Ils escaladaient la dernière colline. Arrivés près du sommet, le fils commença à discerner par instants un bruit vague, sourd, diffus, profond, un sifflement plus grave que celui du vent, percé de rares aigus stridents. « Les hommes » pensa-t-il. Enfin ils atteignirent la crête. Cachés derrière de gros rochers, ils observaient, écoutaient : des maisons hautes comme des montagnes montaient vers les nuages du matin, des cris, des grincements, des bruits ininterrompus agressaient leurs oreilles habituées au silence des plaines. Une intense agitation couvrait la surface entre les bâtiments, de gros véhicules circulaient à des vitesses incroyables. « Voilà les hommes, dit le père. — Où ? dit le fils. — Regarde tout en bas, entre les bâtiments et les véhicules, tu en vois quelques-uns qui marchent. » L’enfant se concentra, et il distingua finalement quelques-unes de ces créatures. Il les reconnut. « Mais ils sont comme nous ! » s’exclama-t-il, ahuri. Il regarda son père : « Nous sommes donc nous aussi des hommes ? — Qu’avons-nous besoin de ce nom ? La Terre connaît-elle son nom ? » L’enfant réfléchissait plus vite que jamais, les questions s’accumulaient. « Pourquoi vivent-ils différemment de nous ? Connaissent-ils notre existence ? — Je n’en sais doublement rien, dit le père. Pourquoi t’intéresser tant à eux ? Maintenant tu sais tout sur nous. Le soleil décline déjà, il est temps de repartir, viens. »
Les temps ont changé : les dieux n’ont plus que Rousseau pour seul guide quand ils séjournent sur terre. Ils tapent à la porte de son ermitage, et il les reçoit sans surprise, avec une bienveillance presque paternelle, comme de vieux amis toujours jeunes. Il leur offre à boire pendant qu’il raconte les derniers événements, puis il les emmène faire la visite. Il leur montre des lapins au loin qui s’enfuient à leur approche ; un brusque mouvement dans les fourrés, c’est une biche, un daim surpris qui détale ; il les arrête et les invite à regarder passer, là-bas entre les arbres, une ourse brune et son petit ; comme ils sont plus jeunes et plus agiles, bien qu’assez graciles et peu enclins aux travaux physiques, il en invite un plus intrépide que les autres à monter à ce chêne pour aller voir dans le trou là-haut les petites mésanges piaillantes ; arrivés à la clairière où il avait prévu de faire une pause, ils cueillent tous ensemble des mûres — les dieux se piquent les doigts aux ronces et rient — puis les mangent au soleil, allongés sur le ventre. Au retour ils s’arrêtent un moment pour ramasser une petite provision de châtaignes, qu’ils font griller et qu’ils dégustent en buvant la tisane qu’il a préparée avec des plantes qu’il a cueillies lui-même une autre fois dans la forêt.
Le soir, après les au revoir et les à bientôt, les dieux remontent, fatigués mais sereins : la terre est belle et il y fait bon vivre.
Tu as fauté : nous te bannissons. Lâche la laisse que tu tiens, et tends-nous ton cou : nous allons te détacher. Libre à toi ensuite d’aller où tu voudras — tant que tu n’essayes pas de revenir dans notre société. Si tu le faisais, sois sûr que tu périrais étouffé, étranglé par nos laisses. Nous ne voulons plus de toi pour pair : va-t’en.
Si tu as un moyen de pouvoir revenir, un jour ? Nous notons avec bienveillance le fait que tu le demandes, semble-t-il avec humilité et déjà repentance. Voici : mets-toi à portée de regard ou de renommée de nous, et, de loin, nous t’observerons. Si ton comportement nous paraît de nouveau compatible avec la manière dont nous voulons vivre (hélas pas encore tout à fait celle dont nous vivons — mais tu as outrepassé les bornes de notre tolérance), nous te ferons signe.
