Je me mets tout au bord, pour exister le moins possible. On me pousse et je me serre encore plus, le plus possible, je me tapis dans le recoin, me terre contre le mur du bord, je me rapetisse et me recroqueville, m’efforce de disparaître.
Mais il n’y a ni bord, ni coin, ni personne pour me pousser. Il n’y a que le rebord du monde large ouvert sur le néant, et très loin de l’autre côté de petites silhouettes, sans doute des hommes, les autres, indifférents.
À force de me serrer, d’effroi, contre cette imaginaire paroi, je la fragilise. Bientôt vient l’instant inévitable où l’illusion cède, où du rebord du monde je tombe, dans le néant, sans un cri.
Ils rampent à la file, chacun tenant dans ses mains les chevilles du suivant. Leurs yeux semblent clos ; il n’y aurait d’ailleurs rien à voir, à travers la pénombre on n’aperçoit pas les parois de la grotte. Ils ne parlent pas, ou trop bas pour qu’on les entende. Il n’y a sûrement rien à dire. Ils tirent, ils se tirent sur le chemin, toujours le même, qu’ils occupent tout entier de leur nombre. Chenille circulaire, ils avancent sans répit ni fin.
De temps en temps, à intervalles irréguliers ou d’une régularité indiscernable, sans qu’on en comprenne la cause ni le but, unanimes ils s’arrêtent, et se retournent. Chacun d’entre eux desserre ses mains des chevilles qu’il tient, fait demi-tour, agrippe les chevilles de celui qui le suivait ; et la file, la chenille reprend son lent mouvement onduleux.
Un nabot court à côté d’un homme grand, beau, immobile, au regard vide. L’homme est sur un tapis roulant, à côté duquel le nabot s’époumone : « C’est ma vie, c’est ma vie, laissez-moi rentrer ! » Trop tard, criant il a trébuché et le temps qu’il se relève et se remette à courir de la pitoyable vitesse de pointe des moignons qui lui servent de jambes, sa vie — ou qui que ce soit — est déjà loin, inaccessiblement loin. Seuls des cris poursuivent encore l’homme. Qu’il les entende ou non, il ne se retourne pas.
Ils tracent autour de moi, inconsciemment, un cercle invisible, qu’ils ne peuvent pas pénétrer. Moi je signifie à leur attention — par un cri muet — : « Pourquoi ne vous approchez-vous pas ? » Je connais pourtant la réponse à cette question : parce que le cercle invisible qu’ils ont inconsciemment tracé ne fait que suivre exactement la courbe du cercle invisible que j’ai moi-même d’abord tracé autour de moi. Contre le mien, leur cercle n’est que défensif.
L’homme qui veut fonder une ville s’arrête au terrain favorable auquel sa quête — parfois celle de toute une vie — l’a mené. Là, il s’immobilise, et au bout d’un certain temps ses racines intérieures se retournent et se dirigent vers les profondeurs de la terre. La ville et les racines grandissent en s’opposant symétriquement autour du fondateur. Bientôt recouvert de branches et de feuilles, de pierres, situé au centre d’un inextricable labyrinthe, d’une jungle de ruelles et d’impasses, le fondateur n’est plus visible, il est peu à peu oublié. Il continue pourtant à vivre, une sorte de vie primitive, végétative ; à travers les murs il sent la ville grandir autour de lui, s’élever bien au-dessus du niveau du sol dans lequel il est à moitié enterré. Quand les hommes, bien des générations plus tard, à force de creuser toujours plus profond leurs trous (les trous où ils s’enterrent pour se protéger de la ville devenue inhabitable), atteignent les racines de la ville, d’abord ils les confondent avec des racines quelconques — sinon leur profondeur, rien ne les en distingue. Il leur faut encore beaucoup de temps, de trous creusés, pour qu’ils prennent conscience de ce qu’ils ont trouvé. Mais une fois la découverte faite et proclamée, les hommes, qui avaient perdu l’espoir d’un endroit où vivre, le retrouvent. En peu de temps toute la communauté s’installe entre les racines, redoublant leur réseau d’un vaste réseau de tunnels reliant les trous agrandis. C’est là, dans le réconfort des racines, qu’on vit désormais.
Il les appelle, mais dès que, ses cris entendus, ils s’approchent, en alerte, il s’enfuit. Comme il les fuit, ils le pourchassent, car ils ont peur de l’inconnu. Ils parviennent à l’acculer contre un mur. Les derniers mètres, il ne cesse de les appeler, il les supplie de venir à son secours ; et tout en les appelant il recule vers le mur auquel il vient finalement s’adosser ; et le rictus terrifié de son visage, ils ne savent pas s’il est causé par ce dont il leur demande de le délivrer, ou par eux-mêmes, leur avancée. Au mur, il se recroqueville, se tasse, s’effondre et se met à pleurer, la tête dans les bras, toujours appelant, toujours suppliant. Ils approchent, lentement, et, précautionneux, le touchent. Doucement, ils l’enserrent, ils le caressent, le réconfortent. Il s’est tu. Ils veulent l’emmener, ils le soulèvent : il est mou dans leurs bras : ils le découvrent mort. Stupéfaits, ils contemplent encore le rictus de terreur qui marque son dernier visage, incrédules, ne pouvant comprendre, pas plus que lui peut-être, mort dans la même incertitude.
