Je ne sais plus si ce qui d’abord alerta mon attention fut le nuage de poussière ou le brouhaha. Le premier s’aperçoit de plus loin que ne s’entend le second, mais je marche habituellement les yeux baissés, isolé par un soliloque le plus souvent muet. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est qu’à peine eus-je conscience d’une approche massive que j’essayai d’identifier sa cause. Vite ce fut évident : un groupe de congénères, une bande d’Homo sapiens, des terrestres en marche à mon encontre. Aussitôt, je cherche un détour ou une cachette, mais le chemin est droit et unique, le terrain plat et dégagé. M’écarter par les champs jaunes attirerait sur moi l’attention, à l’opposé de mon souhait pressant. Pas de meilleur choix : je me résigne à les croiser. C’est en moi-même, derrière mon visage, derrière un regard vague et une expression quelconque affectée, que j’essaye de me cacher. Ne pouvant, par un salut, un sourire, un hochement de tête, reconnaître même fugacement chacun d’eux pour mon prochain, je les ignore en espérant la réciproque.
Leur bavardage monte. Coups d’œil que je n’ai pas su ne pas hasarder ; quelques regards croisés, inexpressifs. Et déjà plus que leur sillage de poussière sonore.
Quand, quelques heures plus tard, je croise un autre marcheur solitaire, je le salue et lui souris avec plaisir. Par mon pas ralenti, mon regard amène, l’angle de mon profil, je l’incite à s’arrêter pour bavarder. Négligeant cette occasion tendue, il se borne, avec une politesse visiblement contrainte, à me rendre mon salut, d’un seul coup d’œil et d’une voix sourde. Légère déception, qui sera vite oubliée. Je continue seul jusqu’à mon retour vespéral, où me réchauffe et me réjouit la double chaleur du foyer.
Arrivé parmi les non-premiers, je dois me contenter d’une vie quelconque, errante, oiseuse, presque onirique. Un destin ? Disparaître. Un but ? Ne laisser aucune trace. Je revendique la médiocrité à laquelle j’ai été assigné par hasard.
Serais-je arrivé plus tôt, j’aurais eu le choix. Le grand sac des buts et des sens n’était pas encore vide. J’aurais tiré l’exaltant, ou du moins le remarquable. Mais, parti tard, j’ai par surcroît traîné. Le sac était vide et je n’ai même pas été autorisé à glisser ma main dedans. Dérisoirement unique, j’ai suivi la foule, où si ma voix n’est que la mienne, elle est inaudible. Mais j’ai beau jouer des coudes, impossible de rester bien au milieu, bien entouré, négligé, annulé. Comme une bulle d’air qui ne peut éclater qu’à la surface du fleuve, je me retrouve toujours au bord. Par une dynamique aussi mystérieuse que persistante, même l’anonyme me repousse, comme si j’étais en avance sur ma propre absence.
À peine sorti de l’enfance, arraché de ma vie je fus jeté dans les poubelles de l’histoire. Nulle aversion particulière contre moi. Je n’étais qu’un numéro dans un registre. Oublié là parmi tant d’autres, nous nous débrouillions. Les poubelles de l’histoire étant bien remplies, et certains déchets n’en ayant que le nom, le matériau ne manquait pas pour dresser des habitations de fortune. Haillons, restes, croûtes et quignons secs, eau de pluie. Vie morne mais tranquillisée par l’absence d’espoir, et courte par absence de soins.
Puis un jour le grand chambardement : on retourne, on vide les poubelles de l’histoire, nous nous retrouvons cul par-dessus tête au milieu des débris. On ne nous cherchait pas mais on nous retrouve. Sauver est un grand mot, mais du moins on nous tire de là. Des poubelles de l’histoire, nous passons dans un camp de réfugiés. Petite, petite amélioration.
On nous fait miroiter des logements proprets, robinets rutilants, douches à volonté, lumière électrique, toiture étanche… Nous découvrons l’espoir et l’impatience, tortures auxquelles nous n’étions pas préparés. Malgré les soins, nous succombons peu à peu à la fièvre de l’histoire.
