Journal du conteur

« Nous voulons vivre ensemble » clament-ils…

« Nous voulons vivre ensemble » clament-ils à l’unisson. On leur donne un bout de terre, et, de là où ils sont venus s’affirmer tous ensemble, ils partent vers le lieu de leur nouvelle vie. Ils partent en chantant, sans impatience, pleins de courage, de détermination. Mais au fil du temps des différences de vitesse apparaissent entre eux : certains avancent plus vite que d’autres ; certains sont plus pressés d’arriver ; certains ont besoin de plus de repos, certains ont besoin de s’arrêter un moment, parce qu’ils sont épuisés, ou malades ; certains meurent ou sont mourants et ne peuvent pas continuer, n’atteindront jamais la terre offerte, et il faut s’arrêter pour les veiller (ou du moins les achever), puis les enterrer — le temps est passé où l’on pouvait simplement les abandonner, pressés par la survie des plus aptes — ils veulent plus que cela, c’est ainsi qu’ils sont venus se déterminer. Comment faire, désormais que leur groupe est une longue, longue file qui menace de plus en plus de se pointiller ? Vont-ils se résigner à l’éparpillement ? En tout cas, là où ils se sont arrêtés, quelles qu’en soient les raisons, certains vont s’installer, peut-être las de poursuivre, peut-être satisfaits de l’endroit. C’est toute une suite de communautés qui se créent, un archipel au lieu de l’île d’abord envisagée. Ceux qui ont atteint la terre allouée ne sont pas différents, eux aussi ne forment plus qu’une communauté parmi les autres, pas plus importante même symboliquement ; eux aussi oublient rapidement où ils sont — le lieu lui-même étant quelconque — et deviennent une banale maille du tissu de relations qui, entre tous ces îlots ainsi qu’entre eux et leurs voisins, va rapidement s’étendre, entérinant une séparation dès lors irrémédiable jusqu’au prochain rappel de la communauté.

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Il vit à la limite…

Il vit à la limite, appuyé, souvent adossé contre la limite. Il ne peut la quitter : elle est son seul appui.

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Depuis qu’il m’a capturé…

Depuis qu’il m’a capturé, il joue avec moi : d’une main il me précipite, de l’autre il me retient au bord de l’abîme. Je devrais y être habitué maintenant — ne s’habitue-t-on pas à tout ? — mais je n’y parviens pas : à chaque fois je ne peux pas ne pas être tourmenté par la crainte que cette fois-ci il ne veuille ou ne puisse pas me retenir. Il me faudra, je crois, encore de longues années de servage désespéré pour que j’en vienne, non plus à craindre, mais au contraire à désirer la chute et la délivrance, la seule délivrance possible, qu’elle m’apporterait.

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Habituellement, il manque de patience…

Habituellement, il manque de patience et de précaution, il tire au jugé, parfois à l’aveugle ; la plupart du temps, il n’atteint son but que par hasard. Mais cette fois, ses flèches, ses coups, ses injures, ses paroles et regards, tout lui revient tel que porté, aussi acéré, blessant, sans atténuation. C’est pourquoi, conscient du danger, cette fois il est très précautionneux, il se résout aux caresses, aux baisers. Face à la cible-miroir, il mesure tous ses gestes.

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D’abord, on choisit méticuleusement…

D’abord, on choisit méticuleusement les classes et les genres. Puis on remplit les classes avec des spécimens appropriés de chaque genre.

Ensuite on choisit les lois. Rien ne doit être laissé au hasard (ou du moins le moins possible). Les interactions, la combinatoire des éléments, genres et classes, doivent être étroitement codifiées.

Enfin, on prend ce petit monde, on l’enferme, dans un tonneau, un hangar, un château ou une planète, on maquille la porte et la soude, place un gardien de ce côté, et par des moyens indétectables, voire l’imagination, on observe son fonctionnement.

Tout l’intérêt du monde tient dans la subtile harmonie des règles. Il faut susciter les développements les plus longs et variés avec une économie de moyens maximale. Un monde qui s’arrête, ou un monde cyclique sont de peu d’intérêt. Une fois l’impulsion donnée, il faut qu’il avance de lui-même, de la manière le plus durablement imprévisible, sans limite assignable de durée.