Je n’ose pas entrer. Je suis devant la porte, le poing levé, prêt à frapper contre le bois, à attendre l’entrebâillement de la porte et la question sûrement bienveillante d’un propriétaire. Mais je n’ose pas frapper. Je me sens ridicule immobile le poing levé tout contre la porte, j’imagine de longs regards soupçonneux dans mon dos. Alors je redescends les quelques marches du perron et je commence d’aller et venir dans la rue, sur le trottoir d’en face, en attendant me dis-je d’avoir le courage d’entrer.
Bientôt je m’assois sur le muret d’enceinte du parc et je remarque ce que j’aurais dû voir dès mon arrivée : le panneau « Entrez sans frapper ». Je tressaille et me désespère, mais je ne me lève pas. Le crépuscule me surprend à cette même place ; la nuit tombe et je m’en vais.
« J’évoque mon maître, qui souvent m’évoqua le sien. Disciples : écoutez-moi !
Il ne répondait pas quand on lui parlait, il ne répondait pas aux lettres que les ascètes et les ermites ses fils, des montagnes et des forêts lui envoyaient pour solliciter son aide ou son conseil. Il n’avait pas toujours été comme cela (sinon qui aurait voulu de lui comme maître ? Comment se serait-il fait remarquer, honorer ?), mais, en vieillissant, il devenait toujours plus silencieux, plus contemplatif. Il semblait s’éloigner de la terre : et de nous aussi, faibles et naïfs enfants aux pieds embourbés ; parfois, qui le regardait dans sa pose habituelle, assis en lotus, les jambes croisées, les yeux fermés, les mains posées ouvertes sur les genoux, croyait le voir flotter quelques centimètres au-dessus de la pierre plate au bord de l’eau où il passait ses journées et parfois ses nuits.
Évidemment, jeune il avait dû travailler, comme nous tous. Il ne rechignait pas à la tâche, mais il était évident que son corps travaillait en l’absence de la partie la plus importante de son esprit : dans ses mains, dans ses pieds, ses yeux et ses oreilles ne gisaient plus que des réflexes. Son esprit était ailleurs, perdu ou engagé dans un monde ou un combat hors de notre portée. Peu à peu, sa réputation le délivra du besoin de travailler, les hommes acceptant, par respect, bientôt pas vénération, de subvenir à ses besoins (évidemment fort modestes). Un jour il m’avoua qu’il avait honte de son statut, du respect qu’on lui vouait, de la vénération dont il était devenu l’objet, honte de ne pas gagner son pain de ses mains, honte d’être à la charge de la collectivité : s’il avait pu il serait volontiers rentré dans le rang ; mais l’emprise de son monde intérieur était telle qu’il débordait pratiquement dans le notre inférieur : et notre maître était condamné, condamné à rester ici d’infinies heures immobile, à laisser couler dans sa tête les siècles d’un autre monde dont la connaissance lui importait maintenant plus que celle du monde de sa naissance. Ce qu’il voyait, ce qu’il apprenait, resta toujours un mystère, qui ne sera peut-être jamais percé.
Néanmoins il parvenait encore à consacrer à notre enseignement quelques heures précieuses. Alors, quel émerveillement coulait dans nos oreilles et remplissait nos têtes ! Jamais, jamais je n’arriverai à l’égaler, et vous devriez me maudire de ne pouvoir être pour vous ce qu’il fut pour moi et quelques autres dont je suis je crois le dernier survivant… bientôt vous serez parmi les rares a pouvoir perpétuer la mémoire du plus sage d’entre les sages que notre contrée prodigue ait produit. Ne la laissez pas s’évanouir dans l’oubli des siècles !
Non, je répondrai aux questions après, il me reste encore quelque chose à vous dire que vous devrez ne pas laisser perdre. Mon maître ne vécut pas très vieux ; mais il eut tôt l’air d’un vieillard. Les jeûnes, les privations, l’immobilité efforcée des semaines entières avaient eu raison d’une constitution presque chétive. Aussi nous craignions tous une mort imminente. Craindre est un mot faible. Un jour enfin, il nous appela auprès de lui pour nous dire adieu. Il nous gronda de nos larmes humaines et nous dit de ne pas nous étonner ; et tandis qu’il parlait son corps, d’abord les pieds, puis les jambes, les bras, disparaissait, s’évanouissait, comme s’il n’avait jamais existé. À sa place, la terre se fissurait, et quand, le dernier mot sorti de sa bouche, le visage de mon maître lui aussi s’éteignit, une source limpide, abondante, jaillit de la terre, et forma une rivière. Elle coule encore, toujours belle et toujours plus utile : vous êtes assis sur sa berge. »
Les questions préparées s’éteignirent comme un visage déjà légendaire, et le silence sembla ne devoir jamais finir.
