Journal du conteur

Sa mort est là, très proche…

Sa mort est là, très proche ; et, à côté de sa mort, sa vie ; sa vie non telle qu’il l’a vécue — car celle-ci l’a mené à sa mort, petite et noire — mais telle qu’il n’a pas cessé de la rêver : elle est grande et lumineuse, le destin lui est prodigue, elle est sur le chemin de l’accomplissement. Tandis qu’il n’a pas cessé, ces cinquante dernières années, de rétrécir, de se rabougrir, sa vie rêvée n’a fait que grandir. Un abîme s’est creusé entre la vie et son image. Ce soir l’abîme sera résorbé : le mourant plongera dedans, lui petit et noir comme sa mort, noir comme l’abîme, au bord duquel, là-haut, une dernière fois il regardera sa vie. Pour la première fois, il ne la verra pas, comme d’habitude, debout de dos, affirmée, la tête fermement dressée, le regard deviné posé fièrement sur le lointain ; ce soir, sa vie sera assise au bord de l’abîme, elle le regardera dans les yeux, tristement, les bras ballants, les jambes pendantes, dans la pénombre elle ne brillera plus qu’à peine, sa taille sera banalement humaine, côte à côte alors il ne lui arriverait pourtant pas à l’épaule.

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Le retour

Il ne pouvait pas s’abaisser : il n’était pas monté jusqu’à l’humilité (peut-être n’avait-il même pas atteint l’assomption). Dans l’état inférieur où il demeurait, il aurait disparu dans la terre : malgré ses efforts, il n’avait pas quitté le ras du sol, seuls l’orgueil et l’ambition le tenaient dressé, la tête levée, les yeux ouverts.

Maintenant qu’il a suffisamment grandi, que son regard a dépassé la pointe des herbes et qu’il a contemplé le lointain et la hauteur libre, il peut revenir : il s’assoit dans l’herbe et se laisse rapetisser. Il se vide, se dégonfle. De temps en temps il s’allonge, il enfonce ses mains dans la terre, offre son visage à la rosée. Du regard, il adresse un adieu à ces hauteurs qu’il abandonne pour toujours, sans les oublier. Il retire ses vêtements, devenus trop grands, et s’enduit tout entier de la terre humide. Il n’a pas grand-chose d’autre à faire pendant la décroissance, il attend, patiemment, il songe, c’est le temps de l’oisiveté.

Il commence à vivre quand il a trouvé ou retrouvé son minimum. S’il y est parvenu, il rejoint ses pairs. Auprès d’eux, il apprendra les ruses qu’il faut déployer pour mener le monde et sa vie au milieu des géants, risibles et dangereux, qui pullulent encore.

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Se tenant la main…

Se tenant la main, ils font une ronde autour du trou. Que font-ils ? Empêchent-ils de s’y jeter les autres, les enfants qui se tiennent à l’écart, effrayés mais dont les regards à la curiosité avide ne quittent pas la ronde et ce qu’elle masque ou laisse entrevoir ? Ou bien se protègent-ils les uns les autres, eux les hommes, se gardent-ils mutuellement, non pas de la chute, mais de son désir, du désir de sauter ? Ils marchent lentement autour du trou, sans arrêt — aucun ne peut, n’a le temps de s’y pencher pour en sonder la profondeur, pour cela il faudrait arrêter la ronde, ce qu’aucun d’eux à lui seul ne pourrait réussir ni n’oserait tenter —, et chacun d’eux veille sévèrement sur ses voisins.

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La frontière

Sous la frontière, il creuse un trou, pour rentrer chez les hommes. La porte, proche, est grande ouverte, mais il ne peut pas l’emprunter ; un garde la surveille : pour entrer chez les hommes, il faut jouer à l’homme, et c’est ce qu’il se refuse à faire. Il pourrait aisément enjamber la frontière, qui n’est qu’un simple muret de pierres, mais pour rejoindre les hommes sans jouer à l’homme, il lui faut passer outre leur monde, de la manière la plus humble, la plus lente, la plus rampante : il faut passer en dessous de la frontière. Toute éventuelle fraternité est à ce prix. Et c’est pourquoi la frontière s’enfonce de plusieurs mètres dans la terre. Il le sait, et continue de s’efforcer vers la profondeur. Quand il est fatigué de creuser, il s’assoit sur la frontière, et de là, les jambes déjà chez eux, il regarde les hommes, ses congénères : de temps en temps, une bande de quelques nomades passe silencieusement.

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La pente

L’homme qui veut grandir n’a qu’une seule voie : il doit remonter sa pente. Quand il est encore jeune, ce n’est pas difficile, la pente est douce. Mais à mesure que le temps passe, et que croît l’exigence, la pente se fait de plus en plus aiguë. Pour continuer de la remonter, il doit redoubler d’efforts ; et malgré tout, il va moins bien, moins vite, et se fatigue plus qu’avant. Il continue à s’épuiser ainsi jusqu’au jour où la pente cesse d’être une pente, et, droite, lisse, s’avère un mur, infranchissable.

