Journal du conteur

Il commence à peine et voudrait déjà…

Il commence à peine et voudrait déjà être au bout du chemin : il voudrait donc que le chemin ait une fin, un but déterminé, localisable sur la carte. Mais si c’était le cas, ce serait évidemment comme s’il était déjà arrivé ; nul besoin de suivre, de frayer le chemin : le plus rapide des raccourcis ferait l’affaire.

133

Dans ma jeunesse, j’ai quitté mon village…

Dans ma jeunesse, j’ai quitté mon village des confins, et je me suis dirigé sans hâte — il me fallait économiser mes forces — vers le centre de l’empire, vers la capitale, là où plus d’événements surviennent en une journée qu’au village en une vie. Maintenant je suis à la porte de l’empire, il m’a fallu toute une moitié de vie pour arriver là, et je ne sais même plus pourquoi je venais. Chaque matin avant l’aube je prends place dans la queue déjà longue des entrants ; je suis un des premiers pourtant. En attendant mon tour, j’observe le grouillement de la ville, le pullulement constant des hommes, des animaux et des machines par les portes toujours grandes ouvertes pour laisser passer les voyageurs, les marchands, les immenses véhicules remplis à ras bord de provisions venues parfois de l’autre côté de la terre. Presque tout le monde peut entrer. Mais invariablement, quand vient mon tour, le garde qui est à ce moment de service — ils sont quatre, et se relaient — me toise de toute la hauteur de sa jeunesse, moi voûté par les ans et la dureté de la vie errante qui a été la mienne, et sans dire un mot, d’un geste aussi méprisant qu’il en est capable, un geste majestueux quoique ridicule, il me renvoie. Alors je fais demi-tour, je longe la queue maintenant immense sous les regards effrayés ou compatissants, et je viens me placer à son extrémité, le dernier des derniers. Ma journée s’écoule ainsi, d’ordinaire je suis refusé trois fois.

132

Le mur de la loi

L’homme, qui s’est porté volontaire, pénètre dans le labyrinthe, à la recherche du mur de la loi. Comme à chaque tentative, le peuple s’est massé là, un peu à l’écart ; on encourage l’homme par des chants, des fanfares dont on espère qu’il reçoit des échos ; on patiente, en montrant du doigt le mur de la loi aux enfants qui viennent ici pour la première fois. Mais les enfants ont du mal à le repérer, au milieu des murs innombrables que les hommes ont élevé tout autour de lui, au fil du temps, pour y graver les modifications, les commentaires à la loi. Les adultes eux-mêmes s’y trompent souvent, car ces autres murs sont presque aussi hauts que lui. Et même si on ne confond pas le mur de la loi, d’ici on ne peut évidemment rien y lire ; pour cela, il faudrait parvenir au centre du labyrinthe que ces murs ont fini par former et qui empêche depuis déjà longtemps l’accès à la loi, mais personne n’en est jamais revenu. En attendant, on rêve aux temps immémoriaux où le mur de la loi devait être accessible, où chacun pouvait marcher droit jusqu’à lui et y lire la loi.

Comme il n’y a rien à voir — l’avancée de l’homme est masquée par les hauts murs — on se lasse rapidement. Au bout de quelques jours les familles commencent à s’en aller. Finalement il ne reste plus qu’une délégation, au cas improbable où l’homme serait le premier à ressortir du labyrinthe, et ramènerait la loi. On sait d’ailleurs très bien que cela ne servirait à rien : comment faire confiance à la seule parole d’un homme ? De lui, on n’attend pas la loi, mais seulement la carte du chemin qui y mène.