Ce n’est pas un guide. Certes, il est loin devant ; certes, tu le suis ; mais il n’y est pour rien, il ne t’a rien demandé, rien dit, il ne t’a même pas fait signe, peut-être ignore-t-il même ta présence, quoi que ce soit improbable : ne serait-ce que pour s’orienter, il lui arrive de regarder en arrière, et tu n’as pas toujours où te cacher ni la présence d’esprit de te coucher. Où va-t-il ? Le sait-il lui-même ?
Non, il n’y est tout de même pas pour rien : celui qui se rend visible sur de hautes crêtes doit toujours s’attendre à être pris pour guide par un de ceux qui n’ont même pas le courage de s’abandonner à l’errance. Il ne l’ignore sans doute pas, donc tu pourrais cesser de te cacher, surtout maladroitement : tu ne fais que te ridiculiser un peu plus. S’il y a une chance qu’il te fasse signe un jour, qu’il te laisse le rattraper, qu’il te tende la main, son préalable est que tu assumes ta nullité et qu’au moins tu fasses montre de constance dans l’humilité. Mais c’est une chance infime… et tu n’es pas sûr de préférer un vrai compagnon à un faux guide.
À peine adulte, il se met en route, sa décision prise : il sera chercheur de trésor ! Il a étudié l’histoire et la géographie, appris la plongée sous-marine et la spéléologie : il est prêt, résolu, et il ne tarde pas à obtenir ses premiers succès.
Très tôt pourtant, il prend conscience que ce ne sont pas les trésors qui l’attirent, ni a fortiori le luxe, mais la recherche elle-même, et le pur instant de la découverte, son apothéose, la consécration des longs efforts. Même quand il échoue, c’est-à-dire quand il renonce, la perte, il le découvre, n’est que financière, celle du lourd investissement consenti. Le temps passé, les tâches effectuées se suffisaient presque. La déception est vite tournée en nouvelle quête.
Puis, à mesure qu’il mûrit, il se rend compte que c’est toujours plus facilement, plus près de lui qu’il trouve le genre de trésors qui a toujours éclairé, sans qu’il le reconnaisse, son quotidien de bibliothèque et d’exploration. Ce qui, dans sa jeunesse, nécessitait des mois d’enquête et de préparation patientes, des semaines de fouille périlleuse par trois cents mètres de fond, peu à peu ne requiert plus qu’une certaine disposition : un œil levé, une main tendue, une oreille attentive, un pas ralenti, un détour de quelques heures…
Le voilà, au bout d’une demi-vie d’adulte passée à chercher des trésors, à en trouver beaucoup et en amasser peu, qui néglige îles désertes et galions engloutis pour accueillir le solstice d’été au sommet d’une colline et la pleine lune au bord d’un lac. Les rayons dorés du soleil ont remplacé pièces et pépites.
À partir de ce moment, sa vie se remplit de trésors. C’est chaque dimanche, chaque nuit étoilée, chaque matin ensoleillé, puis chaque gorgée d’eau, puis chacun de ses pas, puis chaque inspiration complète, enfin chacun de ses cillements, jusqu’au dernier.
Ses trésors d’une richesse périodique et incarnée périssent avec lui. Ses héritiers n’ont rien d’autre à se partager que ses chaussures et ses jumelles.
