Journal du conteur

Je tiens la société en laisse…

Je tiens la société en laisse et la société me tient en laisse, certes — mais trop lâchement. Ma laisse est bien trop longue, il y a trop de jeu : trop de choses que je voudrais ne pas faire me sont encore permises, et c’est pourquoi je dois me tenir moi-même en laisse, avec une seconde laisse, une courte laisse privée, la laisse du choix. Mais pour celle-ci aussi, hélas !, je cherche un maître, et qu’il soit sévère et ne me laisse jamais la liberté de déchoir : pendant dix ans j’ai voulu la donner à quelques-uns de mes aînés — heureusement aucun n’a voulu l’accepter ; j’ai cherché un ami, un amour à cet effet, en vain ; enfin j’ai trouvé : c’est le vieux bonhomme sur mon épaule, celui qui m’observe sans rien dire d’un regard courroucé et qui disparaît quand j’essaye de le voir, qui me tient en laisse — mais il est tellement petit et sans force ailleurs que dans le regard, qu’il me suffit d’un tout petit coup pour me dégager et faire ce que je veux — du moins jusqu’à ce que vite je revienne, penaud, les yeux baissés, la poignée de ma laisse tendue vers sa main ouverte.

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Deux laisses

Chaque homme tient une laisse dans sa main : la laisse d’un autre homme, attachée au cou d’un inconnu. Délivrés de la royauté — le roi tenait toutes les laisses — les hommes erraient par le monde, chacun à la recherche d’un maître, d’un sauveur à qui confier la poignée de sa laisse. Mais les hommes ne trouvaient pas de maîtres ou sauveurs, ils ne trouvaient que d’autres hommes pareillement en quête. Ainsi par nécessité, peut-être par instinct, en tout cas sans l’avoir décidé, ils en sont venus à échanger leurs laisses : tu prends ma poignée, je prends la tienne, et nous nous surveillons l’un l’autre à la fois comme des ennemis potentiels et comme un père son fils. Au cours du temps, les laisses se sont allongées, et avec l’inévitable entremêlement des laisses et les premiers nœuds inextricables est née la société nouvelle, où plus personne ne sait qui il tient ni qui le tient. Où chacun tient tout le monde, tire sur tout le monde, est responsable de tout le monde — mais indirectement, ce qui atténue une responsabilité sinon inassumable et la rend minime ; d’ailleurs si tout le monde aujourd’hui lâchait sa laisse, l’enchevêtrement des laisses et les innombrables nœuds nous tiendraient quand même ensemble, assez longtemps pour qu’une solution soit trouvée : c’est ce qui fait la cohésion de notre société — dont le degré dépend de la force avec laquelle chacun tire dans un sens ou dans l’autre : quand on se sent seul, quand on ne sait plus que faire de sa liberté, quand on a peur, on tire sur sa laisse, dans l’espoir qu’une immense réaction en chaîne ait lieu qui produira un resserrement général des liens. Quand au contraire on souffre de promiscuité, on tire sur son cou, dans l’espoir inverse. La difficulté est de trouver le juste dosage entre trop tirer et pas assez ; et toute notre histoire n’est que l’histoire de ce dosage de la tension des laisses. Ceux qui à un moment donné ne sont pas satisfaits de ce dosage — nécessairement une minorité — en viennent souvent, par une réaction absurde mais naturelle, à vouloir savoir qui sont les responsables directs de leur malheur. Celui qui voudrait découvrir ces inconnus devrait passer des années à remonter sa laisse dans un sens ou dans l’autre, et démêler ses nœuds… Il m’y a fallu dix ans, mais j’y suis parvenu : j’ai tiré, tiré sur ma laisse et je l’ai tendue pour pouvoir la suivre, j’ai traversé un à un, patiemment, tous ses nœuds, et finalement je suis arrivé à celui qui me tenait en laisse : et j’ai découvert que c’était moi.

Je suis revenu à l’origine, en deçà de la société. Si nous ne sommes que deux dans ce cas, ou beaucoup plus, voire tous ensemble, je ne le sais pas et ne veux pas le savoir : je ne veux plus qu’une chose : rentrer dans la société. Car hors d’elle, à sa marge dont je ne peux pas m’éloigner, je n’arrive pas à vivre : je dois me tenir en laisse tout seul — mais c’est toujours au moment où je devrais tenir le plus fermement que je n’en ai pas la force. Je tire, c’est vrai, je tire du plus fort que je peux, mais alors il ne me reste plus ni force ni courage pour faire autre chose : je ne me tiens pas en laisse : je me tiens à ma laisse. Je m’y accroche comme si j’allais tomber, dans l’attente — je n’ai que ce seul espoir — de trouver l’autre, celui, un au moins, qui nécessairement comme moi tient sa propre laisse. Mais s’il ne le sait pas lui-même, s’il ne l’a pas découvert et s’il ne le signale pas, comme je le fais, en portant son immense laisse enroulée autour de son corps comme un cocon — stigmate infamant —, s’il ne me cherche pas lui-même pour que nous échangions nos laisses et puissions réintégrer ensemble la société et nous y perdre (car l’anonymat est nécessaire à sa cohésion — comme je le comprends bien maintenant), je n’ai aucune chance de le trouver. Espoir infime ; c’est pourquoi désormais j’erre autour du monde, la poignée de ma laisse à l’envers dans ma main, tendue vers quiconque aura la bienveillance ou le civisme de vouloir s’en saisir. Et quand je suis las de tirer en vain sur ma laisse comme d’errer en vain à la recherche du sauveur quelconque qui ferait de moi de nouveau l’égal de tous, je reste et m’assois où mes pas m’ont porté, et là je regarde les hommes tirer sans m’entraîner dans un sens ou dans l’autre : j’observe avec nostalgie les tensions qui ne me traversent plus.