L’homme entra sur la scène du théâtre et une nuée de goélands s’abattit sur la scène ; les spectateurs se jetaient sous les bancs, mais l’homme restait debout, immobile, deux fois il caressa le dos d’un oiseau proche, d’un geste lent et précis. Puis il battit des mains et la nuée s’en alla, montant vers le couchant en formation serrée, sous les yeux soulagés du public, qui se remit très vite de sa frayeur — personne n’avait été blessé — et regarda avec une extrême intensité l’homme debout seul immobile au milieu de la scène, et qui le regardait. L’homme regardait le public sans bouger les yeux, on ne lui voyait pas de cillements, et pourtant chacun dans le public aurait juré que c’est lui seul que l’homme regardait, avec une acuité sans comparaison, dans les yeux. Et ce n’était pas difficile de soutenir son regard — auraient-ils tous dit —, on n’y sentait qu’une extrême bienveillance — quoique triste aussi — sans espoir.
Soudain, mais toujours très lentement, avec la douceur qu’on prête aux rivières calmes, il tourna le dos au public, s’accroupit, posa la main droite sur l’estrade de bois, et murmura quelque chose. Un décor apparut tout autour de la scène, c’était la mer, dans toute son identité, qui mugissait là, des bateaux passaient à l’extrême horizon, qu’on distinguait aux petites voiles blanches, des oiseaux volaient et leurs cris atténués parvenaient dans l’assistance et vous faisaient pleurer, si vous ne regardiez pas l’homme, de nouveau face au public, de nouveau immobile et silencieux, de nouveau couvant l’assistance d’un regard intime unanime. Une barque apparut au bord de l’eau, et l’homme y prit place. Il commença à ramer et s’éloigna doucement, presque sans effort, de la rive, et des larmes coulèrent sur les joues des femmes. Alors il y eut sur la scène autant de barques et de rames qu’il en fallait pour tout le monde, et la foule se rua vers elles et suivit l’homme vers l’horizon, où on l’apercevait encore, ayant hissé la voile de son embarcation, filant vers l’est à la mesure du vent léger.
Tant que dure l’enfance, l’éducation des dieux n’est pas différente de celle des hommes ; la divergence intervient après, pendant l’adolescence : quand, à une question du jeune dieu — il en pose des dizaines tous les jours —, les adultes, inopinément, pour la première fois ne répondent pas. C’est le moment choisi par ses pères où, tandis que les hommes du même âge commencent à travailler, le dieu adolescent doit tout seul tout reprendre à zéro. Jusque-là ses pères avaient manifesté envers lui de l’empressement, désormais ils lui parlent à peine, le laissent le plus souvent seul, feignant l’indifférence : il faut qu’il n’hésite pas à douter même d’eux, à refuser leur héritage entier (sauf ce dont il a besoin pour ce refus même) afin de l’évaluer, morceau par morceau. Il doit se faire le plus naïf possible, il doit regarder comme s’il n’avait rien vu, rien su, pour peut-être trouver ce que les autres n’avaient pas vu ou conçu, et en déduire ce que personne encore ne sait. Il doit tout redécouvrir et tout recréer, et se refaire tout seul : c’est pour lui la seule manière de parvenir à connaître, à comprendre l’univers entier. En chemin il doit se poser à nouveau, depuis la première, toutes les questions posées depuis le début du monde, et chercher tout seul toutes les réponses, en passant par toutes les erreurs historiques de ses aïeux pour les dépasser lui aussi. Comme un animal, il doit explorer son territoire, de plus en plus vaste ; il doit aiguiser son sens de l’orientation à la recherche d’eau à boire ; réapprendre, pour survivre, à cueillir et à chasser ; retrouver comment faire naître le feu du silex ou des branches frottées ; réapprendre à cultiver le blé, à en tirer la farine et à fabriquer le pain ; domestiquer les animaux pourvoyeurs de lait ; entièrement construire de ses mains la maison qui l’abrite… Il doit trouver les premiers théorèmes de la logique et des mathématiques, relier ses connaissances de plus en plus nombreuses pour définir et faire progresser toutes les sciences une à une ; il doit finir par acquérir toutes les compétences et qualités techniques, scientifiques, artistiques, et regagner tous les savoirs stratifiés en ses pères jusqu’à les égaler. Quand il a tout repensé, tout redécouvert et recréé, tout appris et réappris, il possède et maîtrise ses acquis intimement, comme seul leur découvreur et créateur peut les posséder : il a compris au moins tout ce que ses pères ont compris, et son éducation est terminée.
Cette plénitude est inaccessible aux mortels à vie brève comme les hommes. Il faudrait, ici aussi, redescendre en soi jusqu’au nouveau-né préhistorique nu, vide, errant dans le dénuement le plus animal avec sa tribu, et refaire depuis cette préhistoire de l’individu et du monde tout le chemin de la civilisation. Mais celui qui le rêve doit se résigner à ne pouvoir le faire que dans son étroit domaine — sans être certain que même en se pressant, même en sacrifiant douloureusement joies et douceurs de la vie quotidienne, il vivra assez longtemps pour achever son éducation, et pouvoir commencer à l’utiliser.