J’étais sur le point de sauter par la fenêtre, de rage, de désespoir, quand les portes éclatèrent. Les lumières s’éteignirent mais j’eus le temps de voir plusieurs de ces haïs collègues la tête empalée d’éclats de bois.
Les coups de feu commencèrent avant même que la peur me prenne. Immobile, paralysé, à la lumière des viseurs infrarouges et des balles traçantes je voyais les corps exploser, s’effondrer. Le bruit des coups de feu submergeait les cris. J’étais encore indemne. Terrifié, mais curieusement pressentant que je ne mourrais pas ce jour. Enfin le silence se fit. Je ne le sus que plus tard, mais dès ce moment, tous les autres étaient morts, les blessés achevés. Un homme, en tenue noire, une arme automatique à la main, viseur éteint (je le remarquai tout de suite), lunettes de vision nocturne relevées sur le crâne, sourire aux lèvres, vint devant moi. Il me tendit la main et, après un infime instant d’hésitation, je la serrai décidément, de toutes mes forces, d’un geste avide, le geste d’un homme qui tombe et qui se raccroche à n’importe quoi. Ce n’était pas n’importe quoi. Il dit :
— Cette fois c’était moins une. D’où les grands moyens. On ne t’aurait pas laissé tomber. Ça fait longtemps qu’on t’a repéré. On t’a suivi de loin en loin, puis de plus en plus précisément, ces dernières années, à mesure que ton évolution répondait à notre attente. Maintenant tu comptes pour nous… (Il montra les cadavres dans la pénombre d’un geste circulaire du bras.) Eux, ils n’ont aucune importance pour nous… ils sont tous semblables, interchangeables… Trente ou quarante de plus ou de moins… Suis-nous.
— C’est définitif… c’est pour toujours ?
— Et c’est maintenant. Rassure-toi, nous sommes passés chez toi, prendre tout ce dont tu auras besoin.
Au milieu des cadavres, du chaos des tables renversées, des impacts de balles, dans la pénombre enfumée, je le suivis. Enfin, c’était l’Élection.
C’est un immeuble immense, à la porte duquel se presse une foule dense et trépignante. On se pousse, on se bouscule ; tout le monde est très énervé, très agressif. Heureusement il y a là de nombreux vigiles, qui font respecter la loi, ou du moins la décence. On finit par arriver au guichet, où l’on achète, suivant ses moyens, un sac de sable, un vieux mannequin de plumes, une malle de souvenirs, une grande armoire à vaisselle, une vieille voiture… Les plus riches peuvent même se payer un étage entier. On se rend là où l’indique le précieux ticket, et, passé les dernières formalités, on pousse la porte de son défouloir. On entre dans cette pièce spécialement préparée pour l’occasion, où l’on peut tout détruire sauf les murs. Il y en a pour tous les goûts, toutes les colères, toutes les vengeances, tous les sadismes. On tape, on saccage, on hurle, on exulte, puis l’on se repose, et lorsqu’on sort, c’est rasséréné, affable, presque purifié.
Enfin, après tant de temps et d’efforts, de fatigue, tant de découragements et d’obstacles surmontés — presque miraculeusement, il atteint le sommet de la montagne. Le pic de sa vie !
Sa joie, d’abord immense, est brève ; car dorénavant, il devra vivre là, sur ce sommet désolé, y rester toute sa vie sans déchoir. Plus encore — soudainement, il s’en rend compte, incrédule : le plus dur — il s’y résigne déjà —, le plus dur commence ici : car c’est maintenant sans le support de la montagne qu’il devra, sans fin, continuer son ascension.
