Journal du conteur

Au bout d’une demi-vie de recherches…

Au bout d’une demi-vie de recherches entièrement tendues vers ce but unique, il trouve enfin la porte. La joie l’accable : sa vie touche à son accomplissement. Il passe la porte, et, de moins en moins incrédule à mesure que du fond de sa mémoire remonte le plus vieux des souvenirs, il contemple autour de lui son point de départ.

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On lui tend la main…

On lui tend la main, tout au fond, pour le secourir, et il s’efforce de l’atteindre, il s’écorche contre la paroi de l’abîme, il grimpe de toutes ses forces, à mains nues, jusqu’à l’épuisement, tendu tout entier par l’espoir de saisir enfin cette main salvatrice. Mais à chaque fois qu’il s’en est approché suffisamment, à chaque fois qu’il est sur le point de la saisir, elle recule brusquement — légèrement, juste assez pour être insaisissable. Et elle reste là, tendue, toujours bien en vue. Alors il n’a plus qu’à poursuivre, au péril de sa vie, sa difficile ascension.

Les tentatives s’accumulent, innombrables. Ce n’est qu’une fois parvenu au niveau du sol, l’ascension terminée, qu’il peut enfin saisir la main secourable : précisément au moment où — levant les yeux il s’en rend compte — toute aide est devenue inutile.

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Rouge encore du sang…

Rouge encore du sang de ses victimes irrémédiables, il se rend à l’autorité, attendant le verdict avec sérénité : qu’il soit déclaré coupable, irresponsable, ou qu’il soit acquitté — quel que soit le verdict l’innocence lui sera rendue.

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Tous les jours je passe par le même carrefour…

Tous les jours je passe par le même carrefour de deux routes. La première mène tout visiblement dans la vie : elle est bordée de fleurs, longée de nombreuses personnes à pied où montées sur les véhicules les plus divers ; elle est bruyante de l’exubérance de la joie de vivre, de la bonne humeur des travailleurs ; elle mène en ville. L’autre route est austère, c’est un chemin inculte, tantôt caillouteux ou sablonneux, tantôt barré par des ronces, désert, solitaire : il ne suscite pas le désir du regard. Et pourtant je sais bien que c’est lui qui mène à ma véritable existence, celle que j’ai choisie, celle que je désire. Je le sais : jamais il ne m’advient, à l’instant quotidien où j’arrive au carrefour, de méconnaître le sens des deux chemins — et pourtant, la plupart des fois, c’est le mauvais chemin que j’emprunte, le premier. Je longe la foule et je ne partage pas sa joie ni sa bonne humeur. Toutes les fleurs m’apparaissent ternes, absurdes ; j’arrive en ville, et la ville est vieille, sale, grise, c’est une jungle que je veux fuir. Le soir je rentre et l’anxiété, depuis le moment du choix au carrefour, ne m’a pas quitté, minant toute la joie que j’aurais pu grappiller. Mais les rares fois, les quelques jours par mois où je trouve, au carrefour, le courage de prendre le bon chemin, j’ai toujours l’heureuse surprise ou la confirmation de redécouvrir que, passés les premiers mètres, le chemin se déploie dans la vastitude, clair et long ; il n’y a pas foule, mais je ne le parcours pas tout seul ; ceux qui sont là, je peux leur parler avec un plaisir d’autant plus grand que la sérénité de l’assomption m’a gagné, que je suis réunifié, qu’au creux de moi nulle angoisse ne point. Ce chemin-ci, je le sais même si tous les jours je l’oublie, fait une boucle : tous les soirs il me ramène au carrefour, à l’issue d’une journée gagnée.

Et malgré tout, je continue de prendre, presque tous les jours, le mauvais chemin.

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Un suicide

Il arrive quand le jour se lève. Il fait encore un peu froid mais il a de la chance : le ciel est bleu, la journée va être belle ; à midi il fera trop chaud pour qu’il ne retire pas ses vêtements d’hiver.

La chaise longue publique est là, elle n’a pas bougé depuis la veille au soir, personne n’y a touché. Quelques autres ont été dérangées, un peu plus loin sur sa droite, mais la sienne, celle qu’il s’est appropriée au fil des mois, à l’extrême bord de la jetée, il est rare que quelqu’un d’autre que lui la bouge ; et comme lui-même la bouge peu, elle va bientôt s’enraciner dans les pavés, y imprimer la quadruple empreinte de ses pieds métalliques.

Il déplie sa couverture, la dispose sur la chaise, et peut s’allonger. Mais ce matin il marche un peu, le long de la jetée, navigue entre les chaises, s’arrête par moments pour sonder des yeux la profondeur des eaux du fleuve.