Les mois, les années passent, et l’homme avance toujours, tirant son chariot de provisions et ses bidons d’eau de pluie au long des couloirs interminables. La végétation s’est répandue dans le labyrinthe, et ralentit sa progression, mais l’homme a de toute façon cessé de se presser. Quand une paroi émerge entre les branches et les feuilles, il s’arrête souvent pour lire les commentaires à la loi ; il y passe aussi ses soirées, à la lueur des astres, comprenant rarement ce qu’il lit faute de connaître ce qui est commenté, qu’il essaye en vain d’inférer. Une fois, il reste plusieurs semaines dans la fièvre et le délire. Il croit mourir, mais il se remet finalement, et peut reprendre sa quête. Pendant la maladie, ses cheveux ont blanchi ; la moitié de ses dents sont tombées, mais il n’en a pas besoin pour manger les fruits, gober les œufs d’oiseaux et les larves qui sont toute sa nourriture depuis longtemps, ses provisions initiales n’ayant duré que quelques mois. Avec le temps, l’homme faiblit, et va de plus en plus lentement. Il passe désormais la majeure partie de ses jours à observer les bourgeons, les insectes et oiseaux qui pullulent, sous les frondaisons qui masquent le ciel. Brisé par l’attente, il perd le peu d’entrain, le peu de courage, le peu d’espoir qu’il lui était resté, et n’avance plus que par habitude ; il ne pense pas à faire demi-tour, comme si la possibilité n’en existait pas, comme si le labyrinthe était devenu pour lui le monde. C’est donc par hasard, non par obstination, par perspicacité, que l’homme atteint finalement le mur de la loi.

Il le reconnaît, au centre d’une place dégagée, plus haut que les autres. Comme les rayons du soleil tombent en plein sur le mur et l’aveuglent, comme les années, les nuits passées à déchiffrer les caractères minuscules des commentaires à la loi ont troublé sa vue, l’homme doit s’approcher très près du mur pour discerner le détail de sa surface. Nez contre la pierre, il le balaye du regard. Les yeux levés il ne peut que se rendre à l’évidence : le mur est nu, lisse comme la paume dont il le caresse par un vain acquit de conscience. La lettre au moins de la loi, n’existe pas ou plus.

Affaissé tout à coup, accablé, l’homme rampe jusqu’au tas des cadavres de ses prédécesseurs, qu’il aperçoit maintenant dans un coin. Il s’allonge parmi eux et succombe rapidement.

131

Après le pique-nique…

Après le pique-nique, ils vont se promener tous les deux, ils s’éloignent des autres, qui digèrent en somnolant ou bavardant, ils s’enfoncent dans la jungle en quête de solitude. Sous les grands arbres au couvert impénétrable, parmi les cris des oiseaux, les bruissements et mouvements des feuilles et des animaux partout, ils se sentent pourtant seuls. C’est le moment tant attendu : ils se découvrent leur amour mutuel.

Mais tout autour, des branchages emmêlés, des buissons inextricables, des interstices entre les lianes, de la cime des arbres — de chaque infime trou, les milliers, les millions d’yeux immobiles, les observent, sans ciller, de leur prunelle concentrée, de leur unanime iris rouge.

Ils ont l’impression que leur amour découvert s’étend jusqu’aux limites de l’univers entier, l’englobe et l’unifie : si on leur en avait parlé, pour rien au monde ils n’auraient voulu croire aux yeux, innombrables et serviles. Ils auraient dit que cet instant était justement le premier, le seul de leur vie où les yeux montraient leur paupière fermée, s’évanouissaient, regagnaient les profondeurs aveugles.

Mais les yeux continuaient à les observer, ne les quittaient pas, et c’est par leur intermédiaire infaillible que les autres, voyant rentrer le nouveau couple qui pourtant se gardait bien de s’afficher tel, surent, sans savoir comment, ce qu’il en était.

130

Il se réveilla…

Il se réveilla. Avec reconnaissance, il aperçut comme tous les jours le regard convergent sur lui des yeux innombrables qui, il le savait — il le fallait —, ne l’avaient pas quitté toute la nuit durant. Pourtant l’inquiétude le saisit lorsqu’il constata que sur plusieurs de ces yeux la paupière s’était refermée.

Il se leva, s’affaira… Au moment de sortir, il ne put plus l’ignorer : le nombre d’yeux désormais fermés croissait vite.

