Journal du conteur

Alors que ta main de cueilleur…

Alors que ta main de cueilleur s’abaisse vers la fraise offerte, tu entends bouger dans les fourrés, à quelques mètres. Le bruit te fait lever la tête, et tu aperçois l’ours. Terrifié, tu te mets à courir vers les autres, du plus vite que tu peux. Les buissons piquants que tout à l’heure tu avais précautionneusement contournés, d’un bond tu les enjambes, sans crainte des serpents ni des chutes. Les branches souples qui te fouettent visage et corps, les ronces qui t’égratignent, tu n’y prends pas garde. Dans ta fuite, tu te fais lièvre, tu te fais antilope, chevreuil, guépard ! Comme la peur pour ta vie, l’instinct de la sauver, rendent les choix simples, font du reste un détail.

Et comme — tu t’en rends compte, arrivé, essoufflé, à l’abri du groupe — comme ta vie serait plus facile s’il y avait toujours un ours à ta poursuite !

103

C’est un buisson de serpents…

C’est un buisson de serpents qui rampent vers moi. Allongé dans l’herbe, je les observe, paralysé par la peur et la stupéfaction. Ils ouvrent grand leurs gueules, leurs langues sifflantes tendues vers moi.

Mais je me rends compte que ce ne sont pas la faim ou la colère qui les font ouvrir ainsi la gueule, mais la douleur, le désespoir.

C’est épuisés, moribonds qu’ils m’atteignent enfin, inoffensifs. Je comprends qu’ils sont venus mourir auprès de moi, chercher leur dernier refuge dans ma chaleur. Sous mon corps leurs gueules refermées s’enfouissent. Je surmonte ma répugnance et je les caresse, puis les étreins pendant les dernières convulsions de leur tronc recroquevillé. Je sens leur cœur palpiter… puis s’éteindre. Je les berce. Ils meurent dans mes bras.

102

Petit à petit, ils se sont sédentarisés…

Petit à petit, ils se sont sédentarisés. Ils ont appris à cultiver les céréales qu’ils se contentaient autrefois de récolter là où le hasard les avait semées. Ils ont apprivoisé de nouveaux animaux et les ont ajoutés à ceux qui les avaient docilement accompagnés depuis plusieurs millénaires. D’eux ils utilisent tout : force, lait, chair, sang, os… Ils vont encore dans les forêts dont on devine la ligne sombre à l’horizon, couper du bois, chasser, ramasser, cueillir, mais ils ne dépendent plus d’elles pour leur survie. À l’abri des petites maisons au bord des champs cultivés, avec leurs précieux animaux domestiques au repos dans leur enclos et protégés des prédateurs sauvages par les chiens de garde, ils commencent à goûter la douceur de la vie. La sécurité croissante fait décliner la crainte qui tendait constamment les sens en éveil, et rendait le sommeil si peu reposant. Seuls les toits bas des maisons courbent encore les dos, non plus la faim, le harassement des longues marches nomades. Celui qui a mangé à sa faim peut s’allonger tranquillement au soleil couchant. La joue sur sa main, il observe les brins d’herbe pliés par les rafales du vent ; il prête attention à une mouche qui se pose à quelques centimètres de son bras, à la silhouette d’un oiseau planant devinée du coin de l’œil, au papillon de ses pensées après lequel il court sans jamais pouvoir l’attraper jusque dans ses rêves.

Quand il se réveille, de nombreuses générations plus tard, il est lui aussi dans un enclos. Entre temps, des hommes ont pris pouvoir sur autrui, qu’ils élèvent selon leur volonté. C’est le fracas du combat entre éleveurs qui l’a réveillé : entre ceux qui élèvent des esclaves et ceux, plus récents, qui élèvent des éleveurs. Entre les deux, il ne sait quel parti prendre. Il oscille d’une tendance à l’autre, longtemps, les sentant aussi en lui. S’il leur échappe, c’est pour devenir son propre et unique éleveur, et réciproquement son propre et unique élève.

