Tu te balades dans ta vieille tête ; tout n’est que ruines : bâtiments effondrés recouverts d’une herbe sèche, souvenirs brisés éparpillés, chemins laissés à l’abandon, arbres morts ou moribonds. Les habitants de ta tête sont partis, n’ayant plus nulle part où loger dans ces ruines, et tu y demeures, t’y balades désormais tout seul. Tu foules cette herbe rare qui laisse affleurer les vieilles pierres tombées, dans les brisures desquelles quelques fleurs parviennent encore à pousser malgré la terre épuisée ; tu t’appliques à surprendre l’écho des grands bruits de foules d’antan, quand les bâtiments étaient pleins de monde et reliés par une circulation intense, mais le vent même ne souffle plus qu’à peine, et les oiseaux eux aussi sont partis ; tu t’assois sur le socle d’une statue renversée dont la figure à tes pieds tourne vers toi un regard embruni de mousse et délavé de rosée : ce regard, c’est le tien, tu le sais ; les yeux dans les yeux tu contemples ta vie, ton cheminement, tu les scrutes, tu les juges jusqu’à ce que la lassitude te gagne — ce n’est jamais long, les questions sans réponse sont encore nombreuses, et tu les abandonnes dès qu’elles se présentent, tu as passé l’âge et le temps de les creuser, elles resteront sans réponse, sans autre réponse que celle que tu leur as donnée en actes. Tu contemples les choix que tu as faits, et leur irréversibilité t’apaise : ils ont frayé le chemin, tu n’as plus qu’à le suivre jusqu’à son terme proche.
Quand tu n’es pas trop fatigué, parfois tu prends une pelle et tu creuses là où ton intuition te guide, et presque toujours tu trouves un trésor, enfoui dans ta tête. Fragments d’un vieux souvenir, émotion en miettes, et si tu t’emploies à les recoller, tu peux, à force de patience, d’attention, presque les revivre.
Il y a encore beaucoup d’autres trésors, morceaux de trésors dans ta vieille tête, pas enfouis ceux-là, qui roulent à même le sol, que les séismes ont déportés, et sur lesquels, un jour au détour d’un chemin, tu butes — et parfois, devant ce caillou qui ne conserve plus de sa forme passée qu’une infime trace de régularité, tu pleures comme un enfant, et tu donnerais, à ce moment, toute ta mémoire pour revoir un instant ce caillou dans sa splendeur recouvrée de pépite… Puis tu te calmes, tu le mets dans ta poche — et tu l’oublies ; et de tes vieilles poches encombrées, trouées, il finit par tomber, lui aussi, lui aussi qui un instant t’avait paru contenir toute ta vie, ton esprit, ton identité enfin unanimes.
Et quand vient le soir et que tu es surpris dans un champ de ruines, tu t’étends, et tu t’endors sans crainte, à l’abri des vestiges de ta mémoire.
Ça y est, tu es vieux. Tu marches lentement, tu te lèves difficilement, tu ne peux plus faire l’amour, tu n’en as d’ailleurs plus envie ; tu manges peu et dors mal, tu n’as plus d’appétit d’aucune sorte. Beaucoup de douleurs dans ton corps. Les articulations font mal, grincent et claquent. Les yeux, autrefois déjà myopes et astigmates, désormais presbytes aussi. Hypertension, bientôt cataracte. Tu n’as jamais très bien entendu, et ça n’a fait qu’empirer. Plus beaucoup de cheveux, blanchis. Tu ne peux plus t’accroupir, du moins si tu veux pouvoir te relever. Tu es devenu prudent, encore plus qu’avant, car tu n’es plus ni souple ni agile. Réflexes amoindris. Que faire ? La mémoire s’en va, la pensée va moins vite.
Tu te balades encore, lentement, au bord de la mer. Il fait beau, pas trop chaud ; silence et solitude comme tu les as toujours aimés ; et tu ne fais pas d’efforts inconsidérés. Si tu courais ? Le peux-tu encore ? Tu n’essayes pas. Que t’importe ? Ton cœur, ta pensée, tes émotions elles-mêmes ne savent plus courir. Tu peux encore marcher, oui, assez longtemps. Tu as toujours beaucoup marché ; les jambes sont encore bonnes, encore du muscle, peu de varices.
Maintenant tu rentres. Tu n’es pas encore fatigué, mais tu sais qu’il reste le chemin du retour. Comme tu es raisonnable désormais ! Tu dois te ménager et tu le fais bien ; et même avec plaisir ; tu as toujours été assez complaisant vis-à-vis de toi-même. La vieillesse, la retraite te vont bien. Il t’arrive même de penser que tu les as toujours attendues, que tu as vécu pour elles, pour ce moment de la vie au-delà de la vie.
De retour chez toi, tu vas dans la chambre aux souvenirs, et tu t’assois au milieu des boîtes ouvertes, celles qui restent à archiver, à ajouter à leurs devancières sur les étagères.