Le processus ne cessa pas de la journée, s’accélérant au contraire… Le soir, de nouveau couché dans son lit, il pouvait compter les derniers yeux demeurés ouverts. À minuit, l’un des deux derniers regards fixés sur lui s’éteignit et la terreur s’empara de l’homme. Il faisait nuit noire, rien n’était plus visible ; sa peur ne luisait pas dans l’ombre ; il transpirait.

Le dernier œil se ferma et l’homme disparut.

129

J’étais sur le point de sauter par la fenêtre…

J’étais sur le point de sauter par la fenêtre, de rage, de désespoir, quand les portes éclatèrent. Les lumières s’éteignirent mais j’eus le temps de voir plusieurs de ces haïs collègues la tête empalée d’éclats de bois.

Les coups de feu commencèrent avant même que la peur me prenne. Immobile, paralysé, à la lumière des viseurs infrarouges et des balles traçantes je voyais les corps exploser, s’effondrer. Le bruit des coups de feu submergeait les cris. J’étais encore indemne. Terrifié, mais curieusement pressentant que je ne mourrais pas ce jour. Enfin le silence se fit. Je ne le sus que plus tard, mais dès ce moment, tous les autres étaient morts, les blessés achevés. Un homme, en tenue noire, une arme automatique à la main, viseur éteint (je le remarquai tout de suite), lunettes de vision nocturne relevées sur le crâne, sourire aux lèvres, vint devant moi. Il me tendit la main et, après un infime instant d’hésitation, je la serrai décidément, de toutes mes forces, d’un geste avide, le geste d’un homme qui tombe et qui se raccroche à n’importe quoi. Ce n’était pas n’importe quoi. Il dit :

— Cette fois c’était moins une. D’où les grands moyens. On ne t’aurait pas laissé tomber. Ça fait longtemps qu’on t’a repéré. On t’a suivi de loin en loin, puis de plus en plus précisément, ces dernières années, à mesure que ton évolution répondait à notre attente. Maintenant tu comptes pour nous… (Il montra les cadavres dans la pénombre d’un geste circulaire du bras.) Eux, ils n’ont aucune importance pour nous… ils sont tous semblables, interchangeables… Trente ou quarante de plus ou de moins… Suis-nous.

— C’est définitif… c’est pour toujours ?

— Et c’est maintenant. Rassure-toi, nous sommes passés chez toi, prendre tout ce dont tu auras besoin.

Au milieu des cadavres, du chaos des tables renversées, des impacts de balles, dans la pénombre enfumée, je le suivis. Enfin, c’était l’Élection.

128

Le défouloir

C’est un immeuble immense, à la porte duquel se presse une foule dense et trépignante. On se pousse, on se bouscule ; tout le monde est très énervé, très agressif. Heureusement il y a là de nombreux vigiles, qui font respecter la loi, ou du moins la décence. On finit par arriver au guichet, où l’on achète, suivant ses moyens, un sac de sable, un vieux mannequin de plumes, une malle de souvenirs, une grande armoire à vaisselle, une vieille voiture… Les plus riches peuvent même se payer un étage entier. On se rend là où l’indique le précieux ticket, et, passé les dernières formalités, on pousse la porte de son défouloir. On entre dans cette pièce spécialement préparée pour l’occasion, où l’on peut tout détruire sauf les murs. Il y en a pour tous les goûts, toutes les colères, toutes les vengeances, tous les sadismes. On tape, on saccage, on hurle, on exulte, puis l’on se repose, et lorsqu’on sort, c’est rasséréné, affable, presque purifié.

127

Enfin, après tant de temps et d’efforts…

Enfin, après tant de temps et d’efforts, de fatigue, tant de découragements et d’obstacles surmontés — presque miraculeusement, il atteint le sommet de la montagne. Le pic de sa vie !

