Il erre, même pas attaché à lui-même ni à la vie. Sans condition, sans conscience, sans tiraillements, sans volonté, sans exigence. Parfois le soir il frappe et attend qu’on vienne lui ouvrir. Personne ne vient parce qu’on s’attend à ce qu’il soit un mendiant : qu’il vienne pour prendre — alors qu’il ne vient que pour donner. Même le peu qu’il vous prend, il ne le fait que pour vous donner l’occasion du don. Sinon il se tient ici ou là comme une main tendue, ouverte, offerte, il attend qu’on le saisisse, mais pas pour qu’on le sauve, il n’a pas besoin d’être sauvé, au contraire. On la dédaigne cette main, sans doute un peu sale, un peu humide, on se sent trop haut pour s’abaisser jusqu’à elle ; pourtant celui qui par curiosité, par compassion, par solidarité, par humilité la saisirait et tirerait dessus sortirait de terre la monture qui porte le plus loin. Il vous prend sur ses épaules, il vous emmène, vous plus léger qu’à la naissance, léger comme une plume pour la première fois de la vie ; plus besoin de choisir le chemin, on se laisse porter. Il ne sait pas où il va non plus, mais il arrive toujours quelque part. D’accueil en accueil, repartant, non pas en fuite, ni en avancée, délivré de la fuite et de l’avancée ; monter puis descendre, aller et venir sans même s’en rendre compte, passer et repasser, ni cercle ni droite, cheminer — vivre — comme une caresse du relief.
À chaque fois, tu rajoutes une brique au mur de tes fautes, puis tu reprends l’escalade. Tu montes lentement, parfois tu es bloqué, parfois même tu glisses et dois recommencer. Et pendant ce temps les fautes s’accumulent : le mur grimpe plus vite que toi.
Il a commencé par l’extérieur : au lieu de s’agripper au monde, aux êtres et de tirer sur ses bras pour se hisser à leur hauteur, c’est sur lui-même qu’il a tiré. Mais seul en lui le vide a grandi. Maintenant il a honte : il passe tout son temps à se remplir, il essaye de justifier, de mériter la taille qu’on lui voit.
Dans son désir de concentration, son désir du minimum, il en vient à souhaiter ne plus devoir se lever pour aller chercher les choses, aller vers les gens. « Perte de temps, se dit-il, et de concentration : je veux que tout vienne à moi au besoin, je veux tout et tous à portée de main. » Il s’organise : il se met au centre de son espace, et autour de lui, une à une, il concentre les choses. Il est de moins en moins obligé de se lever et ses jambes raccourcissent. Mais les choses ne sont pas encore assez près car plus il a de choses à portée de main, moins ses mains portent loin. Dans un dernier effort il rapproche encore les choses : il est entouré, surplombé comme par une cloche de toutes les choses dont il pourrait avoir besoin, envie, une fois ; il n’a plus à bouger, plus de jambes ; il n’a plus qu’à tendre la main. Mais il n’a plus de mains pour le faire. Dans son lit moelleux au centre du monde, il s’endort. Quelques-uns veulent le tirer de là, mais seules leurs voix peuvent traverser le mur de choses qui l’entoure. Il se réveille. Des mains se tendent vers lui dans les interstices, qu’il ne peut pas saisir. Avant de recouvrer ses mains il lui faut retrouver ses jambes, se lever malgré l’exiguïté de l’espace qu’il s’est accordé ; alors il peut écarter les choses, sortir, rejoindre les êtres et prendre, une à une, les choses à revers, et les remettre chacune à sa nécessaire distance, là seulement où, au bout d’une quête souvent petite et jamais trop longue, il veut et peut les saisir.
Il a peur, et il fuit. Au début, et pendant longtemps, il ne sait pas ce qu’il fuit, mais il a trop peur pour risquer le moindre coup d’œil en arrière : il fuit sans cesse, jusqu’au bout du désespoir, de l’épuisement, jusqu’au dégoût, alors seulement il peut trouver le courage exaspéré ou résigné de s’arrêter, de se retourner pour affronter son poursuivant : mais nul ne se montre. Ou bien cet ennemi invisible est-il toujours dans son dos, sur son épaule, fixé à lui comme un satellite ? En tout cas, cette absence apparente ne l’apaise pas : bientôt la peur le ressaisit, et il se remet à fuir, toujours sans savoir quoi ni pourquoi. Il fuit ainsi plusieurs années, entre de courtes pauses inquiètes, jusqu’au jour où, se rendant à l’évidence, il découvre enfin son ennemi. Jusqu’alors il n’avait pas eu besoin de livrer combat : il lui suffisait de s’y résoudre et de se retourner pour remporter, par défaut, contre le vide une victoire plus frustrante qu’une défaite ; mais maintenant qu’il a trouvé son adversaire, le combat a bien lieu : c’est contre lui-même qu’il le livre, depuis qu’il a découvert que seule sa peur d’abord, puis, s’il la fuit trop longtemps, sa propre fuite le poursuivent. Désormais s’il arrête de fuir, c’est qu’en lui le combat contre elles est remporté, et qu’il s’est unifié : alors il fait demi-tour et rentre chez lui, pour quelques jours de répit dans l’unanimité avant que, fendu en deux, arraché à lui-même, écartelé, il tombe, une fois de plus et peut-être pour longtemps — mais pourquoi, cela il ne le sait toujours pas —, dans le cercle vicieux de la fuite de la fuite.