Jusqu’à ta retraite, tardive, tu as laissé tes souvenirs s’amonceler au hasard. Il t’a fallu plusieurs années pour les trier, les classer, les ranger. Maintenant c’est presque fini. Tu vas pouvoir en profiter ? Certes, tu pourras enfin trouver facilement un souvenir que tu chercherais, pour suppléer ta mémoire désormais défaillante. Mais tu t’aperçois que hors de la chambre aux souvenirs, tu as rarement besoin d’elle. Il faut que tu y entres, que tu te laisses impressionner par les boîtes régulièrement agencées sur les étagères murales, pour que le désir des souvenirs t’assaille. Ce n’est encore qu’un désir vague. C’est pourquoi tu peux te permettre de prendre une boîte au hasard, sans lire les dates, les noms de lieux que tu as écrits sur son étiquette. Tu la descends, tu l’ouvres, et tu te laisses envahir par l’émotion, plus ou moins heureuse ou nostalgique : fouillant le bric-à-brac de la boîte — doux bruit des objets s’entrechoquant lorsque tu la secoues doucement pour mieux les voir — tu trouves à chaque fois des souvenirs inattendus, liés à d’autres souvenirs par des fils invisibles sur lesquels tu tires et que tu rembobines. Une lettre, une feuille séchée, une petite boîte, une image pâlie, un jouet cassé… Tu n’as plus grand-chose d’autre à faire : tu passes désormais plusieurs heures par jour dans cette pièce.
C’est un homme qui veut changer. Mais comment lutter contre l’habitude, dont les effets précèdent la conscience qu’il en a ? Pas le choix : changer doit aussi devenir une habitude. Réflexe contre réflexe !
Quand il te répond, c’est toujours en confidence ; quand il te pose une question, tu as toujours l’impression qu’il veut te voler quelque chose ; quand tu lui réponds, c’est avec la double culpabilité de qui fait l’aumône : trop pour soi-même, pas assez pour l’autre ; quand il t’apprend quelque chose, aussi anodin que ce soit, ta pudeur en est violée, comme s’il t’avait révélé une vérité dangereuse.
L’homme s’avance à l’intérieur de lui ; il monte, il grandit. D’abord il est tout petit au sein d’une immensité, qui l’emplit de crainte et de respect, comme dans un lieu sacré. Peu à peu, il se met à occuper cet espace, à remplir son corps comme un enfant les vêtements de son père. Ses bras intérieurs grossissent, s’allongent, et se glissent dans ses bras comme dans des manches, ses jambes intérieures, de même, s’enfoncent dans ses jambes comme dans des pantalons, sa tête intérieure, dans son crâne comme dans un casque, une cagoule, et le voilà qui a rejoint sa propre forme, buté contre son propre corps. Sa croissance intérieure est théoriquement finie.
Peu, très peu d’hommes parviennent à dépasser ce stade, et à continuer leur croissance intérieure. Il y faut beaucoup de volonté, de force, une grande lucidité, de la chance aussi, du temps. Cette croissance prend des formes nouvelles. Quelques-uns vont pousser, pousser, jusqu’à muer, changer de corps pour un plus grand, qu’ils pourront de nouveau remplir ; ceux-là sont très rares cependant. D’autres vont grossir, se faire grossir, pour se donner plus de place à occuper ; ceux-là sont rares aussi, mais peut-être moins. D’autres enfin ont trouvé le moyen de continuer leur croissance intérieure dans les limites de leur extériorité : ils grandissent encore à l’intérieur de leur croissance elle-même. Ce n’est pas visible, sinon à leur sourire, ce n’est pas dangereux ni vulgaire. Cette croissance dans la croissance est potentiellement sans limite, et ceux qui la réussissent peuvent même ne jamais, leur vie durant, cesser de grandir à l’intérieur d’eux-mêmes, sans rencontrer d’obstacle infranchissable ; ceux-ci, extrêmement rares, on les appelle les grandissants.
Il faut partir quand même, comme tous les matins. On se débarbouille, on déjeune, on démonte, range, on lève le camp et reprend la marche. On gravit une colline, au sommet de laquelle on se retourne et contemple le soleil levé qui vient juste de dépasser le sommet de la colline de la veille et qui révèle la splendeur de cette vallée où on a passé la nuit. D’ici, on distingue le plan des très anciennes ruines, qui nous avait échappé hier soir ; l’agencement des blocs écroulés, couverts de mousse et presque enterrés pour certains, évoque des formes : ce matin c’est un dragon, un majestueux dragon de pierre couché sur le flanc, à peine mort, naseaux éteints, gueule ouverte au dernier souffle.
On ne s’attarde pas, il faut avancer, d’autres collines sont à franchir, comme tous les jours de toute la vie.
Ils sont tous les deux dans le bocal. L’un se tient prudemment au centre, le plus loin possible des parois, qu’il ignore et finit, la plupart du temps, par oublier. L’autre au contraire se cogne sans cesse, cherche à sortir de toute sa force : mais il n’y parvient pas ; les parois sont lisses, sans prises. Ils sont tous les deux prisonniers, chacun de son côté seul, s’évitent et se méprisent.