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J’entrai à l’improviste…

J’entrai à l’improviste, mais ne les surpris pas. Ils me jetèrent un regard qui m’intimait de me taire, et je compris que je les dérangeais. Ils avançaient à petits pas, courbés, le nez en avant, l’œil acéré, ils avaient l’air de chercher quelque chose, en reniflant, dans tous les coins de la pièce, sous les fauteuils, sous les bibelots, derrière les tableaux et les armoires, quelqu’un souleva même le tapis et inspecta consciencieusement le parquet. Ils vaquaient chacun dans un coin, comme s’ils s’étaient répartis les aires de recherche, mais peu à peu, je m’en rendais compte avec un malaise croissant, ils convergeaient vers moi. J’étais resté sur le pas de la porte, j’avais avancé juste assez pour la refermer. Maintenant ils me faisaient face, tous les quatre (ou cinq, je ne suis pas sûr). L’oncle, qui était le plus âgé, dit alors : « C’est là, c’est de là que ça vient. » Et ils me fixaient du regard avec suspicion. Pris d’une peur sourde et froide je dis que ça pouvait être venu de dehors avec moi, quand j’avais ouvert la porte. « Non, rétorqua l’oncle, c’est là, nous l’attendions, c’est arrivé. » Ils s’étaient encore rapprochés, et leurs mains commencèrent à tâter mes manches. Ils me touchaient, me caressaient. « Isolons-le, dit l’oncle, que chacun en prenne sa part. » Et ils m’embrassèrent tous en même temps, me serrant dans leurs bras qui voulaient se faire caressants mais dont l’emprise était bien trop ferme pour faire illusion. J’étais sur le point de crier que je manquais d’air quand ils commencèrent à desserrer leur étreinte, très doucement, et à s’écarter, un à un. Dès qu’ils m’eurent laissé assez d’espace pour le faire, j’ouvris la porte et m’enfuis.

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Au fond du lac…

Au fond du lac, il ne restait plus que deux poissons, tous les autres avaient été pêchés pour être mangés par les habitants du village voisin, au nombre toujours croissant. Le pêcheur, qui était là sans prise depuis plusieurs semaines, venait de repérer les deux poissons : il savait que c’étaient les derniers, il savait que les pêcher n’empêcherait pas la famine de continuer, il savait que les laisser vivre permettrait peut-être aux descendants d’éventuels villageois survivants de bénéficier d’une source renouvelée de nourriture — il était parfaitement conscient de toutes les bonnes raisons de ne pas pêcher ces deux poissons, mais il les pêcha quand même, les fit griller, et les mangea. Il y en avait trop pour son estomac rétréci par la famine des dernières semaines, mais il n’avait personne avec qui partager ce repas, sa femme et ses enfants étaient déjà morts de faim. Maintenant qu’il n’avait plus rien à faire, il déposa ses cannes, s’allongea auprès de la braise, dans l’attente d’un miracle, rejoint au fil des jours par les derniers affamés.

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C’est un petit bonhomme très vieux…

C’est un petit bonhomme très vieux, toujours sur mon épaule, assis à balancer les jambes, ou debout agrippé à mes cheveux. Il me chuchote parfois à l’oreille, personne d’autre n’entend ce qu’il me dit ni ne le voit. Il observe tout ce que je fais, il me dit : « Attention ! Tout ce que tu fais, c’est ce dont je me désole ou m’enorgueillis… » Sa présence et son action m’oppressent ; s’il est trop dur, trop silencieusement réprobateur, il me paralyse, je ne peux rien faire et lui n’a plus rien à voir, et il disparaît donc. Pendant quelques jours je m’en réjouis, mais vite je comprends que sans lui je suis abandonné même au milieu de mes proches : abandonné par le meilleur de moi-même. Jusqu’à l’instant où, soulagé, je sens de nouveau sur mon épaule le fardeau de son regard constamment scrutateur. Souvent je voudrais tourner la tête vite, extrêmement vite, vite au point de me surprendre moi-même, pour le surprendre lui sur mon épaule, épiant tous mes actes ; mais j’ai beau essayer, je ne vais jamais assez vite : à chaque fois il a le temps de se cacher, de rentrer dans ma tête. Non pas que je veuille voir son visage : je sais qu’il a le mien. Mais si seulement une seule fois je pouvais le regarder dans les yeux, face à face… peut-être, alors, ne ferions-nous, de nouveau, comme au temps de l’enfance, plus qu’un ; résorbé, l’abîme qui m’a coupé en deux, mais ça n’arrivera sans doute qu’à la vieillesse, après la vie : si je vis assez vieux, je pourrai alors déballer, trier, juger, valider ou pas tous mes souvenirs comparés à ses rêves.

