Un enclos a été dressé. Quelques hommes s’y tiennent, serrés les uns contre les autres, le plus loin possible des barrières. Ils ne s’écartent les uns des autres que sous le fouet des contremaîtres, qui les désignent et les envoient au travail. Le travail consiste à recopier les livres de la vérité. Pour cela il faut évidemment la lire et la relire : il n’est donc pas impossible, sans s’en rendre compte, de l’assimiler, toute méfiance annulée par les coups et les cris des contremaîtres. Les plus intelligents des scribes s’étonnent même qu’on les autorise à poser leurs yeux sur ces textes sacrés. Ils pensent qu’on ne les croit pas assez intelligents pour qu’ils puissent en profiter, et ils redoublent d’efforts pour acquérir la connaissance dont ils se découvrent capables. Ceux qui sont ainsi devenus savants croient cacher hypocritement leur nouveau savoir derrière le masque de la servilité la plus docile, mais les contremaîtres ne s’y trompent pas, eux qui ont été en leur temps les meilleurs des scribes, avant de passer de l’autre côté de la barrière et de fouetter leurs anciens pairs sans remords. De leur lointaine retraite, les maîtres surveillent le chantier et veillent à l’équilibre des travailleurs et des contremaîtres, auxquels ils apportent, de loin en loin, le visage masqué, les nouveaux et longs articles de la vérité à recopier pour leur seul usage en échange des copies qu’ils emportent.
Au cirque des monstres, l’attraction la plus populaire est celle-ci : le dompteur secoue de toutes ses forces un fouet, au bout duquel, à la seule force des dents, un homme-tronc est accroché. Le dompteur fouette, gifle l’air et le sol, et l’homme-tronc doit tenir bon. C’est à qui lâchera prise le premier. À chaque coup, à chaque effort redoublé du dompteur, la foule retient son souffle, dans l’attente éperdue du dénouement. Mais il n’est pas près d’arriver, les deux lutteurs sont bien accrochés l’un à l’autre, il faut attendre encore pour connaître le vainqueur. Que ce soit d’ailleurs l’un ou l’autre, l’homme-tronc va nécessairement finir par s’envoler vers les gradins, par s’écraser contre un fauteuil soudainement déserté, sous les clameurs de surprise et de peur. Qu’il ait vaincu le dompteur en résistance ou non, il n’y aura gagné que son pain quotidien.
Grâce à mes nombreux petits bras, mous et gluants, je peux ramper, mais très lentement. Grâce à ma cavité buccale, je peux sucer et filtrer la boue des flaques, l’eau croupie des mares ; parfois la pluie me désaltère. Il m’est difficile de me déplacer, et très long de me nourrir. Je me suis donc fait poisson : je me suis traîné jusqu’au bout d’une falaise, et de là je me suis laissé tomber dans la mer. Je m’y laisse porter par les vagues et les courants, je passe mes journées à filtrer l’eau. Et je fonctionne, maintenant, à plein régime ; je grossis. Je filtre les déchets, les impuretés ; je les retiens, les digère, me les incorpore, me les fais charpente et parois renforcées. J’ai certes abandonné toute velléité de maîtriser mon déplacement, mais je nage en pleine félicité. Mes petits bras s’atrophient, je n’en ai plus besoin. Ma vue de même, mon ouïe, mon odorat. Je vais bientôt me taire. Voici ma dernière phrase : je vais digérer mon système nerveux, je n’en ai plus besoin non plus.
Dans la salle où la foule des curieux est rassemblée, on jette soudainement un gnou. Un beau gnou mâle adulte, habitué aux chevauchées par les plaines de tout un continent. Interloqués, l’animal et la foule s’observent, immobiles. Puis les premiers hommes, les dominants, commencent à s’approcher doucement. On tente une manœuvre d’encerclement malgré les tables et les chaises. Le gnou, effrayé, se met à crier et son cri tient en respect quelques instants la foule. Mais elle recommence bientôt son avancée inexorable. Le gnou rue, ses pattes tremblent. Tout à coup il se met à courir. Il renverse des hommes, piétine des enfants, se cogne aux murs, s’écorche aux coins des tables. Tout le monde hurle, qui de rage, qui d’effroi. On lui jette des chaises, on le frappe au passage avec ce qui tombe sous la main. La bête finit par trébucher. On se jette sur elle, on l’étouffe, la piétine à son tour. Trois hommes l’étranglent de toute leur force.
La lutte est finie, le gnou gît, mort, à même le sol. Et la reconstitution continue : maintenant, sans couteau ni flamme, rien qu’avec les ongles et les dents, il faut le manger.
À l’école des contorsionnistes, on ne prend que des nouveau-nés. On les met dans une boîte, et on les y laisse. Ils y mangent, y dorment ; ils y grandissent, toujours plus courbés, plus comprimés.