Quand, très rarement, à cause des remous ils se croisent, le premier demande au second pourquoi il s’obstine à vouloir sortir ; le second lui répond en lui demandant à son tour comment lui, le premier, peut supporter de vivre aussi lâchement, aussi décidément enfermé, résigné, sans aucun espoir. La discussion, presque impossible, est déjà terminée : chacun se détourne de l’autre et poursuit son chemin circulaire, le long des parois pour l’un, autour du centre pour l’autre. Il peut se passer des mois sans qu’ils se rencontrent de nouveau, et aucun des deux ne le regrette.
Moi je les observe, dans leur bocal, et je suis content de ne pas leur ressembler. Je me félicite de ne pas les avoir imités, d’avoir compris à temps que je ne devais pas entrer dans le bocal sous peine de ne jamais plus pouvoir en sortir. Je les observe et je les plains. Je ne crie même pas, sachant depuis longtemps qu’ils ne peuvent pas m’entendre. Mais, de temps en temps, je me mets contre la paroi translucide et j’attends qu’ils passent pour leur faire des signes d’amitié, de connivence. Sourires, regards, grimaces, messages écrits sur des bouts de papier… nos échanges sont très limités, de pure forme ; je me comporte avec eux comme avec des malades incurables. Ils me sont très chers, mais je ne peux rien faire de plus ni pour, ni avec eux.
Chaque nuit, il s’introduit par effraction dans une des riches demeures des quartiers résidentiels, et s’attaque au coffre-fort qui ne manque jamais de s’y trouver. Expérimenté, silencieux, habile, patient, chanceux, il n’échoue jamais à en découvrir le code. Alors, satisfait de sa réussite, il sourit et s’en va, sans même ouvrir le coffre.
Une nuit pourtant, sans savoir pourquoi, sans y réfléchir, il ouvrit le coffre qu’il venait de vaincre : il était vide. Une forme vague en négatif dans l’épaisseur de la poussière pouvait peut-être faire croire qu’il y avait eu là quelque chose, mais on ne pouvait évidemment pas deviner quoi.
Les nuits suivantes, il ne se contenta pas de forcer les coffres-forts, il les ouvrit, et découvrit avec une stupeur de plus en plus inquiète qu’ils étaient tous vides. Il retourna ouvrir les coffres dont il avait déjà triomphé, et n’en trouva pas un seul qui contienne autre chose que de la poussière.
Obstiné, il continue quand même ses effractions, mais désormais sans plaisir, dans l’angoisse, en quête du coffre-fort qui contiendra enfin un secret, un trésor quelconques.
Dans la catastrophe, il avait perdu son nom. Comme il n’y avait plus personne pour l’appeler, il ne s’en aperçut pas tout de suite. Un jour il rencontra un autre survivant, lui aussi nomade, qui lui demanda son nom : impossible de s’en souvenir. Il ne s’en inquiéta guère : à deux, les pronoms suffisaient. Les difficultés commencèrent quand ils rencontrèrent une mère et son jeune fils, errants. Les trois autres avaient encore leur nom et décidèrent de le baptiser, mais que choisir ? Ils en discutèrent pendant des heures, en vain : aucune proposition ne lui agréait. Chaque nom lui semblait trop particulier ; dans chaque son, il entendait un état d’âme, une qualité, qu’il ne se reconnaissait pas. Il s’attendait à ce que le seul nom dont l’évidence le frapperait soit celui qu’il avait oublié, mais au bout de plusieurs centaines de propositions il n’avait pas été frappé, et il en vint à se demander s’il n’avait pas rencontré son nom en l’ayant pris pour celui d’un étranger. Les autres s’efforçaient de lui représenter la commodité de la nomination : qu’il prenne donc un nom, n’importe lequel, ainsi ils pourraient l’appeler. N’était-il pas lassé de s’entendre héler « Truc ! » ou « Machin ! » ? Mais il n’en était pas lassé. Devant ses réticences, ils cessèrent d’insister et le laissèrent, du moins provisoirement, sans nom ; entre eux, quand ils parlaient de lui, ils l’appelaient « l’autre » : et lui voulait, confusément, le rester.
Il passe son temps à classer tout ce sur quoi son attention se focalise, à dresser listes, tableaux, nomenclatures, qui ne le satisfont jamais, qu’il reprend incessamment, sans réussir à les parfaire : le taxinomaniaque est épuisé. Il n’a pourtant pas un instant de répit, dans ses rêves mêmes il catalogue moutons, étoiles, labyrinthes, monstres de cauchemars… Il ne peut plus regarder les choses, les sentir, les toucher : elles n’existent plus qu’en tant qu’éléments à classer. Désormais, seules les grilles sont vraies pour le taxinomaniaque, rien d’autre n’est réel.
Le peu de santé mentale qui lui reste, il le perdra bientôt, quand il aura atteint le stade de l’ultime taxinomanie, parfaite, infinie, spiralée : la taxinomanie des taxinomies elles-mêmes, qui consiste à classer les classements, et les classements des classements, et les classements des classements des classements…