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Depuis son haut piédestal…

De son haut piédestal, il hurle à la foule rassemblée : « Réveillez-vous ! » Et toutes les parties de la foule à l’unisson répètent en hurlant « Réveillez-vous ! » — Encore une fois c’est un échec.

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Le plus grand, l’ultime, le plus inexorable des murs…

Le plus grand, l’ultime, le plus inexorable des murs : le mur de la vérité. Arrivés là, les hommes sont bloqués pour toujours, impossible de le traverser, de l’escalader, de le détruire, il n’y a ni envers ni derrière. Les hommes s’installeront là, forcés — mais dos au mur : entièrement tournés vers le passé. Le souvenir des erreurs sera cultivé avec nostalgie, et leur logique fautive étudiée avec ferveur. À tour de rôle, par petits groupes des hommes repartiront par où sont arrivés leurs pères, pour aller regarder les animaux, mélancoliquement. Jusqu’à ce que surgisse et peu à peu se répande parmi les hommes — mais il n’y avait pourtant plus rien à découvrir — l’idée salvatrice que la vérité est infinie. On se retourne alors vers le mur, auquel on avait seulement jeté un coup d’œil résigné, et on s’attache, pour le reste des temps, à explorer, avec la paume, sa surface.

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Le jeu de la vie

Le trésor, on l’enterre. Pas loin, sans doute, voire dans le jardin même : l’endroit importe peu. On creuse, on le dépose, on remblaie le trou et maquille les traces. Et on attend de l’avoir oublié.

Les années passent. Il en faut beaucoup, pour qu’on ait le temps d’oublier le lieu et jusqu’à l’existence du trésor. Au bout d’un certain temps, on n’attend plus que par habitude, sans savoir quoi. Finalement on oublie même d’attendre. Puis un jour, par hasard, l’idée du trésor enfoui ressurgit : on n’y avait pas pensé depuis si longtemps… On fouille sa mémoire, longuement, on s’applique : il faut se convaincre que la plus petite réminiscence a disparu. Si tel est le cas, enfin au bout de tant d’années de préparation inconsciente, le jeu peut commencer. La quête au trésor. Où peut-il bien être enterré ? Tout à coup c’est une obsession qui commence : le trésor devient l’objet de l’existence. On retourne le jardin, la campagne alentour, des nuits durant dans les champs des voisins comme un voleur, jusqu’à épuisement ou jusqu’au moment où la pelle rebondit sur le couvercle moisi.

Dans le vieux coffre de bois, on reconnaît une vieille fleur séchée tombée en poussière, quelques pierres taillées, deux ou trois taches sombres ayant été les gouttes rouges du sang d’un serment non tenu, quelques mèches de cheveux décolorées, une épée de bois, une poupée désarticulée, un paquet de vieilles lettres illisibles… Et, parmi tous ces souvenirs ou d’autres, un miroir. Celui qui peut se regarder dans ce miroir n’y voit qu’un moribond : tel est le jeu.

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Ils se sont lancés dans un grand ouvrage…

Ils se sont lancés dans un grand ouvrage. Chacun à la mesure de ses compétences et de ses forces y participe. Les machines font le plus dur physiquement mais tous les hommes devraient tout de même trouver à s’employer dans la société créée pour l’occasion. Pourtant les fonctions ne sont même pas encore toutes pourvues, et le chantier avance au ralenti, faute de personnel. Certains, semble-t-il, préfèrent rester chez eux. Quand ils ont faim ils viennent rôder aux abords du chantier, en quête de nourriture ; en échange alors d’un coup de main on leur offre un bol de soupe et un morceau de pain qu’ils dévorent avant de disparaître dans la nuit, toujours trop vite pour qu’on ait eu le temps d’essayer de les convaincre de s’engager. Se peut-il qu’ils préfèrent cette vie d’angoisse et de mendicité ? Ou bien tiennent-il trop farouchement à leur liberté ? Malheureusement, tant qu’ils n’y mettront pas la main, l’ouvrage n’a aucune, absolument aucune chance d’être fini un jour.

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Il se charge encore et encore…

Il se charge encore et encore, et ensuite il se plaint que la charge soit trop lourde… Mais dès qu’elle n’est plus trop lourde, il se sent coupable de ne pas porter assez.

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