Dans ma grande maison vivent tous ceux et celles que j’aime, chacun dans sa chambre. Ils peuvent y faire tout ce qu’ils veulent, à condition qu’ils se trouvent à ma disposition quand l’envie me prend de leur présence. Harem de l’esprit, de l’amitié, de la piété filiale, et pas seulement de l’amour, ma maison devrait être mon paradis. Mais je n’y suis pas heureux : de chaque cellule, des yeux torves ou d’une terrible tristesse résignée me fixent, et m’interdisent toute approche. C’est pourquoi je ne sors plus de ma chambre solitaire.
D’ici quelques mois, un visiteur impromptu découvrira, stupéfait, cette prison remplie de cadavres, chacun dans sa cellule, toutes fermées à clé dont une de l’intérieur.
C’est un petit bonhomme, sans bras. Il est rougeâtre, se découpe de manière tranchante sur l’arrière-plan du mur blanc. Il arrête les passants de son regard impérieux et leur réclame de l’argent. À ceux qui ne compatissent pas à son malheur, il fait son tour : une sorte de danse, ou de transe, faite de bondissements accompagnés de cris effrayants et de jurons ou d’imprécations dans une langue inconnue de tous ici. Bien que sans bras et d’un certain âge, il est d’une grande adresse, qui impressionne ; on lui donne finalement beaucoup, déposé dans un petit récipient contre le mur. Il vous remercie d’un regard hautain, qui vous fait fuir ; et tout en s’éloignant rapidement de lui, avec l’espoir de ne pas le rencontrer là le lendemain, ni jamais, on se demande ce qu’il peut bien faire le soir venu, puisqu’il ne peut ni dormir là ni ramasser lui-même son magot avant de rentrer chez lui. Quelque esclavagiste des temps modernes, se dit-on, doit venir le récupérer, et s’emparer de la plus grande partie du butin avant de le nourrir à la cuillère, ou pire, de lui laisser aspirer à grand bruit son assiette de pitoyable soupe. Le lendemain, on évite de pouvoir vérifier son absence espérée, on change de chemin même si cela rallonge le trajet.
Je marche, m’éloigne, me perds ; j’ai sans cesse l’impression d’être sur le point d’arriver au but, bien que de ce but j’ignore le lieu.
À chaque carrefour, à chaque tournant, à chaque fois qu’un bosquet masque le chemin, je me dis : de quelque côté, derrière ce virage, derrière ce bosquet… il va apparaître. Je vais y entrer. Ils seront tous là. Je ne les connais pas : je les reconnaîtrai. Ils seront les miens, je serai des leurs. Derrière moi j’entendrai les portes se refermer. Je me retournerai : il n’y aura plus de porte. Je ne quitterai plus le lieu de la communauté, ma communauté nouvelle et destinale.
Cela je le pense en marchant, encore et toujours marchant, continuant, toujours m’éloignant, me perdant ; mais les tournants succèdent aux carrefours, les bosquets aux tournants, et le lieu n’apparaît pas. Pas de porte ouverte, pas de miracle. Je finis par rentrer chez moi, je me rends compte avec une surprise amère que le chemin a fait une boucle.
Je me mets tout au bord, pour exister le moins possible. On me pousse et je me serre encore plus, le plus possible, je me tapis dans le recoin, me terre contre le mur du bord, je me rapetisse et me recroqueville, m’efforce de disparaître.
Mais il n’y a ni bord, ni coin, ni personne pour me pousser. Il n’y a que le rebord du monde large ouvert sur le néant, et très loin de l’autre côté de petites silhouettes, sans doute des hommes, les autres, indifférents.
À force de me serrer, d’effroi, contre cette imaginaire paroi, je la fragilise. Bientôt vient l’instant inévitable où l’illusion cède, où du rebord du monde je tombe, dans le néant, sans un cri.
Ils rampent à la file, chacun tenant dans ses mains les chevilles du suivant. Leurs yeux semblent clos ; il n’y aurait d’ailleurs rien à voir, à travers la pénombre on n’aperçoit pas les parois de la grotte. Ils ne parlent pas, ou trop bas pour qu’on les entende. Il n’y a sûrement rien à dire. Ils tirent, ils se tirent sur le chemin, toujours le même, qu’ils occupent tout entier de leur nombre. Chenille circulaire, ils avancent sans répit ni fin.
