Journal du conteur

Ils vivent, nus, sur une grande plage…

Ils vivent, nus, sur une grande plage où ils s’enterrent. Ils creusent des trous juste assez larges pour abriter un seul corps, juste assez profonds pour laisser affleurer le regard. La journée, les hommes travaillent, ils pêchent craintivement, ils creusent et consolident les trous ; comme une colonie de pingouins ils se serrent les uns contre les autres pour se tenir chaud, ou, si le temps le permet, s’activent sur leur grève, disputent aux oiseaux leurs œufs et chantent pour engourdir les prédateurs. Quand la nuit tombe, ils s’enfoncent chacun dans son trou, et, une par une, en cillant, leurs milliers de paires d’yeux se lèvent sur les étoiles qui apparaissent. Les hommes ont tu leurs grognements, ils se tiennent immobiles, fascinés ils laissent couler dans leurs pupilles agrandies la lumière des étoiles. Les astres font briller ces yeux levés pendant plusieurs heures dans le silence du vent et des vagues, avant qu’au fil de la nuit, paire après paire, lentement les yeux se ferment et s’éteignent. Jusqu’à l’aurore jamais lointaine l’ombre règne alors sur le monde entier, cette grande plage criblée de trous où se maintient la petite humanité — quelques dizaines de milliers d’individus —, toujours au bord de l’extinction.

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La grosse pierre au milieu du chemin…

La grosse pierre au milieu du chemin, il pourrait la contourner ; mais pour cela il faudrait descendre dans le ravin… Il hésite, sur le bord du chemin, il lui semble que les broussailles qui couvrent ces pentes l’empêcheraient pour toujours de remonter. Il devrait continuer à descendre, là où, il le voit bien en contrebas, la forêt deviendrait de plus en plus épaisse et de plus en plus sombre autour de lui et en lui. Il s’y perdrait. La végétation gagnerait le chemin… La grosse pierre, l’homme ne peut que la pousser. Il avance, elle masque le chemin jusqu’à l’horizon. Et quand il est arrivé au bout du chemin, quand il pourrait faire demi-tour et repartir, allégé de la pierre et du devoir accompli, il ne se résout pas à la laisser là : il l’entoure de sa corde, et la tire, non seulement jusqu’à l’endroit où il l’a trouvée, mais jusque chez lui ; il la rapporte à sa famille. De son cheminement, il ne ramène rien d’autre.

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Sa mort est là, très proche…

Sa mort est là, très proche ; et, à côté de sa mort, sa vie ; sa vie non telle qu’il l’a vécue — car celle-ci l’a mené à sa mort, petite et noire — mais telle qu’il n’a pas cessé de la rêver : elle est grande et lumineuse, le destin lui est prodigue, elle est sur le chemin de l’accomplissement. Tandis qu’il n’a pas cessé, ces cinquante dernières années, de rétrécir, de se rabougrir, sa vie rêvée n’a fait que grandir. Un abîme s’est creusé entre la vie et son image. Ce soir l’abîme sera résorbé : le mourant plongera dedans, lui petit et noir comme sa mort, noir comme l’abîme, au bord duquel, là-haut, une dernière fois il regardera sa vie. Pour la première fois, il ne la verra pas, comme d’habitude, debout de dos, affirmée, la tête fermement dressée, le regard deviné posé fièrement sur le lointain ; ce soir, sa vie sera assise au bord de l’abîme, elle le regardera dans les yeux, tristement, les bras ballants, les jambes pendantes, dans la pénombre elle ne brillera plus qu’à peine, sa taille sera banalement humaine, côte à côte alors il ne lui arriverait pourtant pas à l’épaule.

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Le retour

Il ne pouvait pas s’abaisser : il n’était pas monté jusqu’à l’humilité (peut-être n’avait-il même pas atteint l’assomption). Dans l’état inférieur où il demeurait, il aurait disparu dans la terre : malgré ses efforts, il n’avait pas quitté le ras du sol, seuls l’orgueil et l’ambition le tenaient dressé, la tête levée, les yeux ouverts.

Maintenant qu’il a suffisamment grandi, que son regard a dépassé la pointe des herbes et qu’il a contemplé le lointain et la hauteur libre, il peut revenir : il s’assoit dans l’herbe et se laisse rapetisser. Il se vide, se dégonfle. De temps en temps il s’allonge, il enfonce ses mains dans la terre, offre son visage à la rosée. Du regard, il adresse un adieu à ces hauteurs qu’il abandonne pour toujours, sans les oublier. Il retire ses vêtements, devenus trop grands, et s’enduit tout entier de la terre humide. Il n’a pas grand-chose d’autre à faire pendant la décroissance, il attend, patiemment, il songe, c’est le temps de l’oisiveté.

Il commence à vivre quand il a trouvé ou retrouvé son minimum. S’il y est parvenu, il rejoint ses pairs. Auprès d’eux, il apprendra les ruses qu’il faut déployer pour mener le monde et sa vie au milieu des géants, risibles et dangereux, qui pullulent encore.

