Journal du conteur

Du haut de leur palais isolé…

Du haut de leur palais isolé, protégé, ils observent, au bas des remparts — à peine visibles à cause de la distance gigantesque — la foule des hommes, acculés contre le mur par leurs propres enfants. Une mer d’hommes, jusqu’à l’horizon circulaire. Et eux, là-haut, calmes, propres, polis, discrets, cultivés, peu nombreux, réfléchis, circonspects, observent tristement, et avec fascination, la mer humaine qui les encercle. Que faire ? S’ils ouvraient les portes, ils seraient, en quelques instants, submergés, écrasés. L’édifice n’y résisterait pas, il s’écroulerait — seules ses fondations sont inébranlables —, et nul n’y gagnerait rien. Ou bien, au contraire, le monde entier y gagnerait le reflux de la mer humaine. Cette possibilité, ils n’ont pas le courage de l’envisager, de la tenter, et c’est pourquoi, dans leur prison céleste, ils sont malheureux, ils ont mauvaise conscience. Contrairement à ceux d’en bas, ils n’ont le recours ni de l’espoir, ni de la rage.

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L’homme des terres

L’homme des terres arrive, on le voit de loin en terrain plat, il émerge de l’horizon et vient lentement par ici. Ses vêtements grossiers, qui le protègent bien du froid, l’empêchent d’avancer aussi vite que nous, mais nous ralentissons notre marche pour l’attendre ; j’ai même été envoyé à sa rencontre, comme éclaireur, pour l’accueillir et le guider. Qui est-il ? Nul ne le sait. De temps en temps on le voit apparaître et il passe quelques jours avec nous. Sa présence rayonnante nous fait tellement de bien — comme certainement aux autres tribus qu’il rencontre — que nous l’accueillons volontiers parmi nous aussi longtemps qu’il le désire, quand bien même il ne participe que médiocrement aux tâches nécessaires de notre quotidien : il chasse mal, il ne court pas ; en revanche il cuisine correctement. Il plaît aux femmes, mais nous ne lui connaissons aucune aventure avec l’une des nôtres ; avec elles aussi, même les plus belles, il reste distant. Il comprend mal notre langue (mais il a l’air de les comprendre un peu toutes), et parle à peine, mais sa poigne est douce et ferme à la fois, faite pour séduire tout le monde. Peut-être n’est-ce qu’une sorte de mendiant, perpétuellement errant sur le territoire, de tribu en tribu, échangeant contre nourriture sa compagnie réjouissante. Le voilà tout près ; avec tristesse, avec consternation même je remarque qu’il a désormais quelques cheveux blancs.

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Je passe ma vie sur un pied…

Je passe ma vie sur un pied, l’autre en l’air, bloqué dans le premier pas. En déséquilibre, je suis toujours en train de tomber d’un côté, de me rétablir de l’autre. Je n’avance pas, j’ai déjà assez de mal à rester debout. À force d’y peser, je m’enfonce dans ce premier pas ; je creuse ma voie dans son commencement.

75

Il est brisé à mi-corps…

Il est brisé, à mi-corps : homme des pieds jusque-là, fontaine de la taille à la tête. Cette moitié supérieure déchue pend lamentablement, flasque ; la tête traîne dans la terre, entre les bras inertes ; elle balle et les mains la giflent involontairement sans cesse tandis qu’il la tire, avançant. Il va chez le rebouteux. Mais le rebouteux ne peut rien pour lui, car la brisure est dans la tête. À la taille, mais dans la tête. Personne ne peut plus rien pour lui, il va continuer de traîner son demi-corps mort quelques temps encore, puis, épuisé, impotent, il s’arrêtera, se cachera au creux d’un arbre, où il attendra la mort, qui peut tarder longtemps.

74

Au bout d’une demi-vie de recherches…

Au bout d’une demi-vie de recherches entièrement tendues vers ce but unique, il trouve enfin la porte. La joie l’accable : sa vie touche à son accomplissement. Il passe la porte, et, de moins en moins incrédule à mesure que du fond de sa mémoire remonte le plus vieux des souvenirs, il contemple autour de lui son point de départ.

73

On lui tend la main…

On lui tend la main, tout au fond, pour le secourir, et il s’efforce de l’atteindre, il s’écorche contre la paroi de l’abîme, il grimpe de toutes ses forces, à mains nues, jusqu’à l’épuisement, tendu tout entier par l’espoir de saisir enfin cette main salvatrice. Mais à chaque fois qu’il s’en est approché suffisamment, à chaque fois qu’il est sur le point de la saisir, elle recule brusquement — légèrement, juste assez pour être insaisissable. Et elle reste là, tendue, toujours bien en vue. Alors il n’a plus qu’à poursuivre, au péril de sa vie, sa difficile ascension.

