Journal du conteur

Après la révélation

Immédiate, évidente, du dedans de chaque être et chaque chose la révélation éclate comme un second commencement du monde : les hommes, transcendés de l’intérieur, sont tous soit tués, soit déçus par la vérité, qui a la forme d’un commandement : le plus banal, celui que tout le monde, partout sur terre, enjoint aux enfants d’appliquer sans soi-même y parvenir. Les survivants sont terrassés : ils avaient toujours cru que sa seule énonciation changerait tout, radicalement, d’un seul coup, mais le grand « C’est cela ! » de l’univers, auquel ils ne peuvent pas ne pas croire, fait résonner en eux un « Ce n’est donc que cela ! » infiniment lancinant, qui les laisse hébétés, désespérés. Jusqu’alors rien n’avait jamais été seulement ce qu’il est, mais la révélation fait entrer le monde dans le régime de la clarté, de l’identité absolues, et tout, dès lors, n’est plus que ce qu’il est, ni plus ni moins. Seules taches sombres dans cette transparence, les survivants errent plus pauvres que jamais sur la terre déshumanisée comme par une guerre mondiale — où cependant, pour les choses et tous les êtres moins l’homme, rien n’a changé —, à la recherche de quelque chose qui ait pour eux plus de valeur, ou soit mieux fait pour eux, que la vérité.

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La réponse

La réponse est toute proche, à portée de main, et pourtant insaisissable. Aurions-nous trop peu de force ? De volonté de la saisir ? Ou peur de ce qu’elle serait ? Non, car des mains se tendent, incessantes, tremblant de désir et d’espoir — mais les derniers millimètres semblent infranchissables. Et néanmoins, au fil des siècles les hommes se rapprochent, le chemin des générations se porte au-devant de la réponse, qui reste visible et n’a jamais bougé. Comme si les secondes, à mesure qu’on s’en approche, devenaient des millénaires, et les millimètres des années-lumière. Tous les hommes savent pourtant qu’il suffirait que l’un d’eux sorte une fois du rang, franchement, d’un seul pas, et avant même que les clameurs aient commencé il aurait saisi la réponse. Mais personne ne sort du rang, presque personne ne l’imagine, et ceux qui l’oseraient sont relégués et fermement maintenus au dernier rang. C’est donc toutes en même temps que les mains se tendent, comme une seule main immense, — qui ne peut rien, car la réponse est trop petite pour tous, elle n’est à la taille que de chacun. Les hommes pourraient s’en saisir à tour de rôle, mais comme ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les préséances, ils continuent d’essayer tous ensemble, en vain.

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Si je te vois trop au-dessous de moi…

Si je te vois trop au-dessous de moi, je ne suis que rage et mépris ; si je te vois trop au-dessus de moi, je ne suis qu’amertume et langueur ; si je te vois au même niveau que moi, je n’ai que désir de te surpasser. Dès qu’une main tendue ne suffit plus pour se rejoindre, la distance entre nous est trop grande, et celui du dessus enfonce l’autre, ne pouvant pas ne pas s’en servir de tremplin. Il faut que tu te tiennes juste au-dessus ou juste au-dessous de moi : que nous montions ensemble, l’un tirant l’autre à tour de rôle.

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Quand celui qui annonce la vérité arrive…

Quand celui qui annonce la vérité arrive, personne ne l’écoute parce que c’est un mendiant. Il nous faut longtemps pour apprendre que seule la vérité qui sort de la bouche du plus abaissé des hommes peut être la vérité de tous. La parole de celui qui monte sur une estrade pour proclamer la vérité ne descend pas jusqu’à nos oreilles.

Mais la voix du mendiant, faible, presque muette, il faut tendre l’oreille, il faut s’approcher tout près de la bouche édentée pour l’entendre. Et pourtant il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas qu’un attroupement se forme, il ne faut pas redresser le mendiant pour que sa voix porte mieux. Il faut la laisser porter par le vent. Qu’elle se perde, elle n’est pas perdue, mais qu’on l’exhausse, c’est là qu’on la perd.

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Ils vivent, nus, sur une grande plage…

Ils vivent, nus, sur une grande plage où ils s’enterrent. Ils creusent des trous juste assez larges pour abriter un seul corps, juste assez profonds pour laisser affleurer le regard. La journée, les hommes travaillent, ils pêchent craintivement, ils creusent et consolident les trous ; comme une colonie de pingouins ils se serrent les uns contre les autres pour se tenir chaud, ou, si le temps le permet, s’activent sur leur grève, disputent aux oiseaux leurs œufs et chantent pour engourdir les prédateurs. Quand la nuit tombe, ils s’enfoncent chacun dans son trou, et, une par une, en cillant, leurs milliers de paires d’yeux se lèvent sur les étoiles qui apparaissent. Les hommes ont tu leurs grognements, ils se tiennent immobiles, fascinés ils laissent couler dans leurs pupilles agrandies la lumière des étoiles. Les astres font briller ces yeux levés pendant plusieurs heures dans le silence du vent et des vagues, avant qu’au fil de la nuit, paire après paire, lentement les yeux se ferment et s’éteignent. Jusqu’à l’aurore jamais lointaine l’ombre règne alors sur le monde entier, cette grande plage criblée de trous où se maintient la petite humanité — quelques dizaines de milliers d’individus —, toujours au bord de l’extinction.