Hier j’ai appris à faire du feu. Théoriquement. J’ai essayé pendant peut-être une heure, tentant très maladroitement de faire tourner mon premier bâton sur mon second… Déjà il nous avait fallu plusieurs heures de préparation : trouver du bois sec, rassembler assez de brindilles et de branches. À dessein, l’endroit n’y était que modérément propice, et nous avons dû marcher longtemps. Nous aurions mis moins de temps si nous nous étions séparés, mais nous avions trop peur : ici, il y a encore des ours et des loups, et c’est l’été. Je n’ai été ni le premier ni le dernier à essayer en vain. Heureusement l’un de nous a réussi, un travailleur manuel, très adroit. Nous en avons évidemment fait, pour cette semaine, notre chef — lui que nous aurions peut-être dédaigné, chez nous en ville ! Le feu nous a permis de dormir — un petit peu, naturellement à tour de rôle sans pourtant que nous ayons mis en place de tours de garde : le feu est censé tenir à distance les animaux, cela nous le savons encore. Bon : voilà l’instinct qui revient. Il nous en reste donc un peu. Bien moins qu’il n’en faudrait pour survivre, sans doute, dans mon cas du moins. Robinson était moins démuni que nous. Mais nous avons le nombre, et un chef apparemment solide. Le feu nous a donc permis de dormir, mais il ne nous a pas nourri. Ce matin il a fallu, ventres gargouillant de faim, fatigue dans les jambes et nausée dans les cœurs, il nous a fallu trouver à manger. Nous avancions doucement dans la forêt, attentifs aux couleurs, aux mouvements. Au bord d’une clairière nous avons trouvé des mûres. La faim m’a aidé plus que la raison à surmonter ma peur des insectes et j’ai aidé les autres à les ramasser : quelques poignées de mûres en tout, moins d’une par personne. À peine de quoi pouvoir continuer à chercher un vrai repas. Maintenant c’est la pause, nous nous sommes épuisés à courir après ce lapin qui lui non plus n’aurait rassasié personne. Notre manœuvre d’encerclement, non concertée, n’était pas stupide, mais elle n’a pas suffi. Car presque aucun d’entre nous n’a osé se jeter sur le lapin, n’a risqué de se tordre une cheville, de s’écorcher. Les ronces des mûres nous ont rappelé la douleur physique ; et l’impatience, la faim ne nous ont pas encore rendus prêts à tout. Le pourraient-elles ? Auraient-elles le temps de faire remonter jusque dans nos yeux l’acuité (combien d’entre nous, en plus de moi, ont des lunettes ?), l’attention constante, jusque dans nos jambes et nos doigts les réflexes, l’adresse, la vitesse, jusque dans nos cœurs la détermination, la colère lucide et concentrée du coûte que coûte ? Telle est la question. Mais la fin des vacances est proche, et je doute que d’ici là une quelconque réponse soit apportée. Tout au plus, à mon avis, la majorité d’entre nous sera-t-elle heureuse de se voir le corps un peu plus mince, un peu plus musclé.
Alerté par un bruit, je regarde précipitamment autour de moi. Je vois notre guide, avec ses jumelles, son téléphone, sa boîte de médicaments, sa boussole. Assis à l’écart, son casse-croûte à la main, il nous observe — tristement. Il la devine, lui, la réponse, me dis-je.
Comme tout un chacun je porte le monde sur mes épaules, mais je n’en ai conscience qu’en de rares et brefs instants, durant lesquels je ploie et crois mourir, jusqu’à ce que je me rende compte que si je m’accroupis, je ne sens plus le monde sur mes épaules : les autres continuent de le porter, ils sont debout, nous sommes tellement nombreux que ma défection est inaperçue. Je distingue, de loin en loin parmi les jambes, quelques hommes eux aussi accroupis, mais la très grande majorité est debout. C’est donc ainsi que nous nous reposons, tour à tour. Je regarde le monde, et au bout de quelques minutes je distingue une légère bosse qui pointe vers moi. Très lentement, elle grossit : c’est le monde qui, en ce point précis, manque d’un appui, et menace de se déchirer. Le repos est alors fini, je me relève et reprends ma charge. Je la sens à peine ; c’est pourquoi, quelques instants plus tard, j’aurai oublié le monde. On s’attendrait plutôt à ce que rien ne soit plus lourd et insupportable que le monde, mais le fait que nous existions, perdurions, prouve que non. Le monde est donc léger, puisque nous ne sommes pas des colosses. Sur mes épaules, il y a même encore de la place.
La trace étaie en quelque sorte la terre qui l’entoure, elle la solidifie. Sans l’empreinte du pas, le chemin serait une rivière de sable. C’est donc grâce aux traces que nous pouvons avancer, et c’est pourquoi nous les célébrons par nos chants. Mais les enfants les plus curieux ne veulent plus chanter, ils veulent comprendre. Ils nous posent trois questions sur les traces. Aux deux premières nous répondons ainsi :
D’où viennent les traces de pas ? Tu suis les traces à l’envers, pour retrouver leur origine. Plus les traces semblent vieilles, plus tu crois t’approcher. Mais les traces disparaissent tout à coup, et te laissent seul en plein nulle part. Du moins est-ce ton expérience, mais elle est illusoire : car la trace survit à l’érosion du paysage. Bien sûr on ne peut plus la voir, disparus les volumes concrets qui moulaient son volume vide ; mais elle demeure, au même point du monde, identique. Parfois, quand le pied vivant, par hasard vient combler la trace vide du pied, il arrive encore qu’on la sente, comme un chausson, ou comme un étau.