Sa joie, d’abord immense, est brève ; car dorénavant, il devra vivre là, sur ce sommet désolé, y rester toute sa vie sans déchoir. Plus encore — soudainement, il s’en rend compte, incrédule : le plus dur — il s’y résigne déjà —, le plus dur commence ici : car c’est maintenant sans le support de la montagne qu’il devra, sans fin, continuer son ascension.

126

Six émotions primaires…

Six émotions primaires : joie, colère, peur, tristesse, dégoût, surprise, mais comme tout animal tu n’as que deux mouvements primitifs pour les exprimer : avancer, t’ouvrir, te déployer, ou reculer, te fermer, te recroqueviller. Tu vas d’avant en arrière, poussé, tiré ou figé alternativement par celle des six émotions primaires qui s’adapte aux circonstances : poussé vers l’avant et le déploiement par la joie ou la colère incarnées, tiré en arrière, en toi par la peur, la tristesse, le dégoût ; seule la surprise te fige un instant. Même dans tes rêves ce va-et-vient ne s’arrête pas, épuisant, aliénant. Avancer dans la lumière, reculer dans l’ombre, t’ouvrir et te fermer comme un coquillage, déployer ta curiosité, déployer tes membres et tes sens, mais rentrer en toi au moindre danger potentiel… Souvent tu voudrais que cessent ces constants allers-retours, mais tu sais que c’est presque impossible. Et d’ailleurs si c’était le cas, tu serais immobilisé, tu ne pourrais plus aller nulle part, n’ayant plus rien pour te pousser, te tirer. Tu dois plutôt apprendre à diriger les six émotions, pouvoir t’en servir comme moteur, comme véhicule, et pour cela, les tenir en laisse, le plus serrées possible. Mais à bien y regarder, on ne sait plus s’il s’agit d’une laisse ou d’un fouet : tu le secoues et envoies de violentes vibrations pour dompter les six émotions sauvages, et les faire avancer, reculer ou s’arrêter à ton gré, qu’elles te mènent où ta volonté, tes désirs t’appellent.

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La montée n’est pas très difficile…

La montée n’est pas très difficile, mais elle est longue. Tu avances sur le chemin, après le guide, une vieille femme dure. Elle vous traîne, vous les enfants (pourquoi êtes-vous là ? Êtes-vous orphelins ? Ou en maison de correction ?…). Vous montez, fatigués mais sans vous plaindre, sans oser réclamer une pause. Le jour avance. Finalement vous parvenez au sommet de la colline, et là commence la forêt, qui dévale la pente, la pente insensible, jusqu’à l’horizon. La forêt tombe en déliquescence, les arbres sont courts, étroits, chétifs ; ils s’émiettent, s’effritent sous la main ; certains sont noirs, comme calcinés, et d’autres blêmes comme des cadavres. Peu d’herbe, mais de la mousse, des lichens. Tout est sourd et solitaire, vous marchez dans le silence et les bruissements du végétal ; même la voix de la guide est sourde, comme ta propre voix intérieure, quand elle dit : « Et maintenant on passe à côté de la petite main rouge aux ongles rouges », comme si tu te parlais à toi-même, te surprenant à dire quelque chose à quoi tu ne t’attendais pas, comme ta propre pensée. Tu te retournes, et, juste à l’entrée de la forêt, voici la maison de la sorcière, avec la vieille main rouge aux ongles rouges par terre au pied de son arbre, lentement pourrissante, déjà presque végétale, à peine discernable dans les lichens. Vous passez, et la guide ne s’arrête pas. Vous, les enfants, vous n’osez pas vous arrêter, pas même un instant malgré l’envie qui vous en brûle. Le cou tordu, vous regardez, fascinés, la main rouge aux ongles rouges, vous la suivez du regard le plus longtemps possible, avec une curiosité dévorante. Mais la guide vous tire du rêve en crachant par terre. Votre attention détournée, elle dit de sa voix éraillée : « Cette vieille main rouge aux ongles rouges » — elle crache — « immonde… Et si petite, si faible là toute seule au pied de son arbre moribond… Elle ne vaut même pas la peine d’être tranchée. »

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