On a posé et déployé le monde ici, là, tout autour, partout. Quand le monde s’adaptait mal au terrain, on a rasé montagnes et forêts, asséché les marais, détourné les fleuves. Maintenant le monde semble si bien ajusté qu’on ne sait même plus si l’on ne discerne plus la démarcation stratigraphique entre le monde et le terrain dans lequel il a dû s’enfoncer, ou si l’on ne voit plus du tout le terrain, si l’on ne voit plus que le monde seul qui le recouvre donc et le masque entièrement. Comment était ce terrain ? Jusqu’à quelle profondeur faudrait-il creuser pour le trouver assurément ? nous sommes-nous demandé, mais nous avons creusé dans le fond même des océans sans rien trouver d’autre que le monde, et si nous n’allons pas jusqu’au magma loin sous la surface de la planète, c’est moins par crainte du volcan ainsi créé que par quasi-certitude de ne trouver là encore rien d’autre que le monde. C’est seulement lorsque se produisent un ouragan, un tremblement de terre, un tsunami que nous retrouvons la terre. Mais nous la perdons aussi vite qu’elle a été rapide à semer chaos et terreur dans le monde. Nous avons beau chercher par un vain acquit de conscience, nous savons déjà que dans les décombres nous ne trouverons de nouveau rien d’autre que le monde, parmi ses propres débris.
Vers le minimum, il procède par étapes. Le corps aspire à la mobilité : il s’assied et s’efforce de ne plus bouger, même un cil. Première étape. La respiration est naturellement arythmique : il entreprend de la réguler. Seconde. Il rentre dans sa tête, une tête vite aveugle, bientôt sourde, muette, édentée, chauve, lisse, pure. Mais il est encore loin du minimum. Il ne boit plus qu’une fois par jour, ne mange plus qu’une fois tous les trois jours, suçant quelques croûtes de pain. Mais il est encore loin du minimum. Puis il s’efforce de ne penser à rien, de tarir sa conscience, d’être un vide intérieur et d’y vivre. Il n’est toujours pas au minimum. Il se rapetisse, finit par se réduire à la taille d’un escargot : ce n’est pas encore le minimum. Enfin il se donne le plus difficile des objectifs : ne plus respirer. Il coupe sa respiration et attend, volonté déjà minérale. Même quand il meurt, que le peu qu’il reste de son corps décomposé retourne à la terre pour la prochaine étape du cycle biotique — même alors, il n’est pas, il n’a jamais été au minimum.
Hasard ou volonté : et voilà pour résultat une tête pure. Immobile par terre, dans les bois. Les animaux d’abord l’observent de loin, prudemment. Puis les plus curieux s’enhardissent à l’approcher, l’aborder : qu’est-elle, que fait-elle là ? Elle est une tête, ne le voient-ils pas ! Une tête seule, une pure tête. Et une tête affamée, qui lève haut les sourcils. Les loups commencent à se lécher les babines, devant cette tête sans défense, censément pleine de graisse très calorique. Mais voici les hommes qui arrivent. Ni surpris ni intrigués, mais qui révoltés, qui dégoûtés — tous pleins de mépris. Le plus hardi l’attrape par les cheveux et la jette dans la charrette, parmi le bois glané. Un peu plus loin on la bâillonne. Et à l’entrée du village, on la jette aux ordures, au compost, aux corbeaux.
C’était au temps où les têtes poussaient toutes seules dans la terre : elles avaient beau pleurer, crier, supplier, rien n’y faisait : même avant les hommes, déjà les géants, les ogres et d’autres monstres oubliés les arrachaient, ou les coupaient d’un coup de griffe comme une salade, et les dévoraient aussitôt, telle une pomme à peine cueillie.
Mais cette histoire est seulement celle que racontent, et entre eux se racontent, ceux qui s’efforcent de rentrer dans leur tête et parfois y réussissent, pour justifier, par l’autorité du mythe, une propension et une pratique qui suscitent une méfiance, une désapprobation croissantes, et même des menaces de moins en moins timides et anonymes d’interdiction voire d’ostracisme.
Il faut les voir pousser, comprimer, se concentrer, rétrécir, gélifier, liquéfier ; s’efforcer de rentrer dans leur tête comme escargot dans sa coquille. Et peut-être pour la même raison. Grosses têtes molles.
Il faut voir les familles prendre soin de ces têtes, les coiffer, les nourrir, les moucher : comme des nourrissons.