Six émotions primaires : joie, colère, peur, tristesse, dégoût, surprise, mais comme tout animal tu n’as que deux mouvements primitifs pour les exprimer : avancer, t’ouvrir, te déployer, ou reculer, te fermer, te recroqueviller. Tu vas d’avant en arrière, poussé, tiré ou figé alternativement par celle des six émotions primaires qui s’adapte aux circonstances : poussé vers l’avant et le déploiement par la joie ou la colère incarnées, tiré en arrière, en toi par la peur, la tristesse, le dégoût ; seule la surprise te fige un instant. Même dans tes rêves ce va-et-vient ne s’arrête pas, épuisant, aliénant. Avancer dans la lumière, reculer dans l’ombre, t’ouvrir et te fermer comme un coquillage, déployer ta curiosité, déployer tes membres et tes sens, mais rentrer en toi au moindre danger potentiel… Souvent tu voudrais que cessent ces constants allers-retours, mais tu sais que c’est presque impossible. Et d’ailleurs si c’était le cas, tu serais immobilisé, tu ne pourrais plus aller nulle part, n’ayant plus rien pour te pousser, te tirer. Tu dois plutôt apprendre à diriger les six émotions, pouvoir t’en servir comme moteur, comme véhicule, et pour cela, les tenir en laisse, le plus serrées possible. Mais à bien y regarder, on ne sait plus s’il s’agit d’une laisse ou d’un fouet : tu le secoues et envoies de violentes vibrations pour dompter les six émotions sauvages, et les faire avancer, reculer ou s’arrêter à ton gré, qu’elles te mènent où ta volonté, tes désirs t’appellent.
La montée n’est pas très difficile, mais elle est longue. Tu avances sur le chemin, après le guide, une vieille femme dure. Elle vous traîne, vous les enfants (pourquoi êtes-vous là ? Êtes-vous orphelins ? Ou en maison de correction ?…). Vous montez, fatigués mais sans vous plaindre, sans oser réclamer une pause. Le jour avance. Finalement vous parvenez au sommet de la colline, et là commence la forêt, qui dévale la pente, la pente insensible, jusqu’à l’horizon. La forêt tombe en déliquescence, les arbres sont courts, étroits, chétifs ; ils s’émiettent, s’effritent sous la main ; certains sont noirs, comme calcinés, et d’autres blêmes comme des cadavres. Peu d’herbe, mais de la mousse, des lichens. Tout est sourd et solitaire, vous marchez dans le silence et les bruissements du végétal ; même la voix de la guide est sourde, comme ta propre voix intérieure, quand elle dit : « Et maintenant on passe à côté de la petite main rouge aux ongles rouges », comme si tu te parlais à toi-même, te surprenant à dire quelque chose à quoi tu ne t’attendais pas, comme ta propre pensée. Tu te retournes, et, juste à l’entrée de la forêt, voici la maison de la sorcière, avec la vieille main rouge aux ongles rouges par terre au pied de son arbre, lentement pourrissante, déjà presque végétale, à peine discernable dans les lichens. Vous passez, et la guide ne s’arrête pas. Vous, les enfants, vous n’osez pas vous arrêter, pas même un instant malgré l’envie qui vous en brûle. Le cou tordu, vous regardez, fascinés, la main rouge aux ongles rouges, vous la suivez du regard le plus longtemps possible, avec une curiosité dévorante. Mais la guide vous tire du rêve en crachant par terre. Votre attention détournée, elle dit de sa voix éraillée : « Cette vieille main rouge aux ongles rouges » — elle crache — « immonde… Et si petite, si faible là toute seule au pied de son arbre moribond… Elle ne vaut même pas la peine d’être tranchée. »
Tu te balades dans ta vieille tête ; tout n’est que ruines : bâtiments effondrés recouverts d’une herbe sèche, souvenirs brisés éparpillés, chemins laissés à l’abandon, arbres morts ou moribonds. Les habitants de ta tête sont partis, n’ayant plus nulle part où loger dans ces ruines, et tu y demeures, t’y balades désormais tout seul. Tu foules cette herbe rare qui laisse affleurer les vieilles pierres tombées, dans les brisures desquelles quelques fleurs parviennent encore à pousser malgré la terre épuisée ; tu t’appliques à surprendre l’écho des grands bruits de foules d’antan, quand les bâtiments étaient pleins de monde et reliés par une circulation intense, mais le vent même ne souffle plus qu’à peine, et les oiseaux eux aussi sont partis ; tu t’assois sur le socle d’une statue renversée dont la figure à tes pieds tourne vers toi un regard embruni de mousse et délavé de rosée : ce regard, c’est le tien, tu le sais ; les yeux dans les yeux tu contemples ta vie, ton cheminement, tu les scrutes, tu les juges jusqu’à ce que la lassitude te gagne — ce n’est jamais long, les questions sans réponse sont encore nombreuses, et tu les abandonnes dès qu’elles se présentent, tu as passé l’âge et le temps de les creuser, elles resteront sans réponse, sans autre réponse que celle que tu leur as donnée en actes. Tu contemples les choix que tu as faits, et leur irréversibilité t’apaise : ils ont frayé le chemin, tu n’as plus qu’à le suivre jusqu’à son terme proche.
