Journal du conteur

D’abord, on lui coupe…

D’abord, on lui coupe bras et jambes, et on le laisse ramper, se tortiller dans les ronces et la boue vers sa nourriture, qu’on lui jette toujours à l’écart, pour qu’il ait vraiment faim en l’atteignant.

Puis, quand il est devenu habile et musclé, qu’il commence à onduler avec la souplesse et la rapidité d’un serpent, on lui attache un boulet autour du cou. Il faut le voir peiner à nouveau ; il faut le voir tirer sur le boulet coincé dans une ornière : comme il s’acharne, tous ses muscles tendus dans un effort qu’une seule main ridiculiserait.

S’il y survit, si le boulet même ne lui est plus guère une entrave, on lui crève les yeux. Enfin, si guidé par son odorat aiguisé, il arrive encore à se traîner jusqu’aux charognes qu’on lui jette, dès qu’il a repris espoir on lui arrache le nez.

Chez nous, c’est ainsi qu’on les traite.

108

Arriveras-tu un jour…

Arriveras-tu un jour au bout du chemin — le plus loin possible de tous les murs, de tous les bords, de toutes les extrémités, le plus loin possible du sol comme du ciel — dans ce qui ne sera pourtant pas le centre ?

107

L’homme qui veut se dissimuler…

L’homme qui veut se dissimuler met son visage dans sa poche. Alors personne ne le remarque plus : les regards, sans prise, glissent sur lui.

Et c’est pour toujours. Car, invisible aussi pour celui qui n’est plus lui-même, il ne viendrait jamais à l’esprit de l’amnésique, de l’atrophié de soi qu’il est devenu de chercher quoi que ce soit dans sa poche. Y plongerait-il la main par hasard qu’il n’y trouverait qu’un masque desséché de momie, effrayant et inutile, qu’il jetterait, horrifié, pour l’oublier aussitôt.

106

À l’intérieur de lui, juché…

À l’intérieur de lui, juché sur les épaules successives de tous ceux qui en lui l’ont précédé. Il regarde vers le bas… aussi loin que son regard plonge, il ne discerne aucun pied, aucun sol. Rien d’autre qu’une enfilade de têtes et d’épaules.

105

À peine sevré…

À peine sevré, l’enfant est enfermé dans un tonneau, où il est nourri par un étroit orifice. Au fil des ans, la plupart meurent ; les survivants parviennent en général à devenir assez forts — on ne voit ici que des colosses — pour casser le tonneau et en sortir : ils ont alors mérité d’être admis parmi les adultes, et dans les arènes de la procréation. Quelques-uns, pourtant, ne meurent pas mais ne sortent pas. Certains ont vécu soixante ans dans leur tonneau, à la charge de la société. S’ils cognent incessamment sans parvenir à sortir, s’ils souffrent et se plaignent, leurs cris, leurs gémissements, leurs grognements, leur agitation insupportent vite : sans sommation, on jette le tonneau à l’abîme. Ceux qui n’incommodent pas, les discrets, qui se contentent de brefs couinements sourds — on ne leur a jamais appris à parler — pour réclamer leur ration quotidienne de vieux pain sec et d’épluchures de légumes, on ne découvre que tardivement leur mort, à l’odeur. Par curiosité, on fend le tonneau. On y trouve en général un avorton blanchâtre (s’il avait été propre), aveugle, hirsute, atrophié, à moitié paralysé, bossu, débile. On comprend pourquoi il ne voulait pas sortir.

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Alors que ta main de cueilleur…

Alors que ta main de cueilleur s’abaisse vers la fraise offerte, tu entends bouger dans les fourrés, à quelques mètres. Le bruit te fait lever la tête, et tu aperçois l’ours. Terrifié, tu te mets à courir vers les autres, du plus vite que tu peux. Les buissons piquants que tout à l’heure tu avais précautionneusement contournés, d’un bond tu les enjambes, sans crainte des serpents ni des chutes. Les branches souples qui te fouettent visage et corps, les ronces qui t’égratignent, tu n’y prends pas garde. Dans ta fuite, tu te fais lièvre, tu te fais antilope, chevreuil, guépard ! Comme la peur pour ta vie, l’instinct de la sauver, rendent les choix simples, font du reste un détail.

