Journal du conteur

C’est un petit bonhomme très vieux…

C’est un petit bonhomme très vieux, toujours sur mon épaule, assis à balancer les jambes, ou debout agrippé à mes cheveux. Il me chuchote parfois à l’oreille, personne d’autre n’entend ce qu’il me dit ni ne le voit. Il observe tout ce que je fais, il me dit : « Attention ! Tout ce que tu fais, c’est ce dont je me désole ou m’enorgueillis… » Sa présence et son action m’oppressent ; s’il est trop dur, trop silencieusement réprobateur, il me paralyse, je ne peux rien faire et lui n’a plus rien à voir, et il disparaît donc. Pendant quelques jours je m’en réjouis, mais vite je comprends que sans lui je suis abandonné même au milieu de mes proches : abandonné par le meilleur de moi-même. Jusqu’à l’instant où, soulagé, je sens de nouveau sur mon épaule le fardeau de son regard constamment scrutateur. Souvent je voudrais tourner la tête vite, extrêmement vite, vite au point de me surprendre moi-même, pour le surprendre lui sur mon épaule, épiant tous mes actes ; mais j’ai beau essayer, je ne vais jamais assez vite : à chaque fois il a le temps de se cacher, de rentrer dans ma tête. Non pas que je veuille voir son visage : je sais qu’il a le mien. Mais si seulement une seule fois je pouvais le regarder dans les yeux, face à face… peut-être, alors, ne ferions-nous, de nouveau, comme au temps de l’enfance, plus qu’un ; résorbé, l’abîme qui m’a coupé en deux, mais ça n’arrivera sans doute qu’à la vieillesse, après la vie : si je vis assez vieux, je pourrai alors déballer, trier, juger, valider ou pas tous mes souvenirs comparés à ses rêves.

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Depuis son haut piédestal…

De son haut piédestal, il hurle à la foule rassemblée : « Réveillez-vous ! » Et toutes les parties de la foule à l’unisson répètent en hurlant « Réveillez-vous ! » — Encore une fois c’est un échec.

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Le plus grand, l’ultime, le plus inexorable des murs…

Le plus grand, l’ultime, le plus inexorable des murs : le mur de la vérité. Arrivés là, les hommes sont bloqués pour toujours, impossible de le traverser, de l’escalader, de le détruire, il n’y a ni envers ni derrière. Les hommes s’installeront là, forcés — mais dos au mur : entièrement tournés vers le passé. Le souvenir des erreurs sera cultivé avec nostalgie, et leur logique fautive étudiée avec ferveur. À tour de rôle, par petits groupes des hommes repartiront par où sont arrivés leurs pères, pour aller regarder les animaux, mélancoliquement. Jusqu’à ce que surgisse et peu à peu se répande parmi les hommes — mais il n’y avait pourtant plus rien à découvrir — l’idée salvatrice que la vérité est infinie. On se retourne alors vers le mur, auquel on avait seulement jeté un coup d’œil résigné, et on s’attache, pour le reste des temps, à explorer, avec la paume, sa surface.

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Le jeu de la vie

Le trésor, on l’enterre. Pas loin, sans doute, voire dans le jardin même : l’endroit importe peu. On creuse, on le dépose, on remblaie le trou et maquille les traces. Et on attend de l’avoir oublié.

Les années passent. Il en faut beaucoup, pour qu’on ait le temps d’oublier le lieu et jusqu’à l’existence du trésor. Au bout d’un certain temps, on n’attend plus que par habitude, sans savoir quoi. Finalement on oublie même d’attendre. Puis un jour, par hasard, l’idée du trésor enfoui ressurgit : on n’y avait pas pensé depuis si longtemps… On fouille sa mémoire, longuement, on s’applique : il faut se convaincre que la plus petite réminiscence a disparu. Si tel est le cas, enfin au bout de tant d’années de préparation inconsciente, le jeu peut commencer. La quête au trésor. Où peut-il bien être enterré ? Tout à coup c’est une obsession qui commence : le trésor devient l’objet de l’existence. On retourne le jardin, la campagne alentour, des nuits durant dans les champs des voisins comme un voleur, jusqu’à épuisement ou jusqu’au moment où la pelle rebondit sur le couvercle moisi.

Dans le vieux coffre de bois, on reconnaît une vieille fleur séchée tombée en poussière, quelques pierres taillées, deux ou trois taches sombres ayant été les gouttes rouges du sang d’un serment non tenu, quelques mèches de cheveux décolorées, une épée de bois, une poupée désarticulée, un paquet de vieilles lettres illisibles… Et, parmi tous ces souvenirs ou d’autres, un miroir. Celui qui peut se regarder dans ce miroir n’y voit qu’un moribond : tel est le jeu.