Que s’est-il passé ? Qu’a-t-il fait de mal ? Est-il responsable de cela ? Il voudrait pouvoir s’adosser au mur, s’abîmer dans la méditation de ces questions. Mais il n’en a — peut-être heureusement — pas le loisir, car l’effort continue : maintenant, c’est pour ne pas glisser, pour ne pas dévaler toute sa pente, qui s’étend à ses pieds jusqu’à l’origine, qu’il doit s’efforcer.

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Le dieu règle sa vitesse…

Le dieu règle sa vitesse de manière que l’homme, qui le poursuit, ne cesse jamais d’être sur le point de l’attraper sans toutefois le pouvoir. L’homme marche aussi vite qu’il le peut, et le dieu est constamment presque à portée de sa main. Jusqu’au moment où l’homme s’effondre, incapable de se relever, agonisant. Alors le dieu s’arrête, se retourne, accomplit les quelques pas qui le séparent de l’homme, se penche sur lui, le regarde avec la plus grande franchise et la plus impassible sérénité. L’homme, dont la vue est trouble, dans un dernier souffle tend la main vers la figure divine. Le dieu prend cette main dans la sienne. À cet instant l’homme expire. Le dieu soupire et s’en va.

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Au bout du monde

Il brûle tous les ponts derrière lui, toutes les cartes, brouille les pistes, efface ses traces ; il va au bout du monde. Une fois là-bas, il creuse derrière lui un abîme. Il ne peut le faire que la nuit, car il ne veut pas se faire remarquer ; et il lui faut du temps, car il veut le rendre absolument infranchissable. Enfin, au bout de nombreuses années d’acharnement solitaire et nocturne, il parvient à le rendre tel. Alors, désespéré, sanglotant, il appelle le monde entier à son secours.

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Il ne vit ni à l’intérieur ni à l’extérieur…

Il ne vit ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais à la limite, à la frontière entre les deux, à côté de la porte qui les joint. La porte lui est grande ouverte, il est libre d’entrer puis de sortir, comme de partir. Mais il ne fait ni l’un ni l’autre. La plupart du temps il est à la porte, le dos appuyé à son chambranle, de manière à pouvoir, en tournant la tête d’un côté ou de l’autre, surveiller le grouillement de l’intérieur et l’infinie vastitude de l’extérieur. Celle-ci l’attire, mais l’effraie : il reste là, il la scrute douloureusement aux moments où c’est de solitude, d’ascèse, d’érémitisme qu’il rêve. Aux moments où, au contraire, c’est de fraternité qu’il ressent l’envie, c’est vers l’intérieur, la ville, que ses regards avides sont tournés. Si le besoin est trop fort, il entre, mais juste d’un pas. Là, il opère un quart de tour vers la gauche ou la droite, et commence à longer toute la face interne de la frontière circulaire de la ville. Et quand, fatigué, généralement rassasié, le tour complet accompli il revient à la porte, il peut reprendre sa place accoutumée. Il s’adosse au chambranle et s’assoupit quelques heures avant de reprendre sa veille.

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Le noyeur

Il se noie. Il coule, il appelle au secours, se débat. Il y est depuis des heures. Épuisé, presque désespéré par l’absence de tout secours visible, il n’est pas loin de succomber. Il ne peut plus crier car il avale à chaque fois de l’eau, une eau terriblement âcre et salée, un peu plus à chaque fois. Il la crache, mais une autre eau lui bondit en pleine figure. Il veut aspirer l’air, et c’est l’eau qui remplit ses poumons. Alors il garde la bouche close, il respire précautionneusement par le nez : c’est épuisant. Il n’en peut plus, il n’a plus la force, il se laisse aller. Sa tête est sous l’eau. Il s’enfonce.

Il ne souffre plus, c’est merveilleux ; il vit, enfin libre, enfin pur. Il ne voit plus rien, il n’entend plus. Des mots ? C’est sa propre voix ! Il est au fond, au fond !

Tout à coup pourtant la douleur, la peur, l’étreignent de nouveau. Il recommence à battre des pieds, il recommence à bouger les bras frénétiquement. Il aspire de l’air, il voit un ciel, un horizon, il sent le vent. Et tout recommence. Il continue d’appeler au secours, il ne sait plus lui-même si c’est pour qu’on le tire vers le haut ou vers le bas.

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Juste avant de partir…

Juste avant de partir, je fais mon bagage. J’ouvre mon sac, y jette pêle-mêle mes affaires peu nombreuses. Alors je me rends compte qu’elles sont attachées à des fils presque invisibles — du moins ne les avais-je pas remarqués auparavant — qui les lient entre elles ainsi qu’au reste du monde, d’incassables fils qui tirent après mes affaires, à mesure qu’elles s’entassent dans mon sac, le monde entier.

Et, à ma grande surprise, je m’aperçois que le monde entier tient dans mon sac, et que je peux même le refermer sans encombre.

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