101

Comme tout le monde ou presque…

Comme tout le monde ou presque, ils ont commencé par courir contre les autres. « Sur le chemin qui mène au but, je l’ai déjà dépassé » ont-ils sans doute pensé de quelque aîné enviable. Comme s’il n’y avait qu’un seul chemin, qu’un seul but après lequel courir, un but clairement défini, à atteindre et posséder, comme un trésor. Mais ils ont découvert peu à peu que les chemins sont en nombre infini, qui mènent aux buts à choisir dans la liste elle-même infinissable — trop longue pour être accomplie entièrement, trop courte encore, bien qu’entamée depuis plusieurs millénaires, pour qu’aucun des buts qu’elle propose puisse être ignoré de quiconque. Ils ont couru pour dépasser les autres — mais comme ils ne partent pas tous au même moment ni du même endroit, comme ils n’ont pas non plus tous le même but, l’identification des dépassements est ridiculement difficile : on passe son temps à dépasser et à se faire dépasser, sans savoir si ceux qu’on dépasse ou qui dépassent sont partis la veille ou des années auparavant, et si donc on a quelque mérite à dépasser ou quelque faiblesse à être dépassé. Ils ont couru pour agiter leur sang, pour étourdir leurs sens, couru le plus vite possible : au rythme de leurs faiblesses plutôt qu’à celui de leurs qualités.

Puis est venu le moment où ils ne s’efforcent plus de dépasser tous ceux que le hasard a mis sur leur chemin, d’ailleurs de moins en moins nombreux : plus on avance, plus les coureurs sont épars, plus les chemins divergent. Ils ont cessé d’avoir peur et de voir un concurrent en chacun, ils courent désormais d’abord contre eux-mêmes, après leur but propre. But souvent moins à atteindre qu’à pratiquer. Ou encore : but qui s’atteint ou se manque à chaque pas. But — par exemple : l’équilibre — comme entraînement, comme résultat de cet entraînement, comme mesure de ce résultat.

Même si c’est la qualité du pas qui leur importe désormais, ils continuent à courir, dans l’urgence de la mortalité : pour avoir posé durant leur vie le plus grand nombre de pas possible. Moins ils font de pas inaccomplis, et plus, dans la course unique de tous les hommes jusqu’à la mort, ils sont loin devant.

100

Poussés par la nature…

Poussés par la nature — car il n’y avait encore rien d’autre pour les pousser —, les hommes sortent la tête de la nature. Ils créent et découvrent à la fois, par ce mouvement, quelque chose hors de la nature, au-dessus : la culture. Entre les deux, désormais séparées quoique nécessairement jointes, la frontière est d’emblée incertaine : d’abord à hauteur du cou, elle commence bientôt à monter et descendre, déjà tiraillée par les nouvelles impulsions contradictoires en chacun vers le haut ou le bas. C’en serait assez de cette lutte intérieure, mais s’y mêle encore autrui : car ceux qui ont sorti tout le tronc de la nature dans la culture (ils ne peuvent guère aller plus haut, les pieds doivent rester bien enfoncés dans la nature), tirent sur les têtes qui surnagent pour hisser d’autres hommes à leur côté, tandis que ceux qui n’ont pas réussi à sortir la tête de la nature, qui n’ont pas réussi à la maintenir là-haut ou ne l’ont pas voulu et ont décidément replongé dans la nature, tirent sur les jambes de ceux qui là-haut sont partagés, pour les faire redescendre, et demeurer comme eux entièrement dans la nature avec les bêtes.

Dans ce combat, à force d’être écartelés entre haut et bas, les hommes sont de plus en plus étirés, la tête de plus en plus éloignée des pieds. Lorsque la tension est trop forte, l’homme est rompu. Pour éviter cela, on passe la plus grande part de son temps à se débattre, à secouer jambes et tête pour faire lâcher prise aux tireurs. Puis, dans le peu de temps qui reste, rarement suffisant, on retourne ses forces et, cette fois contre l’autre tension, sa propre tension intérieure entre nature et culture, à peine moins écartelante, on s’efforce encore de lutter : non plus seulement se laisser tirer dessus par l’une et l’autre à la fois, mais se mettre tantôt du côté de la nature, tantôt du côté de la culture, et tirer assez fort, à son tour, tirer avec l’une contre l’autre et vice-versa, pour les tenir en équilibre.