Quand tu n’es pas trop fatigué, parfois tu prends une pelle et tu creuses là où ton intuition te guide, et presque toujours tu trouves un trésor, enfoui dans ta tête. Fragments d’un vieux souvenir, émotion en miettes, et si tu t’emploies à les recoller, tu peux, à force de patience, d’attention, presque les revivre.
Il y a encore beaucoup d’autres trésors, morceaux de trésors dans ta vieille tête, pas enfouis ceux-là, qui roulent à même le sol, que les séismes ont déportés, et sur lesquels, un jour au détour d’un chemin, tu butes — et parfois, devant ce caillou qui ne conserve plus de sa forme passée qu’une infime trace de régularité, tu pleures comme un enfant, et tu donnerais, à ce moment, toute ta mémoire pour revoir un instant ce caillou dans sa splendeur recouvrée de pépite… Puis tu te calmes, tu le mets dans ta poche — et tu l’oublies ; et de tes vieilles poches encombrées, trouées, il finit par tomber, lui aussi, lui aussi qui un instant t’avait paru contenir toute ta vie, ton esprit, ton identité enfin unanimes.
Et quand vient le soir et que tu es surpris dans un champ de ruines, tu t’étends, et tu t’endors sans crainte, à l’abri des vestiges de ta mémoire.
Ça y est, tu es vieux. Tu marches lentement, tu te lèves difficilement, tu ne peux plus faire l’amour, tu n’en as d’ailleurs plus envie ; tu manges peu et dors mal, tu n’as plus d’appétit d’aucune sorte. Beaucoup de douleurs dans ton corps. Les articulations font mal, grincent et claquent. Les yeux, autrefois déjà myopes et astigmates, désormais presbytes aussi. Hypertension, bientôt cataracte. Tu n’as jamais très bien entendu, et ça n’a fait qu’empirer. Plus beaucoup de cheveux, blanchis. Tu ne peux plus t’accroupir, du moins si tu veux pouvoir te relever. Tu es devenu prudent, encore plus qu’avant, car tu n’es plus ni souple ni agile. Réflexes amoindris. Que faire ? La mémoire s’en va, la pensée va moins vite.
Tu te balades encore, lentement, au bord de la mer. Il fait beau, pas trop chaud ; silence et solitude comme tu les as toujours aimés ; et tu ne fais pas d’efforts inconsidérés. Si tu courais ? Le peux-tu encore ? Tu n’essayes pas. Que t’importe ? Ton cœur, ta pensée, tes émotions elles-mêmes ne savent plus courir. Tu peux encore marcher, oui, assez longtemps. Tu as toujours beaucoup marché ; les jambes sont encore bonnes, encore du muscle, peu de varices.
Maintenant tu rentres. Tu n’es pas encore fatigué, mais tu sais qu’il reste le chemin du retour. Comme tu es raisonnable désormais ! Tu dois te ménager et tu le fais bien ; et même avec plaisir ; tu as toujours été assez complaisant vis-à-vis de toi-même. La vieillesse, la retraite te vont bien. Il t’arrive même de penser que tu les as toujours attendues, que tu as vécu pour elles, pour ce moment de la vie au-delà de la vie.