Dès qu’ils remplissent la boîte, on les emmène en tournée.
Sous les yeux de la foule silencieuse, attentive, on sort le contorsionniste de sa boîte. Il est bossu, chétif, débile, difforme ; il ne peut pas, ou à peine, se tenir debout. On l’expose dans tous les sens, on le fait aller et venir d’un bout à l’autre de la scène ; quand la foule est rassasiée de sa vue, un grondement de tambour retentit. La foule retient son souffle : c’est pour le contorsionniste le moment du choix : il doit décider de rentrer dans sa boîte, ou de quitter la scène pour tenter sa chance dans le monde.
S’il choisit le monde, il se traîne vers la coulisse, sous les jets de fruits, sous les huées. Là il attend que les spectateurs soient partis, puis, dans un vieux manteau dont on lui a fait l’aumône, il s’enfonce en rampant dans la nuit.
Si, au contraire, il choisit la boîte, sous les cris joyeux de la foule il doit y rentrer immédiatement. Il ne peux plus renoncer, la foule le lyncherait s’il échouait maintenant. Il s’efforce donc, d’abord les jambes, ou les fesses ; il se plie, se replie, se tord, se comprime. Celui qui malgré tout n’y parvient pas est au désespoir, la foule s’impatiente et gronde, il doit en finir… il en est réduit à se briser les os pour rentrer.
Alors on remporte la boîte refermée, et le lendemain soir, dans une autre ville, on recommence.
D’abord, on lui coupe bras et jambes, et on le laisse ramper, se tortiller dans les ronces et la boue vers sa nourriture, qu’on lui jette toujours à l’écart, pour qu’il ait vraiment faim en l’atteignant.
Puis, quand il est devenu habile et musclé, qu’il commence à onduler avec la souplesse et la rapidité d’un serpent, on lui attache un boulet autour du cou. Il faut le voir peiner à nouveau ; il faut le voir tirer sur le boulet coincé dans une ornière : comme il s’acharne, tous ses muscles tendus dans un effort qu’une seule main ridiculiserait.
S’il y survit, si le boulet même ne lui est plus guère une entrave, on lui crève les yeux. Enfin, si guidé par son odorat aiguisé, il arrive encore à se traîner jusqu’aux charognes qu’on lui jette, dès qu’il a repris espoir on lui arrache le nez.
Arriveras-tu un jour au bout du chemin — le plus loin possible de tous les murs, de tous les bords, de toutes les extrémités, le plus loin possible du sol comme du ciel — dans ce qui ne sera pourtant pas le centre ?
L’homme qui veut se dissimuler met son visage dans sa poche. Alors personne ne le remarque plus : les regards, sans prise, glissent sur lui.
Et c’est pour toujours. Car, invisible aussi pour celui qui n’est plus lui-même, il ne viendrait jamais à l’esprit de l’amnésique, de l’atrophié de soi qu’il est devenu de chercher quoi que ce soit dans sa poche. Y plongerait-il la main par hasard qu’il n’y trouverait qu’un masque desséché de momie, effrayant et inutile, qu’il jetterait, horrifié, pour l’oublier aussitôt.
À l’intérieur de lui, juché sur les épaules successives de tous ceux qui en lui l’ont précédé. Il regarde vers le bas… aussi loin que son regard plonge, il ne discerne aucun pied, aucun sol. Rien d’autre qu’une enfilade de têtes et d’épaules.
À peine sevré, l’enfant est enfermé dans un tonneau, où il est nourri par un étroit orifice. Au fil des ans, la plupart meurent ; les survivants parviennent en général à devenir assez forts — on ne voit ici que des colosses — pour casser le tonneau et en sortir : ils ont alors mérité d’être admis parmi les adultes, et dans les arènes de la procréation. Quelques-uns, pourtant, ne meurent pas mais ne sortent pas. Certains ont vécu soixante ans dans leur tonneau, à la charge de la société. S’ils cognent incessamment sans parvenir à sortir, s’ils souffrent et se plaignent, leurs cris, leurs gémissements, leurs grognements, leur agitation insupportent vite : sans sommation, on jette le tonneau à l’abîme. Ceux qui n’incommodent pas, les discrets, qui se contentent de brefs couinements sourds — on ne leur a jamais appris à parler — pour réclamer leur ration quotidienne de vieux pain sec et d’épluchures de légumes, on ne découvre que tardivement leur mort, à l’odeur. Par curiosité, on fend le tonneau. On y trouve en général un avorton blanchâtre (s’il avait été propre), aveugle, hirsute, atrophié, à moitié paralysé, bossu, débile. On comprend pourquoi il ne voulait pas sortir.