Et comme — tu t’en rends compte, arrivé, essoufflé, à l’abri du groupe — comme ta vie serait plus facile s’il y avait toujours un ours à ta poursuite !

103

C’est un buisson de serpents…

C’est un buisson de serpents qui rampent vers moi. Allongé dans l’herbe, je les observe, paralysé par la peur et la stupéfaction. Ils ouvrent grand leurs gueules, leurs langues sifflantes tendues vers moi.

Mais je me rends compte que ce ne sont pas la faim ou la colère qui les font ouvrir ainsi la gueule, mais la douleur, le désespoir.

C’est épuisés, moribonds qu’ils m’atteignent enfin, inoffensifs. Je comprends qu’ils sont venus mourir auprès de moi, chercher leur dernier refuge dans ma chaleur. Sous mon corps leurs gueules refermées s’enfouissent. Je surmonte ma répugnance et je les caresse, puis les étreins pendant les dernières convulsions de leur tronc recroquevillé. Je sens leur cœur palpiter… puis s’éteindre. Je les berce. Ils meurent dans mes bras.

102

Petit à petit, ils se sont sédentarisés…

Petit à petit, ils se sont sédentarisés. Ils ont appris à cultiver les céréales qu’ils se contentaient autrefois de récolter là où le hasard les avait semées. Ils ont apprivoisé de nouveaux animaux et les ont ajoutés à ceux qui les avaient docilement accompagnés depuis plusieurs millénaires. D’eux ils utilisent tout : force, lait, chair, sang, os… Ils vont encore dans les forêts dont on devine la ligne sombre à l’horizon, couper du bois, chasser, ramasser, cueillir, mais ils ne dépendent plus d’elles pour leur survie. À l’abri des petites maisons au bord des champs cultivés, avec leurs précieux animaux domestiques au repos dans leur enclos et protégés des prédateurs sauvages par les chiens de garde, ils commencent à goûter la douceur de la vie. La sécurité croissante fait décliner la crainte qui tendait constamment les sens en éveil, et rendait le sommeil si peu reposant. Seuls les toits bas des maisons courbent encore les dos, non plus la faim, le harassement des longues marches nomades. Celui qui a mangé à sa faim peut s’allonger tranquillement au soleil couchant. La joue sur sa main, il observe les brins d’herbe pliés par les rafales du vent ; il prête attention à une mouche qui se pose à quelques centimètres de son bras, à la silhouette d’un oiseau planant devinée du coin de l’œil, au papillon de ses pensées après lequel il court sans jamais pouvoir l’attraper jusque dans ses rêves.

Quand il se réveille, de nombreuses générations plus tard, il est lui aussi dans un enclos. Entre temps, des hommes ont pris pouvoir sur autrui, qu’ils élèvent selon leur volonté. C’est le fracas du combat entre éleveurs qui l’a réveillé : entre ceux qui élèvent des esclaves et ceux, plus récents, qui élèvent des éleveurs. Entre les deux, il ne sait quel parti prendre. Il oscille d’une tendance à l’autre, longtemps, les sentant aussi en lui. S’il leur échappe, c’est pour devenir son propre et unique éleveur, et réciproquement son propre et unique élève.