Qui a laissé les traces ? — Et qu’as-tu fait d’autre, ta vie durant, marchant et suivant des traces — que laisser toi aussi des traces ?
Quant à la dernière question, chacun de nous y répond à son heure :
Où mènent les traces de pas ? Pour le savoir il faut les suivre. C’est ce que nous faisions ; et nous aurions dû savoir, au moins deviner, qu’elles menaient, qu’elles ne pouvaient que mener à ce mur contre lequel sont adossés des milliers de cadavres et des milliers de squelettes, nos prédécesseurs, que nous allons, maintenant vieux et malades, imiter.
Je tiens la société en laisse et la société me tient en laisse, certes — mais trop lâchement. Ma laisse est bien trop longue, il y a trop de jeu : trop de choses que je voudrais ne pas faire me sont encore permises, et c’est pourquoi je dois me tenir moi-même en laisse, avec une seconde laisse, une courte laisse privée, la laisse du choix. Mais pour celle-ci aussi, hélas !, je cherche un maître, et qu’il soit sévère et ne me laisse jamais la liberté de déchoir : pendant dix ans j’ai voulu la donner à quelques-uns de mes aînés — heureusement aucun n’a voulu l’accepter ; j’ai cherché un ami, un amour à cet effet, en vain ; enfin j’ai trouvé : c’est le vieux bonhomme sur mon épaule, celui qui m’observe sans rien dire d’un regard courroucé et qui disparaît quand j’essaye de le voir, qui me tient en laisse — mais il est tellement petit et sans force ailleurs que dans le regard, qu’il me suffit d’un tout petit coup pour me dégager et faire ce que je veux — du moins jusqu’à ce que vite je revienne, penaud, les yeux baissés, la poignée de ma laisse tendue vers sa main ouverte.
Chaque homme tient une laisse dans sa main : la laisse d’un autre homme, attachée au cou d’un inconnu. Délivrés de la royauté — le roi tenait toutes les laisses — les hommes erraient par le monde, chacun à la recherche d’un maître, d’un sauveur à qui confier la poignée de sa laisse. Mais les hommes ne trouvaient pas de maîtres ou sauveurs, ils ne trouvaient que d’autres hommes pareillement en quête. Ainsi par nécessité, peut-être par instinct, en tout cas sans l’avoir décidé, ils en sont venus à échanger leurs laisses : tu prends ma poignée, je prends la tienne, et nous nous surveillons l’un l’autre à la fois comme des ennemis potentiels et comme un père son fils. Au cours du temps, les laisses se sont allongées, et avec l’inévitable entremêlement des laisses et les premiers nœuds inextricables est née la société nouvelle, où plus personne ne sait qui il tient ni qui le tient. Où chacun tient tout le monde, tire sur tout le monde, est responsable de tout le monde — mais indirectement, ce qui atténue une responsabilité sinon inassumable et la rend minime ; d’ailleurs si tout le monde aujourd’hui lâchait sa laisse, l’enchevêtrement des laisses et les innombrables nœuds nous tiendraient quand même ensemble, assez longtemps pour qu’une solution soit trouvée : c’est ce qui fait la cohésion de notre société — dont le degré dépend de la force avec laquelle chacun tire dans un sens ou dans l’autre : quand on se sent seul, quand on ne sait plus que faire de sa liberté, quand on a peur, on tire sur sa laisse, dans l’espoir qu’une immense réaction en chaîne ait lieu qui produira un resserrement général des liens. Quand au contraire on souffre de promiscuité, on tire sur son cou, dans l’espoir inverse. La difficulté est de trouver le juste dosage entre trop tirer et pas assez ; et toute notre histoire n’est que l’histoire de ce dosage de la tension des laisses. Ceux qui à un moment donné ne sont pas satisfaits de ce dosage — nécessairement une minorité — en viennent souvent, par une réaction absurde mais naturelle, à vouloir savoir qui sont les responsables directs de leur malheur. Celui qui voudrait découvrir ces inconnus devrait passer des années à remonter sa laisse dans un sens ou dans l’autre, et démêler ses nœuds… Il m’y a fallu dix ans, mais j’y suis parvenu : j’ai tiré, tiré sur ma laisse et je l’ai tendue pour pouvoir la suivre, j’ai traversé un à un, patiemment, tous ses nœuds, et finalement je suis arrivé à celui qui me tenait en laisse : et j’ai découvert que c’était moi.