De temps en temps, à intervalles irréguliers ou d’une régularité indiscernable, sans qu’on en comprenne la cause ni le but, unanimes ils s’arrêtent, et se retournent. Chacun d’entre eux desserre ses mains des chevilles qu’il tient, fait demi-tour, agrippe les chevilles de celui qui le suivait ; et la file, la chenille reprend son lent mouvement onduleux.
Un nabot court à côté d’un homme grand, beau, immobile, au regard vide. L’homme est sur un tapis roulant, à côté duquel le nabot s’époumone : « C’est ma vie, c’est ma vie, laissez-moi rentrer ! » Trop tard, criant il a trébuché et le temps qu’il se relève et se remette à courir de la pitoyable vitesse de pointe des moignons qui lui servent de jambes, sa vie — ou qui que ce soit — est déjà loin, inaccessiblement loin. Seuls des cris poursuivent encore l’homme. Qu’il les entende ou non, il ne se retourne pas.
Ils tracent autour de moi, inconsciemment, un cercle invisible, qu’ils ne peuvent pas pénétrer. Moi je signifie à leur attention — par un cri muet — : « Pourquoi ne vous approchez-vous pas ? » Je connais pourtant la réponse à cette question : parce que le cercle invisible qu’ils ont inconsciemment tracé ne fait que suivre exactement la courbe du cercle invisible que j’ai moi-même d’abord tracé autour de moi. Contre le mien, leur cercle n’est que défensif.
L’homme qui veut fonder une ville s’arrête au terrain favorable auquel sa quête — parfois celle de toute une vie — l’a mené. Là, il s’immobilise, et au bout d’un certain temps ses racines intérieures se retournent et se dirigent vers les profondeurs de la terre. La ville et les racines grandissent en s’opposant symétriquement autour du fondateur. Bientôt recouvert de branches et de feuilles, de pierres, situé au centre d’un inextricable labyrinthe, d’une jungle de ruelles et d’impasses, le fondateur n’est plus visible, il est peu à peu oublié. Il continue pourtant à vivre, une sorte de vie primitive, végétative ; à travers les murs il sent la ville grandir autour de lui, s’élever bien au-dessus du niveau du sol dans lequel il est à moitié enterré. Quand les hommes, bien des générations plus tard, à force de creuser toujours plus profond leurs trous (les trous où ils s’enterrent pour se protéger de la ville devenue inhabitable), atteignent les racines de la ville, d’abord ils les confondent avec des racines quelconques — sinon leur profondeur, rien ne les en distingue. Il leur faut encore beaucoup de temps, de trous creusés, pour qu’ils prennent conscience de ce qu’ils ont trouvé. Mais une fois la découverte faite et proclamée, les hommes, qui avaient perdu l’espoir d’un endroit où vivre, le retrouvent. En peu de temps toute la communauté s’installe entre les racines, redoublant leur réseau d’un vaste réseau de tunnels reliant les trous agrandis. C’est là, dans le réconfort des racines, qu’on vit désormais.
Il les appelle, mais dès que, ses cris entendus, ils s’approchent, en alerte, il s’enfuit. Comme il les fuit, ils le pourchassent, car ils ont peur de l’inconnu. Ils parviennent à l’acculer contre un mur. Les derniers mètres, il ne cesse de les appeler, il les supplie de venir à son secours ; et tout en les appelant il recule vers le mur auquel il vient finalement s’adosser ; et le rictus terrifié de son visage, ils ne savent pas s’il est causé par ce dont il leur demande de le délivrer, ou par eux-mêmes, leur avancée. Au mur, il se recroqueville, se tasse, s’effondre et se met à pleurer, la tête dans les bras, toujours appelant, toujours suppliant. Ils approchent, lentement, et, précautionneux, le touchent. Doucement, ils l’enserrent, ils le caressent, le réconfortent. Il s’est tu. Ils veulent l’emmener, ils le soulèvent : il est mou dans leurs bras : ils le découvrent mort. Stupéfaits, ils contemplent encore le rictus de terreur qui marque son dernier visage, incrédules, ne pouvant comprendre, pas plus que lui peut-être, mort dans la même incertitude.