99

Il est allé au bout…

Il est allé au bout, il s’y est établi, il a passé sa vie à explorer les plus infimes recoins de cette pointe, et maintenant qu’il est mort cette position ultime est occupée par sa statue. Il fallait que quelqu’un, un jour, le fasse. Un seul suffisait ; maintenant que ç’a été fait, et que la position est tenue et bien tenue, les autres sont libérés de cette exigence qui a épuisé tant d’énergie en vain auparavant, et peuvent se concentrer sur leurs cheminements singuliers. Dans cette progression, sa statue leur est une vigie : dès qu’ils faiblissent, il leur suffit de tourner la tête vers ce terme où on en devine la silhouette pour avoir honte, et reprendre leurs efforts : ils doivent aller aussi loin que possible sans suivre son chemin, du moins pas jusqu’au bout, jusqu’au-delà du moment où ce chemin se sépare de tous les autres et file tout droit au bout. À ce carrefour, on s’arrête une fois, on essaye de distinguer, de loin, les détails de la statue. De temps en temps un courageux s’en approche un instant, le temps de couper respectueusement les mauvaises herbes, puis vite il s’en va. Il ne s’est encore trouvé personne pour vouloir abattre la statue et prendre sa place. D’ordinaire les pèlerins campent là quelque temps, et quand ils se sont convaincus de ce qu’ils ont vu, il ne leur reste plus qu’à faire demi-tour, à rentrer chez eux, dans le monde, où les chemins ne vont pas aussi loin ni aussi droit, mais où, pour cette raison, ils peuvent sinuer sans s’arrêter, à l’infini.

98

La boule

Chaque fois qu’elle dévalait la faible pente du pré, zigzaguant entre les bancs, décollant sur les bosses, les parents affolés rappelaient leurs enfants. Mais les enfants, renversés sur les balançoires lancées, agrippés au murs d’escalade comme des araignées, rampant dans les labyrinthes inoffensifs ou secouant les échelles de cordes, la regardaient passer, fascinés.

En bout de course, elle venait mourir contre la clôture. Alors les enfants se précipitaient sur elle et leurs cris la ranimaient. Elle faisait semblant d’essayer de leur échapper, elle les tamponnait quelque peu ; ils tombaient en riant et se relevaient aussitôt, tandis que les parents, de moins en moins inquiets, surveillaient la scène avec curiosité.

Finalement, encerclée, elle s’avouait vaincue, et se laissait faire. Les enfants, poussant tour à tour la ramenaient en haut du pré, sur le monticule, et s’éparpillaient vers les activités, la surveillant du coin de l’œil… Elle prenait son élan et tout recommençait.

À force de gentillesse, la boule avait vaincu toutes les oppositions, les réticences des adultes… Alors elle partit escalader l’Everest.

97

Si je dis « mes mains »…

Si je dis « mes mains », je les sépare de moi. Mes mains ne restent au bout de mes bras que tant que je les utilise innommées. Dès que je les mentionne, elles tombent. De même, je peux les voir, mais, sous peine d’être manchot, non pas les regarder.

Mentionnées, regardées, mes mains restent posées dans l’herbe, inertes. Je veux les ravoir — mais pour cela je dois justement ne pas y penser. Si je les oublie, elles seront à leur place et en fonction la prochaine fois que j’aurai besoin d’elles.

96

Ayant longtemps cheminé, le voyageur…

Ayant longtemps cheminé, le voyageur s’arrêta à l’ombre d’un arbre, s’adossa à son tronc large, mangea le quignon de pain qui était toute sa provision, puis, rassasié pourtant de ce dîner d’ascète ou d’ermite, s’endormit serein. Il fit un rêve : moi qui n’étais pas né, j’y demandais à mon maître le secret de la vérité. Mon maître méditait un long moment, puis m’avouait qu’il avait oublié ma question. Retenant, mais difficilement, le mauvais réflexe de le juger mal, je m’apprêtai à la lui répéter, quand une idée m’arrêta, l’idée que la réponse était peut-être cet oubli même. Je ne dis rien et mon maître non plus, nous ne reparlâmes que des années plus tard, quand je fus devant lui plus et moins qu’un rêve : un disciple de 13 ans. Je n’osai jamais aborder ce sujet ; j’attendis, plein d’espoir, qu’il le fasse, mais il ne le fit pas, et maintenant qu’il est mort je ne saurai jamais si, dans ma prescience, j’eus raison de me taire. Devenu maître à mon tour, quand je ne l’élude pas j’enseigne, moins par conviction que par incompétence, l’oubli de la question de la vérité. Mais, secrètement, cet oubli je suis loin de l’oublier : il me hante, me ronge.