Les tentatives s’accumulent, innombrables. Ce n’est qu’une fois parvenu au niveau du sol, l’ascension terminée, qu’il peut enfin saisir la main secourable : précisément au moment où — levant les yeux il s’en rend compte — toute aide est devenue inutile.

72

Rouge encore du sang…

Rouge encore du sang de ses victimes irrémédiables, il se rend à l’autorité, attendant le verdict avec sérénité : qu’il soit déclaré coupable, irresponsable, ou qu’il soit acquitté — quel que soit le verdict l’innocence lui sera rendue.

71

Tous les jours je passe par le même carrefour…

Tous les jours je passe par le même carrefour de deux routes. La première mène tout visiblement dans la vie : elle est bordée de fleurs, longée de nombreuses personnes à pied où montées sur les véhicules les plus divers ; elle est bruyante de l’exubérance de la joie de vivre, de la bonne humeur des travailleurs ; elle mène en ville. L’autre route est austère, c’est un chemin inculte, tantôt caillouteux ou sablonneux, tantôt barré par des ronces, désert, solitaire : il ne suscite pas le désir du regard. Et pourtant je sais bien que c’est lui qui mène à ma véritable existence, celle que j’ai choisie, celle que je désire. Je le sais : jamais il ne m’advient, à l’instant quotidien où j’arrive au carrefour, de méconnaître le sens des deux chemins — et pourtant, la plupart des fois, c’est le mauvais chemin que j’emprunte, le premier. Je longe la foule et je ne partage pas sa joie ni sa bonne humeur. Toutes les fleurs m’apparaissent ternes, absurdes ; j’arrive en ville, et la ville est vieille, sale, grise, c’est une jungle que je veux fuir. Le soir je rentre et l’anxiété, depuis le moment du choix au carrefour, ne m’a pas quitté, minant toute la joie que j’aurais pu grappiller. Mais les rares fois, les quelques jours par mois où je trouve, au carrefour, le courage de prendre le bon chemin, j’ai toujours l’heureuse surprise ou la confirmation de redécouvrir que, passés les premiers mètres, le chemin se déploie dans la vastitude, clair et long ; il n’y a pas foule, mais je ne le parcours pas tout seul ; ceux qui sont là, je peux leur parler avec un plaisir d’autant plus grand que la sérénité de l’assomption m’a gagné, que je suis réunifié, qu’au creux de moi nulle angoisse ne point. Ce chemin-ci, je le sais même si tous les jours je l’oublie, fait une boucle : tous les soirs il me ramène au carrefour, à l’issue d’une journée gagnée.

Et malgré tout, je continue de prendre, presque tous les jours, le mauvais chemin.

70

Un suicide

Il arrive quand le jour se lève. Il fait encore un peu froid mais il a de la chance : le ciel est bleu, la journée va être belle ; à midi il fera trop chaud pour qu’il ne retire pas ses vêtements d’hiver.

La chaise longue publique est là, elle n’a pas bougé depuis la veille au soir, personne n’y a touché. Quelques autres ont été dérangées, un peu plus loin sur sa droite, mais la sienne, celle qu’il s’est appropriée au fil des mois, à l’extrême bord de la jetée, il est rare que quelqu’un d’autre que lui la bouge ; et comme lui-même la bouge peu, elle va bientôt s’enraciner dans les pavés, y imprimer la quadruple empreinte de ses pieds métalliques.

Il déplie sa couverture, la dispose sur la chaise, et peut s’allonger. Mais ce matin il marche un peu, le long de la jetée, navigue entre les chaises, s’arrête par moments pour sonder des yeux la profondeur des eaux du fleuve.

Le voilà de retour devant sa chaise : cette fois il s’y installe. Entre temps le jour s’est bien levé, le soleil resplendit au-dessus de l’horizon dans son dos, l’horizon qui s’étire à la lisière de la ville, de l’autre côté du fleuve. Il s’installe, et sa journée, sa vraie journée commence enfin. Journée d’effort, de concentration.

Demain sera sans doute identique, et tous les jours suivants qu’il y faudra.

69

Désespérément ballotté par les vents…

Désespérément ballotté par les vents du hasard, de l’espoir, du doute et de la peur, je cherche un sol où m’enraciner. Je parcours le monde à cette fin. Mais partout où je crois enfin toucher terre, je dois me résigner : là aussi, là encore il n’y a que des racines, rien d’autre que des racines, les racines des autres, tous les autres, qui tous, eux aussi, cherchent un sol où s’enraciner.

Je finis par faire comme eux : je m’agrège à leur entrelacement, je me fais jungle moi aussi. En attendant le sol, nous nous enracinons les uns dans les autres. À défaut de trouver la terre, nous créons un sol peut-être encore plus fiable : le sol de l’altérité.

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