Je suis revenu à l’origine, en deçà de la société. Si nous ne sommes que deux dans ce cas, ou beaucoup plus, voire tous ensemble, je ne le sais pas et ne veux pas le savoir : je ne veux plus qu’une chose : rentrer dans la société. Car hors d’elle, à sa marge dont je ne peux pas m’éloigner, je n’arrive pas à vivre : je dois me tenir en laisse tout seul — mais c’est toujours au moment où je devrais tenir le plus fermement que je n’en ai pas la force. Je tire, c’est vrai, je tire du plus fort que je peux, mais alors il ne me reste plus ni force ni courage pour faire autre chose : je ne me tiens pas en laisse : je me tiens à ma laisse. Je m’y accroche comme si j’allais tomber, dans l’attente — je n’ai que ce seul espoir — de trouver l’autre, celui, un au moins, qui nécessairement comme moi tient sa propre laisse. Mais s’il ne le sait pas lui-même, s’il ne l’a pas découvert et s’il ne le signale pas, comme je le fais, en portant son immense laisse enroulée autour de son corps comme un cocon — stigmate infamant —, s’il ne me cherche pas lui-même pour que nous échangions nos laisses et puissions réintégrer ensemble la société et nous y perdre (car l’anonymat est nécessaire à sa cohésion — comme je le comprends bien maintenant), je n’ai aucune chance de le trouver. Espoir infime ; c’est pourquoi désormais j’erre autour du monde, la poignée de ma laisse à l’envers dans ma main, tendue vers quiconque aura la bienveillance ou le civisme de vouloir s’en saisir. Et quand je suis las de tirer en vain sur ma laisse comme d’errer en vain à la recherche du sauveur quelconque qui ferait de moi de nouveau l’égal de tous, je reste et m’assois où mes pas m’ont porté, et là je regarde les hommes tirer sans m’entraîner dans un sens ou dans l’autre : j’observe avec nostalgie les tensions qui ne me traversent plus.
J’entrai à l’improviste, mais ne les surpris pas. Ils me jetèrent un regard qui m’intimait de me taire, et je compris que je les dérangeais. Ils avançaient à petits pas, courbés, le nez en avant, l’œil acéré, ils avaient l’air de chercher quelque chose, en reniflant, dans tous les coins de la pièce, sous les fauteuils, sous les bibelots, derrière les tableaux et les armoires, quelqu’un souleva même le tapis et inspecta consciencieusement le parquet. Ils vaquaient chacun dans un coin, comme s’ils s’étaient répartis les aires de recherche, mais peu à peu, je m’en rendais compte avec un malaise croissant, ils convergeaient vers moi. J’étais resté sur le pas de la porte, j’avais avancé juste assez pour la refermer. Maintenant ils me faisaient face, tous les quatre (ou cinq, je ne suis pas sûr). L’oncle, qui était le plus âgé, dit alors : « C’est là, c’est de là que ça vient. » Et ils me fixaient du regard avec suspicion. Pris d’une peur sourde et froide je dis que ça pouvait être venu de dehors avec moi, quand j’avais ouvert la porte. « Non, rétorqua l’oncle, c’est là, nous l’attendions, c’est arrivé. » Ils s’étaient encore rapprochés, et leurs mains commencèrent à tâter mes manches. Ils me touchaient, me caressaient. « Isolons-le, dit l’oncle, que chacun en prenne sa part. » Et ils m’embrassèrent tous en même temps, me serrant dans leurs bras qui voulaient se faire caressants mais dont l’emprise était bien trop ferme pour faire illusion. J’étais sur le point de crier que je manquais d’air quand ils commencèrent à desserrer leur étreinte, très doucement, et à s’écarter, un à un. Dès qu’ils m’eurent laissé assez d’espace pour le faire, j’ouvris la porte et m’enfuis.
Au fond du lac, il ne restait plus que deux poissons, tous les autres avaient été pêchés pour être mangés par les habitants du village voisin, au nombre toujours croissant. Le pêcheur, qui était là sans prise depuis plusieurs semaines, venait de repérer les deux poissons : il savait que c’étaient les derniers, il savait que les pêcher n’empêcherait pas la famine de continuer, il savait que les laisser vivre permettrait peut-être aux descendants d’éventuels villageois survivants de bénéficier d’une source renouvelée de nourriture — il était parfaitement conscient de toutes les bonnes raisons de ne pas pêcher ces deux poissons, mais il les pêcha quand même, les fit griller, et les mangea. Il y en avait trop pour son estomac rétréci par la famine des dernières semaines, mais il n’avait personne avec qui partager ce repas, sa femme et ses enfants étaient déjà morts de faim. Maintenant qu’il n’avait plus rien à faire, il déposa ses cannes, s’allongea auprès de la braise, dans l’attente d’un miracle, rejoint au fil des jours par les derniers affamés.