95

Soudain j’entends pouffer…

Soudain j’entends pouffer derrière moi. Je me retourne et croise un joyeux regard fixé sur moi, juste au-dessus de lèvres étirées en un sourire ironique si fugace que je peux croire l’avoir inventé plus que deviné. Je prends une rue adjacente — c’est mon chemin quotidien — et avance de mon pas habituel. C’est jour de marché, je m’engage au milieu des étals et m’arrête un instant devant des fruits. Je m’apprête à demander une banane et une pomme mais le regard et le sourire du vendeur arrêtent mes mots dans ma gorge. Je m’éloigne comme si je n’avais rien remarqué. Sur un autre étalage, des fraises m’attirent et je les demande, mais la vendeuse ne semble pas croire que je veuille vraiment lui acheter des fraises, elle passe au client suivant en réprimant une réponse sans doute insolente à ce qu’elle croit apparemment une blague de ma part. Je commence à m’inquiéter. Qu’ont-ils tous aujourd’hui à se moquer de moi ? Je sors du marché là où commence la longue descente sur les pavés glissants. Je marche prudemment, à petits pas, comme d’habitude. J’ai à peine fait quelques mètres qu’un rire éclate dans mon dos. Je me retourne en sursaut, et vois un homme plié en deux, le visage vers le sol mais un bras tendu dans ma direction, je croise alors le regard de son compagnon, à qui l’indication du bras est destinée. Ses lèvres tremblent un instant tandis que les commissures de ses yeux se plissent, puis il abandonne la lutte contre lui-même et éclate de rire à son tour — le premier compagnon ne s’est pas arrêté, il a relevé la tête un instant, m’a regardé et est reparti de plus belle. Je me retourne et me retiens d’accélérer, au contraire je ralentis mon pas et tente d’avancer d’une manière que je crois digne, mais à chaque devanture, à chaque croisement, les rires éclatent dans mon dos. Tous ils durent encore, les derniers renforçant les premiers. Tous les rires se fondent en un bruit assourdissant, entre le hululement et le hurlement, qui me poursuit. Arrivé en bas de la rue je n’en peux plus et me mets à courir. Je me trompe de rue et me retrouve sur le boulevard, à contresens de la plupart des travailleurs. Des doigts se tendent vers moi, face à moi cette fois. Je les ignore au moins en ne ralentissant pas ma course. J’arrive au travail hors d’haleine ; il me semble, d’après le bruit qui assourdit celui de la circulation, que la ville entière est en train de rire de moi. J’arrache ma cravate et déboutonne ma chemise à peine entré dans mon bureau. Après quelques minutes je passe sans bruit la tête par la porte et regarde ma secrétaire, que je viens d’entendre arriver. Je tape légèrement du doigt sur le chambranle et elle tourne vers moi son regard. Non, elle ne semble pas se retenir de rire. J’ai quitté ma veste, je vais aux toilettes. Avant de me laver le visage, je le regarde attentivement dans la glace, sans rien y trouver de particulier : mon vieux visage des matins. Mes chaussures ne sont pas sales, ni mon pantalon. Ma veste, je l’ai observée dans mon bureau, sans y trouver la moindre tâche, le moindre pli. Mes cheveux sont aussi platement coiffés qu’habituellement. Qu’avaient-ils donc tous ? Ce jour-là j’annule tous mes rendez-vous et reste enfermé dans mon bureau, je donne congé à la secrétaire. J’attends tard le soir pour rentrer, que les rues soient désertes. Je croise quand même quelques attardés, quelques noctambules qui ne sont pas trop saouls pour ne pas ricaner à mon passage. Je m’enferme chez moi, je passe la nuit au lit sans dormir, à tourner dans les labyrinthes de l’insomnie. À la première heure je me présente chez le boulanger. La boutique est ouverte mais le guichet désert. J’appelle et le boulanger arrive, surpris de me voir là si tôt, mais nullement hilare. Je trouve une quelconque excuse et prends très doucement le chemin du bureau en mangeant mes croissants, et je m’arrête devant chaque vitrine qu’on soulève pour guetter la réaction du vendeur, toujours la même pourtant, la plus banale. La journée s’écoule normalement, et plus jamais depuis je n’ai subi de nouveau les incompréhensibles rires de toute la ville. Mais tous les regards me sont devenus des pièges, toujours prêts à se refermer sur moi : dans l’attente du retour inopiné de l’absurde hilarité collective à mes dépens, je n’ai plus de paix.

94