Le voilà de retour devant sa chaise : cette fois il s’y installe. Entre temps le jour s’est bien levé, le soleil resplendit au-dessus de l’horizon dans son dos, l’horizon qui s’étire à la lisière de la ville, de l’autre côté du fleuve. Il s’installe, et sa journée, sa vraie journée commence enfin. Journée d’effort, de concentration.

Demain sera sans doute identique, et tous les jours suivants qu’il y faudra.

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Désespérément ballotté par les vents…

Désespérément ballotté par les vents du hasard, de l’espoir, du doute et de la peur, je cherche un sol où m’enraciner. Je parcours le monde à cette fin. Mais partout où je crois enfin toucher terre, je dois me résigner : là aussi, là encore il n’y a que des racines, rien d’autre que des racines, les racines des autres, tous les autres, qui tous, eux aussi, cherchent un sol où s’enraciner.

Je finis par faire comme eux : je m’agrège à leur entrelacement, je me fais jungle moi aussi. En attendant le sol, nous nous enracinons les uns dans les autres. À défaut de trouver la terre, nous créons un sol peut-être encore plus fiable : le sol de l’altérité.

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Dans ma grande maison…

Dans ma grande maison vivent tous ceux et celles que j’aime, chacun dans sa chambre. Ils peuvent y faire tout ce qu’ils veulent, à condition qu’ils se trouvent à ma disposition quand l’envie me prend de leur présence. Harem de l’esprit, de l’amitié, de la piété filiale, et pas seulement de l’amour, ma maison devrait être mon paradis. Mais je n’y suis pas heureux : de chaque cellule, des yeux torves ou d’une terrible tristesse résignée me fixent, et m’interdisent toute approche. C’est pourquoi je ne sors plus de ma chambre solitaire.

D’ici quelques mois, un visiteur impromptu découvrira, stupéfait, cette prison remplie de cadavres, chacun dans sa cellule, toutes fermées à clé dont une de l’intérieur.

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C’est un petit bonhomme…

C’est un petit bonhomme, sans bras. Il est rougeâtre, se découpe de manière tranchante sur l’arrière-plan du mur blanc. Il arrête les passants de son regard impérieux et leur réclame de l’argent. À ceux qui ne compatissent pas à son malheur, il fait son tour : une sorte de danse, ou de transe, faite de bondissements accompagnés de cris effrayants et de jurons ou d’imprécations dans une langue inconnue de tous ici. Bien que sans bras et d’un certain âge, il est d’une grande adresse, qui impressionne ; on lui donne finalement beaucoup, déposé dans un petit récipient contre le mur. Il vous remercie d’un regard hautain, qui vous fait fuir ; et tout en s’éloignant rapidement de lui, avec l’espoir de ne pas le rencontrer là le lendemain, ni jamais, on se demande ce qu’il peut bien faire le soir venu, puisqu’il ne peut ni dormir là ni ramasser lui-même son magot avant de rentrer chez lui. Quelque esclavagiste des temps modernes, se dit-on, doit venir le récupérer, et s’emparer de la plus grande partie du butin avant de le nourrir à la cuillère, ou pire, de lui laisser aspirer à grand bruit son assiette de pitoyable soupe. Le lendemain, on évite de pouvoir vérifier son absence espérée, on change de chemin même si cela rallonge le trajet.

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Je marche, m’éloigne, me perds…

Je marche, m’éloigne, me perds ; j’ai sans cesse l’impression d’être sur le point d’arriver au but, bien que de ce but j’ignore le lieu.

À chaque carrefour, à chaque tournant, à chaque fois qu’un bosquet masque le chemin, je me dis : de quelque côté, derrière ce virage, derrière ce bosquet… il va apparaître. Je vais y entrer. Ils seront tous là. Je ne les connais pas : je les reconnaîtrai. Ils seront les miens, je serai des leurs. Derrière moi j’entendrai les portes se refermer. Je me retournerai : il n’y aura plus de porte. Je ne quitterai plus le lieu de la communauté, ma communauté nouvelle et destinale.

Cela je le pense en marchant, encore et toujours marchant, continuant, toujours m’éloignant, me perdant ; mais les tournants succèdent aux carrefours, les bosquets aux tournants, et le lieu n’apparaît pas. Pas de porte ouverte, pas de miracle. Je finis par rentrer chez moi, je me rends compte avec une surprise amère que le chemin a fait une boucle.

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Que fait-il ?

— Que fait-il ?

— Rien.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il a peur.

— De quoi a-t-il peur ?

— De ne rien faire.

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