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Je t’enfonce, je t’enfonce…

Je t’enfonce, je t’enfonce, j’appuie sur tes épaules, déjà ta tête est sous l’eau, tu étouffes, mais j’appuie encore, de tout mon poids, de toute ma force, tes pieds disparaissent dans la vase, ton corps entier bientôt, déjà quasi ta tête — alors je peux, enfin, me propulser, vers le haut, vers le ciel et la vie, m’appuyant sur tes épaules. Je fléchis les jambes, et m’élance. Cette dernière impulsion te condamne, et me sauve.

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Devant la foule avide accumulée, l’homme dit…

Devant la foule avide accumulée, l’homme dit : « Mon identité est dans la trace de mes pas ; mon identité est dans les objets que je regarde ; mon identité est dans les vêtements que je porte ; mon identité est dans les mots que ma voix véhicule ; mon identité est dans les objets que mes mains touchent ; mon identité est dans chacune des pensées qui circulent dans ma tête ; mon identité est dans les rayons du soleil que j’arrête ; mon identité est dans le vent qui souffle dans mes oreilles ; mon identité est dans le temps qui coule dans mes cellules ; mon identité est dans les sentiments que je vous porte ; mon identité est dans la vôtre, et votre identité, à chacun de vous, est dans la mienne, et ces mots, c’est vous qui les prononcez par ma bouche. » Il se tut et l’unité qui avait un instant prévalu cessa sur la terre.

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Dans la communauté, tu occupes une place élevée…

Dans la communauté, tu occupes une place élevée. Bien sûr tu es soumis à quelques interdictions, mais ce n’est pas grand-chose, et tu t’en accommodes, d’autant plus que tes privilèges te rendent envié. C’est pourquoi cette communauté n’est pas la tienne : comment lui appartenir en la surplombant ? Sur ton piédestal, tu es seul. C’est pour cette raison que tu ne veux pas lutter contre les révolutionnaires qui désirent t’abolir. Au contraire peut-être, tu vas les accueillir avec soulagement. Il se peut même que tu les remercies de te délivrer. Mais ils ne t’écouteront sûrement pas, ne te laisseront pas parler. C’est pourquoi, dès maintenant, tu te tais, et nous accables de ton silence.

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L’homme, une fois tout en haut…

L’homme, une fois tout en haut, ne sut plus comment descendre ; et pour cause : il s’était dépassé.

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Au début il est toujours loin…

Au début il est toujours loin ; il est loin et tu l’appelles. D’abord il ne t’entend pas, et souvent tu t’épuises et renonces avant qu’il ait entendu. Les fois où il s’arrête et se retourne, il te regarde sans bouger, sans la moindre surprise, peut-être une esquisse de sourire sur les lèvres, il t’attend. Quand, au bout de ton approche, tu es enfin à portée de parole, il s’adresse à toi comme s’il t’attendait, comme si c’est lui qui t’avait appelé et invité à le rencontrer là : il a des choses à te dire, nombreuses et précises, il les connaît bien et parle longuement, il ne se tait pas avant d’avoir dit tout ce qu’il avait à dire, qui, même si vous ne vous étiez pas parlé depuis des mois, te regarde pourtant intimement toi et nul autre. Par quelques questions il ouvre une petite fenêtre, mais tu sais qu’il attend des réponses précises et brèves, et tu te plies sans résister à cette volonté implicite qu’il n’admettrait sans doute pas. Après, sans doute, tu te sentiras coupable de ce que tu appelleras ta lâcheté, tu regretteras de n’avoir pas pu, toi, te vider de tout ce que tu voulais dire, ce pourquoi tu l’avais abordé ; au contraire, tu es bien plus plein qu’avant votre rencontre, car, pour chaque mot dont tu t’es délesté, trop vite pour en être satisfait, il t’en a rendu dix au moins, mots lourds qui pourtant — et c’est bien pourquoi malgré tout tu continues de vouloir le rencontrer —, au lieu de t’écraser concentrent tes forces, aiguisent ton courage, allument ton désir.

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