101

Comme tout le monde ou presque…

Comme tout le monde ou presque, ils ont commencé par courir contre les autres. « Sur le chemin qui mène au but, je l’ai déjà dépassé » ont-ils sans doute pensé de quelque aîné enviable. Comme s’il n’y avait qu’un seul chemin, qu’un seul but après lequel courir, un but clairement défini, à atteindre et posséder, comme un trésor. Mais ils ont découvert peu à peu que les chemins sont en nombre infini, qui mènent aux buts à choisir dans la liste elle-même infinissable — trop longue pour être accomplie entièrement, trop courte encore, bien qu’entamée depuis plusieurs millénaires, pour qu’aucun des buts qu’elle propose puisse être ignoré de quiconque. Ils ont couru pour dépasser les autres — mais comme ils ne partent pas tous au même moment ni du même endroit, comme ils n’ont pas non plus tous le même but, l’identification des dépassements est ridiculement difficile : on passe son temps à dépasser et à se faire dépasser, sans savoir si ceux qu’on dépasse ou qui dépassent sont partis la veille ou des années auparavant, et si donc on a quelque mérite à dépasser ou quelque faiblesse à être dépassé. Ils ont couru pour agiter leur sang, pour étourdir leurs sens, couru le plus vite possible : au rythme de leurs faiblesses plutôt qu’à celui de leurs qualités.

Puis est venu le moment où ils ne s’efforcent plus de dépasser tous ceux que le hasard a mis sur leur chemin, d’ailleurs de moins en moins nombreux : plus on avance, plus les coureurs sont épars, plus les chemins divergent. Ils ont cessé d’avoir peur et de voir un concurrent en chacun, ils courent désormais d’abord contre eux-mêmes, après leur but propre. But souvent moins à atteindre qu’à pratiquer. Ou encore : but qui s’atteint ou se manque à chaque pas. But — par exemple : l’équilibre — comme entraînement, comme résultat de cet entraînement, comme mesure de ce résultat.

Même si c’est la qualité du pas qui leur importe désormais, ils continuent à courir, dans l’urgence de la mortalité : pour avoir posé durant leur vie le plus grand nombre de pas possible. Moins ils font de pas inaccomplis, et plus, dans la course unique de tous les hommes jusqu’à la mort, ils sont loin devant.

100

Poussés par la nature…

Poussés par la nature — car il n’y avait encore rien d’autre pour les pousser —, les hommes sortent la tête de la nature. Ils créent et découvrent à la fois, par ce mouvement, quelque chose hors de la nature, au-dessus : la culture. Entre les deux, désormais séparées quoique nécessairement jointes, la frontière est d’emblée incertaine : d’abord à hauteur du cou, elle commence bientôt à monter et descendre, déjà tiraillée par les nouvelles impulsions contradictoires en chacun vers le haut ou le bas. C’en serait assez de cette lutte intérieure, mais s’y mêle encore autrui : car ceux qui ont sorti tout le tronc de la nature dans la culture (ils ne peuvent guère aller plus haut, les pieds doivent rester bien enfoncés dans la nature), tirent sur les têtes qui surnagent pour hisser d’autres hommes à leur côté, tandis que ceux qui n’ont pas réussi à sortir la tête de la nature, qui n’ont pas réussi à la maintenir là-haut ou ne l’ont pas voulu et ont décidément replongé dans la nature, tirent sur les jambes de ceux qui là-haut sont partagés, pour les faire redescendre, et demeurer comme eux entièrement dans la nature avec les bêtes.

Dans ce combat, à force d’être écartelés entre haut et bas, les hommes sont de plus en plus étirés, la tête de plus en plus éloignée des pieds. Lorsque la tension est trop forte, l’homme est rompu. Pour éviter cela, on passe la plus grande part de son temps à se débattre, à secouer jambes et tête pour faire lâcher prise aux tireurs. Puis, dans le peu de temps qui reste, rarement suffisant, on retourne ses forces et, cette fois contre l’autre tension, sa propre tension intérieure entre nature et culture, à peine moins écartelante, on s’efforce encore de lutter : non plus seulement se laisser tirer dessus par l’une et l’autre à la fois, mais se mettre tantôt du côté de la nature, tantôt du côté de la culture, et tirer assez fort, à son tour, tirer avec l’une contre l’autre et vice-versa, pour les tenir en équilibre.

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