Tu étais dans le château, tu courais pour échapper aux tireurs. Ils entraient dans une salle — pleine de jeunes gens posément assis sur les gradins —, jaugeaient la foule un instant, silencieux face à face, puis se mettaient à tirer. Le silence était rompu par les balles et les cris, les courses, les chutes, les chaises renversées. Toi tu fuyais depuis presque le début, deux fois déjà tu t’étais trouvé près de la porte basse au moment de l’entrée, par l’autre porte, en haut, des tireurs, et tu avais mis à profit la seconde du jugement pour t’échapper. Cette fois, un tireur se tient devant la porte. Il te désigne de son arme et stoppe ton élan vers la sortie : pourquoi n’emportes-tu pas un peu de la nourriture du buffet ? Il sourit puis désigne tes chaussures. « Qu’est-ce que c’est que ça ? Des sandales ? Tu n’iras pas loin avec ça… » Mais il s’efface et te laisse sortir, tu as peur qu’il ne t’abatte mais déjà tu es dans l’autre salle et les cris commencent. Cette fois tu suis la foule qui fuit. Les corps tombent autour de toi, tu es dans le couloir. Tout à coup tu avises une porte, évidente mais que tu es le seul à voir : tu la franchis et te retrouves dans la cour du château. La palissade est basse, tu l’escalades sans difficulté. Et te voilà sur la route. Mais tu n’es pas sauvé pour autant : le jour n’est pas levé depuis longtemps ; avant la nuit salvatrice, les tireurs auront tout le temps, dans leurs énormes véhicules, de t’écraser sur cette tortueuse, cette unique route étroite, ou de t’abattre. Tu t’es bien débrouillé jusque-là, mais ta vie, malgré la liberté qu’ils te laissent, dépend encore entièrement de leur choix et de ses critères inconnus.
Du haut de leur palais isolé, protégé, ils observent, au bas des remparts — à peine visibles à cause de la distance gigantesque — la foule des hommes, acculés contre le mur par leurs propres enfants. Une mer d’hommes, jusqu’à l’horizon circulaire. Et eux, là-haut, calmes, propres, polis, discrets, cultivés, peu nombreux, réfléchis, circonspects, observent tristement, et avec fascination, la mer humaine qui les encercle. Que faire ? S’ils ouvraient les portes, ils seraient, en quelques instants, submergés, écrasés. L’édifice n’y résisterait pas, il s’écroulerait — seules ses fondations sont inébranlables —, et nul n’y gagnerait rien. Ou bien, au contraire, le monde entier y gagnerait le reflux de la mer humaine. Cette possibilité, ils n’ont pas le courage de l’envisager, de la tenter, et c’est pourquoi, dans leur prison céleste, ils sont malheureux, ils ont mauvaise conscience. Contrairement à ceux d’en bas, ils n’ont le recours ni de l’espoir, ni de la rage.
L’homme des terres arrive, on le voit de loin en terrain plat, il émerge de l’horizon et vient lentement par ici. Ses vêtements grossiers, qui le protègent bien du froid, l’empêchent d’avancer aussi vite que nous, mais nous ralentissons notre marche pour l’attendre ; j’ai même été envoyé à sa rencontre, comme éclaireur, pour l’accueillir et le guider. Qui est-il ? Nul ne le sait. De temps en temps on le voit apparaître et il passe quelques jours avec nous. Sa présence rayonnante nous fait tellement de bien — comme certainement aux autres tribus qu’il rencontre — que nous l’accueillons volontiers parmi nous aussi longtemps qu’il le désire, quand bien même il ne participe que médiocrement aux tâches nécessaires de notre quotidien : il chasse mal, il ne court pas ; en revanche il cuisine correctement. Il plaît aux femmes, mais nous ne lui connaissons aucune aventure avec l’une des nôtres ; avec elles aussi, même les plus belles, il reste distant. Il comprend mal notre langue (mais il a l’air de les comprendre un peu toutes), et parle à peine, mais sa poigne est douce et ferme à la fois, faite pour séduire tout le monde. Peut-être n’est-ce qu’une sorte de mendiant, perpétuellement errant sur le territoire, de tribu en tribu, échangeant contre nourriture sa compagnie réjouissante. Le voilà tout près ; avec tristesse, avec consternation même je remarque qu’il a désormais quelques cheveux blancs.
Je passe ma vie sur un pied, l’autre en l’air, bloqué dans le premier pas. En déséquilibre, je suis toujours en train de tomber d’un côté, de me rétablir de l’autre. Je n’avance pas, j’ai déjà assez de mal à rester debout. À force d’y peser, je m’enfonce dans ce premier pas ; je creuse ma voie dans son commencement.
Il est brisé, à mi-corps : homme des pieds jusque-là, fontaine de la taille à la tête. Cette moitié supérieure déchue pend lamentablement, flasque ; la tête traîne dans la terre, entre les bras inertes ; elle balle et les mains la giflent involontairement sans cesse tandis qu’il la tire, avançant. Il va chez le rebouteux. Mais le rebouteux ne peut rien pour lui, car la brisure est dans la tête. À la taille, mais dans la tête. Personne ne peut plus rien pour lui, il va continuer de traîner son demi-corps mort quelques temps encore, puis, épuisé, impotent, il s’arrêtera, se cachera au creux d’un arbre, où il attendra la mort, qui peut tarder longtemps.