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La grosse pierre au milieu du chemin…

La grosse pierre au milieu du chemin, il pourrait la contourner ; mais pour cela il faudrait descendre dans le ravin… Il hésite, sur le bord du chemin, il lui semble que les broussailles qui couvrent ces pentes l’empêcheraient pour toujours de remonter. Il devrait continuer à descendre, là où, il le voit bien en contrebas, la forêt deviendrait de plus en plus épaisse et de plus en plus sombre autour de lui et en lui. Il s’y perdrait. La végétation gagnerait le chemin… La grosse pierre, l’homme ne peut que la pousser. Il avance, elle masque le chemin jusqu’à l’horizon. Et quand il est arrivé au bout du chemin, quand il pourrait faire demi-tour et repartir, allégé de la pierre et du devoir accompli, il ne se résout pas à la laisser là : il l’entoure de sa corde, et la tire, non seulement jusqu’à l’endroit où il l’a trouvée, mais jusque chez lui ; il la rapporte à sa famille. De son cheminement, il ne ramène rien d’autre.

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Sa mort est là, très proche…

Sa mort est là, très proche ; et, à côté de sa mort, sa vie ; sa vie non telle qu’il l’a vécue — car celle-ci l’a mené à sa mort, petite et noire — mais telle qu’il n’a pas cessé de la rêver : elle est grande et lumineuse, le destin lui est prodigue, elle est sur le chemin de l’accomplissement. Tandis qu’il n’a pas cessé, ces cinquante dernières années, de rétrécir, de se rabougrir, sa vie rêvée n’a fait que grandir. Un abîme s’est creusé entre la vie et son image. Ce soir l’abîme sera résorbé : le mourant plongera dedans, lui petit et noir comme sa mort, noir comme l’abîme, au bord duquel, là-haut, une dernière fois il regardera sa vie. Pour la première fois, il ne la verra pas, comme d’habitude, debout de dos, affirmée, la tête fermement dressée, le regard deviné posé fièrement sur le lointain ; ce soir, sa vie sera assise au bord de l’abîme, elle le regardera dans les yeux, tristement, les bras ballants, les jambes pendantes, dans la pénombre elle ne brillera plus qu’à peine, sa taille sera banalement humaine, côte à côte alors il ne lui arriverait pourtant pas à l’épaule.

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Le retour

Il ne pouvait pas s’abaisser : il n’était pas monté jusqu’à l’humilité (peut-être n’avait-il même pas atteint l’assomption). Dans l’état inférieur où il demeurait, il aurait disparu dans la terre : malgré ses efforts, il n’avait pas quitté le ras du sol, seuls l’orgueil et l’ambition le tenaient dressé, la tête levée, les yeux ouverts.

Maintenant qu’il a suffisamment grandi, que son regard a dépassé la pointe des herbes et qu’il a contemplé le lointain et la hauteur libre, il peut revenir : il s’assoit dans l’herbe et se laisse rapetisser. Il se vide, se dégonfle. De temps en temps il s’allonge, il enfonce ses mains dans la terre, offre son visage à la rosée. Du regard, il adresse un adieu à ces hauteurs qu’il abandonne pour toujours, sans les oublier. Il retire ses vêtements, devenus trop grands, et s’enduit tout entier de la terre humide. Il n’a pas grand-chose d’autre à faire pendant la décroissance, il attend, patiemment, il songe, c’est le temps de l’oisiveté.

Il commence à vivre quand il a trouvé ou retrouvé son minimum. S’il y est parvenu, il rejoint ses pairs. Auprès d’eux, il apprendra les ruses qu’il faut déployer pour mener le monde et sa vie au milieu des géants, risibles et dangereux, qui pullulent encore.

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Se tenant la main…

Se tenant la main, ils font une ronde autour du trou. Que font-ils ? Empêchent-ils de s’y jeter les autres, les enfants qui se tiennent à l’écart, effrayés mais dont les regards à la curiosité avide ne quittent pas la ronde et ce qu’elle masque ou laisse entrevoir ? Ou bien se protègent-ils les uns les autres, eux les hommes, se gardent-ils mutuellement, non pas de la chute, mais de son désir, du désir de sauter ? Ils marchent lentement autour du trou, sans arrêt — aucun ne peut, n’a le temps de s’y pencher pour en sonder la profondeur, pour cela il faudrait arrêter la ronde, ce qu’aucun d’eux à lui seul ne pourrait réussir ni n’oserait tenter —, et chacun d’eux veille sévèrement sur ses voisins.

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La frontière

Sous la frontière, il creuse un trou, pour rentrer chez les hommes. La porte, proche, est grande ouverte, mais il ne peut pas l’emprunter ; un garde la surveille : pour entrer chez les hommes, il faut jouer à l’homme, et c’est ce qu’il se refuse à faire. Il pourrait aisément enjamber la frontière, qui n’est qu’un simple muret de pierres, mais pour rejoindre les hommes sans jouer à l’homme, il lui faut passer outre leur monde, de la manière la plus humble, la plus lente, la plus rampante : il faut passer en dessous de la frontière. Toute éventuelle fraternité est à ce prix. Et c’est pourquoi la frontière s’enfonce de plusieurs mètres dans la terre. Il le sait, et continue de s’efforcer vers la profondeur. Quand il est fatigué de creuser, il s’assoit sur la frontière, et de là, les jambes déjà chez eux, il regarde les hommes, ses congénères : de temps en temps, une bande de quelques nomades passe silencieusement.

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