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Ils se sont lancés dans un grand ouvrage…

Ils se sont lancés dans un grand ouvrage. Chacun à la mesure de ses compétences et de ses forces y participe. Les machines font le plus dur physiquement mais tous les hommes devraient tout de même trouver à s’employer dans la société créée pour l’occasion. Pourtant les fonctions ne sont même pas encore toutes pourvues, et le chantier avance au ralenti, faute de personnel. Certains, semble-t-il, préfèrent rester chez eux. Quand ils ont faim ils viennent rôder aux abords du chantier, en quête de nourriture ; en échange alors d’un coup de main on leur offre un bol de soupe et un morceau de pain qu’ils dévorent avant de disparaître dans la nuit, toujours trop vite pour qu’on ait eu le temps d’essayer de les convaincre de s’engager. Se peut-il qu’ils préfèrent cette vie d’angoisse et de mendicité ? Ou bien tiennent-il trop farouchement à leur liberté ? Malheureusement, tant qu’ils n’y mettront pas la main, l’ouvrage n’a aucune, absolument aucune chance d’être fini un jour.

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Il se charge encore et encore…

Il se charge encore et encore, et ensuite il se plaint que la charge soit trop lourde… Mais dès qu’elle n’est plus trop lourde, il se sent coupable de ne pas porter assez.

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Après la révélation

Immédiate, évidente, du dedans de chaque être et chaque chose la révélation éclate comme un second commencement du monde : les hommes, transcendés de l’intérieur, sont tous soit tués, soit déçus par la vérité, qui a la forme d’un commandement : le plus banal, celui que tout le monde, partout sur terre, enjoint aux enfants d’appliquer sans soi-même y parvenir. Les survivants sont terrassés : ils avaient toujours cru que sa seule énonciation changerait tout, radicalement, d’un seul coup, mais le grand « C’est cela ! » de l’univers, auquel ils ne peuvent pas ne pas croire, fait résonner en eux un « Ce n’est donc que cela ! » infiniment lancinant, qui les laisse hébétés, désespérés. Jusqu’alors rien n’avait jamais été seulement ce qu’il est, mais la révélation fait entrer le monde dans le régime de la clarté, de l’identité absolues, et tout, dès lors, n’est plus que ce qu’il est, ni plus ni moins. Seules taches sombres dans cette transparence, les survivants errent plus pauvres que jamais sur la terre déshumanisée comme par une guerre mondiale — où cependant, pour les choses et tous les êtres moins l’homme, rien n’a changé —, à la recherche de quelque chose qui ait pour eux plus de valeur, ou soit mieux fait pour eux, que la vérité.

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La réponse

La réponse est toute proche, à portée de main, et pourtant insaisissable. Aurions-nous trop peu de force ? De volonté de la saisir ? Ou peur de ce qu’elle serait ? Non, car des mains se tendent, incessantes, tremblant de désir et d’espoir — mais les derniers millimètres semblent infranchissables. Et néanmoins, au fil des siècles les hommes se rapprochent, le chemin des générations se porte au-devant de la réponse, qui reste visible et n’a jamais bougé. Comme si les secondes, à mesure qu’on s’en approche, devenaient des millénaires, et les millimètres des années-lumière. Tous les hommes savent pourtant qu’il suffirait que l’un d’eux sorte une fois du rang, franchement, d’un seul pas, et avant même que les clameurs aient commencé il aurait saisi la réponse. Mais personne ne sort du rang, presque personne ne l’imagine, et ceux qui l’oseraient sont relégués et fermement maintenus au dernier rang. C’est donc toutes en même temps que les mains se tendent, comme une seule main immense, — qui ne peut rien, car la réponse est trop petite pour tous, elle n’est à la taille que de chacun. Les hommes pourraient s’en saisir à tour de rôle, mais comme ils n’arrivent pas à se mettre d’accord sur les préséances, ils continuent d’essayer tous ensemble, en vain.

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Si je te vois trop au-dessous de moi…

Si je te vois trop au-dessous de moi, je ne suis que rage et mépris ; si je te vois trop au-dessus de moi, je ne suis qu’amertume et langueur ; si je te vois au même niveau que moi, je n’ai que désir de te surpasser. Dès qu’une main tendue ne suffit plus pour se rejoindre, la distance entre nous est trop grande, et celui du dessus enfonce l’autre, ne pouvant pas ne pas s’en servir de tremplin. Il faut que tu te tiennes juste au-dessus ou juste au-dessous de moi : que nous montions ensemble, l’un tirant l’autre à tour de rôle.

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Quand celui qui annonce la vérité arrive…

Quand celui qui annonce la vérité arrive, personne ne l’écoute parce que c’est un mendiant. Il nous faut longtemps pour apprendre que seule la vérité qui sort de la bouche du plus abaissé des hommes peut être la vérité de tous. La parole de celui qui monte sur une estrade pour proclamer la vérité ne descend pas jusqu’à nos oreilles.

Mais la voix du mendiant, faible, presque muette, il faut tendre l’oreille, il faut s’approcher tout près de la bouche édentée pour l’entendre. Et pourtant il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas qu’un attroupement se forme, il ne faut pas redresser le mendiant pour que sa voix porte mieux. Il faut la laisser porter par le vent. Qu’elle se perde, elle n’est pas perdue, mais qu’on l’exhausse, c’est là qu’on la perd.

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