De retour chez toi, tu vas dans la chambre aux souvenirs, et tu t’assois au milieu des boîtes ouvertes, celles qui restent à archiver, à ajouter à leurs devancières sur les étagères.
Jusqu’à ta retraite, tardive, tu as laissé tes souvenirs s’amonceler au hasard. Il t’a fallu plusieurs années pour les trier, les classer, les ranger. Maintenant c’est presque fini. Tu vas pouvoir en profiter ? Certes, tu pourras enfin trouver facilement un souvenir que tu chercherais, pour suppléer ta mémoire désormais défaillante. Mais tu t’aperçois que hors de la chambre aux souvenirs, tu as rarement besoin d’elle. Il faut que tu y entres, que tu te laisses impressionner par les boîtes régulièrement agencées sur les étagères murales, pour que le désir des souvenirs t’assaille. Ce n’est encore qu’un désir vague. C’est pourquoi tu peux te permettre de prendre une boîte au hasard, sans lire les dates, les noms de lieux que tu as écrits sur son étiquette. Tu la descends, tu l’ouvres, et tu te laisses envahir par l’émotion, plus ou moins heureuse ou nostalgique : fouillant le bric-à-brac de la boîte — doux bruit des objets s’entrechoquant lorsque tu la secoues doucement pour mieux les voir — tu trouves à chaque fois des souvenirs inattendus, liés à d’autres souvenirs par des fils invisibles sur lesquels tu tires et que tu rembobines. Une lettre, une feuille séchée, une petite boîte, une image pâlie, un jouet cassé… Tu n’as plus grand-chose d’autre à faire : tu passes désormais plusieurs heures par jour dans cette pièce.
C’est un homme qui veut changer. Mais comment lutter contre l’habitude, dont les effets précèdent la conscience qu’il en a ? Pas le choix : changer doit aussi devenir une habitude. Réflexe contre réflexe !
Quand il te répond, c’est toujours en confidence ; quand il te pose une question, tu as toujours l’impression qu’il veut te voler quelque chose ; quand tu lui réponds, c’est avec la double culpabilité de qui fait l’aumône : trop pour soi-même, pas assez pour l’autre ; quand il t’apprend quelque chose, aussi anodin que ce soit, ta pudeur en est violée, comme s’il t’avait révélé une vérité dangereuse.
L’homme s’avance à l’intérieur de lui ; il monte, il grandit. D’abord il est tout petit au sein d’une immensité, qui l’emplit de crainte et de respect, comme dans un lieu sacré. Peu à peu, il se met à occuper cet espace, à remplir son corps comme un enfant les vêtements de son père. Ses bras intérieurs grossissent, s’allongent, et se glissent dans ses bras comme dans des manches, ses jambes intérieures, de même, s’enfoncent dans ses jambes comme dans des pantalons, sa tête intérieure, dans son crâne comme dans un casque, une cagoule, et le voilà qui a rejoint sa propre forme, buté contre son propre corps. Sa croissance intérieure est théoriquement finie.
Peu, très peu d’hommes parviennent à dépasser ce stade, et à continuer leur croissance intérieure. Il y faut beaucoup de volonté, de force, une grande lucidité, de la chance aussi, du temps. Cette croissance prend des formes nouvelles. Quelques-uns vont pousser, pousser, jusqu’à muer, changer de corps pour un plus grand, qu’ils pourront de nouveau remplir ; ceux-là sont très rares cependant. D’autres vont grossir, se faire grossir, pour se donner plus de place à occuper ; ceux-là sont rares aussi, mais peut-être moins. D’autres enfin ont trouvé le moyen de continuer leur croissance intérieure dans les limites de leur extériorité : ils grandissent encore à l’intérieur de leur croissance elle-même. Ce n’est pas visible, sinon à leur sourire, ce n’est pas dangereux ni vulgaire. Cette croissance dans la croissance est potentiellement sans limite, et ceux qui la réussissent peuvent même ne jamais, leur vie durant, cesser de grandir à l’intérieur d’eux-mêmes, sans rencontrer d’obstacle infranchissable ; ceux-ci, extrêmement rares, on les appelle les grandissants.