’avais pas la patience d’attendre qu’elles aient récupéré leurs forces, je retirais ma main. À peine besoin de tirer, mes doigts glissaient tout seuls hors de leur poigne tremblante. Je les regardais encore quelques instants se tendre avec ferveur, puis, quand épuisées, peut-être désespérées, elles s’affaissaient lassées, prostrées, je m’en allais. Pour les petites mains rouges aux ongles rouges, je ne pouvais rien faire de plus.