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Se tenant la main…

Se tenant la main, ils font une ronde autour du trou. Que font-ils ? Empêchent-ils de s’y jeter les autres, les enfants qui se tiennent à l’écart, effrayés mais dont les regards à la curiosité avide ne quittent pas la ronde et ce qu’elle masque ou laisse entrevoir ? Ou bien se protègent-ils les uns les autres, eux les hommes, se gardent-ils mutuellement, non pas de la chute, mais de son désir, du désir de sauter ? Ils marchent lentement autour du trou, sans arrêt — aucun ne peut, n’a le temps de s’y pencher pour en sonder la profondeur, pour cela il faudrait arrêter la ronde, ce qu’aucun d’eux à lui seul ne pourrait réussir ni n’oserait tenter —, et chacun d’eux veille sévèrement sur ses voisins.

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La frontière

Sous la frontière, il creuse un trou, pour rentrer chez les hommes. La porte, proche, est grande ouverte, mais il ne peut pas l’emprunter ; un garde la surveille : pour entrer chez les hommes, il faut jouer à l’homme, et c’est ce qu’il se refuse à faire. Il pourrait aisément enjamber la frontière, qui n’est qu’un simple muret de pierres, mais pour rejoindre les hommes sans jouer à l’homme, il lui faut passer outre leur monde, de la manière la plus humble, la plus lente, la plus rampante : il faut passer en dessous de la frontière. Toute éventuelle fraternité est à ce prix. Et c’est pourquoi la frontière s’enfonce de plusieurs mètres dans la terre. Il le sait, et continue de s’efforcer vers la profondeur. Quand il est fatigué de creuser, il s’assoit sur la frontière, et de là, les jambes déjà chez eux, il regarde les hommes, ses congénères : de temps en temps, une bande de quelques nomades passe silencieusement.

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La pente

L’homme qui veut grandir n’a qu’une seule voie : il doit remonter sa pente. Quand il est encore jeune, ce n’est pas difficile, la pente est douce. Mais à mesure que le temps passe, et que croît l’exigence, la pente se fait de plus en plus aiguë. Pour continuer de la remonter, il doit redoubler d’efforts ; et malgré tout, il va moins bien, moins vite, et se fatigue plus qu’avant. Il continue à s’épuiser ainsi jusqu’au jour où la pente cesse d’être une pente, et, droite, lisse, s’avère un mur, infranchissable.

Que s’est-il passé ? Qu’a-t-il fait de mal ? Est-il responsable de cela ? Il voudrait pouvoir s’adosser au mur, s’abîmer dans la méditation de ces questions. Mais il n’en a — peut-être heureusement — pas le loisir, car l’effort continue : maintenant, c’est pour ne pas glisser, pour ne pas dévaler toute sa pente, qui s’étend à ses pieds jusqu’à l’origine, qu’il doit s’efforcer.

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Le dieu règle sa vitesse…

Le dieu règle sa vitesse de manière que l’homme, qui le poursuit, ne cesse jamais d’être sur le point de l’attraper sans toutefois le pouvoir. L’homme marche aussi vite qu’il le peut, et le dieu est constamment presque à portée de sa main. Jusqu’au moment où l’homme s’effondre, incapable de se relever, agonisant. Alors le dieu s’arrête, se retourne, accomplit les quelques pas qui le séparent de l’homme, se penche sur lui, le regarde avec la plus grande franchise et la plus impassible sérénité. L’homme, dont la vue est trouble, dans un dernier souffle tend la main vers la figure divine. Le dieu prend cette main dans la sienne. À cet instant l’homme expire. Le dieu soupire et s’en va.

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Au bout du monde

Il brûle tous les ponts derrière lui, toutes les cartes, brouille les pistes, efface ses traces ; il va au bout du monde. Une fois là-bas, il creuse derrière lui un abîme. Il ne peut le faire que la nuit, car il ne veut pas se faire remarquer ; et il lui faut du temps, car il veut le rendre absolument infranchissable. Enfin, au bout de nombreuses années d’acharnement solitaire et nocturne, il parvient à le rendre tel. Alors, désespéré, sanglotant, il appelle le monde entier à son secours.

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Il ne vit ni à l’intérieur ni à l’extérieur…

Il ne vit ni à l’intérieur ni à l’extérieur, mais à la limite, à la frontière entre les deux, à côté de la porte qui les joint. La porte lui est grande ouverte, il est libre d’entrer puis de sortir, comme de partir. Mais il ne fait ni l’un ni l’autre. La plupart du temps il est à la porte, le dos appuyé à son chambranle, de manière à pouvoir, en tournant la tête d’un côté ou de l’autre, surveiller le grouillement de l’intérieur et l’infinie vastitude de l’extérieur. Celle-ci l’attire, mais l’effraie : il reste là, il la scrute douloureusement aux moments où c’est de solitude, d’ascèse, d’érémitisme qu’il rêve. Aux moments où, au contraire, c’est de fraternité qu’il ressent l’envie, c’est vers l’intérieur, la ville, que ses regards avides sont tournés. Si le besoin est trop fort, il entre, mais juste d’un pas. Là, il opère un quart de tour vers la gauche ou la droite, et commence à longer toute la face interne de la frontière circulaire de la ville. Et quand, fatigué, généralement rassasié, le tour complet accompli il revient à la porte, il peut reprendre sa place accoutumée. Il s’adosse au chambranle et s’assoupit quelques heures avant de reprendre sa veille.

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