Ils ne survivent jamais longtemps, mais on ne peut pourtant pas assimiler leur pratique à la forme la plus longue, la plus lente, la plus difficile et pénible pour autrui de suicide : ils ne veulent pas mourir, ils veulent seulement rentrer. Et on ne peut pas non plus nier que lorsqu’ils y sont parvenus — ceux qui y parviennent, c’est-à-dire une minorité —, ils ont l’air heureux, enfin bien installés dans leur tête, recroquevillés, douillettement lovés dans leur tête, leurs traits expriment non la plénitude mais l’aise d’une grasse satiété, du repos repu mou et chaud.
On ne peut même pas leur imputer paresse ou oisiveté : il leur faut des mois d’effort intense pour aboutir, pour que plus rien ne dépasse.
En a-t-on déjà vu qui ressortent, qui sortent de leur propre tête ? Non. Est-ce possible ? Nul ne le sait. On suppose que ce serait encore plus difficile, encore plus long ; on répute que, même si c’est théoriquement possible, pratiquement ils n’en auraient ni le temps ni les forces. On n’a de toute façon jamais eu connaissance d’aucun d’entre eux l’essayant, ni même en ayant exprimé le désir.
Mais la menace qu’ils font peser sur l’ordre public monte et les attentats sont devenus fréquents, où l’on force la porte des maisons qui discrètement les abritent encore, où on les arrache aux soins de leurs familiers, et, non sans coups ni insultes, les jette à l’eau, au feu ou, surtout, aux ordures, où, dit-on, est leur vraie place : triste réalisation de leurs craintifs contes prémonitoires.
Sur la tombe encore fraîche de ma chère épouse, sur une feuille de l’arbuste que j’ai planté là et qui grandit presque à vue d’œil, je trouve un escargot, un minuscule escargot. Je pourrais l’attraper et le jeter au loin, mais je l’observe. Quelle n’est pas ma surprise de soudain le voir ouvrir une bouche infime et y enfourner le bout d’un pétale ! Je suis ému, émerveillé. Je ne savais pas que les escargots ont une bouche, ne m’étais jamais demandé comment ils se nourrissent. Ce qui peut sembler évident — comment se nourriraient-ils autrement que par ingestion ? — ne l’était aucunement pour moi. Pourtant depuis longtemps j’aime particulièrement les escargots ; quand il a plu, j’essaye de ne pas en écraser (c’est le seul moment où je me félicite de mon habitude de marcher les yeux baissés) ; et si nous en trouvons un au milieu du chemin, ma fille ou moi le déposons à l’abri dans la bordure végétale. J’aime les observer aussi ; pourtant — sans doute faute de patience — c’est la première fois que j’en vois un accomplir cet acte si banal et fréquemment nécessaire : manger. L’endroit n’est pas anodin. Depuis combien de temps es-tu né, petit escargot ? Ta taille infime est-elle celle des adultes de ton espèce, ou bien es-tu jeune, très jeune ? J’aimerais que tu sois à peine né, appelé à grandir et grossir jusqu’à la taille des plus gros escargots du pays… Combien d’atomes du corps décomposé de ma chère épouse seront-ils intégrés à ton corps, si tu es né tout près, si tu continues d’y vivre, de te nourrir là des plantes dont les racines auront tiré de lui leurs aliments ? Belle réincarnation. Malgré ma douleur de la perte irrémédiable, la vie continue, sous mes yeux, renouvelée, recyclée. Vivant, je mange le vivant ; mort, je le nourris. J’essaie de m’en réjouir, d’y puiser le courage d’un apaisement qui tarde à s’épanouir.
Petit escargot ! Mon frère et mon fils ! Cette bouche infime, ligne fine, radula invisible lorsqu’elle est fermée, dans laquelle tu enfonces ces morceaux de pétales blancs que tu as, si j’ai bien vu, humectés de mucus et découpés de la fleur sur laquelle tu rampes — tu es si léger qu’elle ne ploie même pas sous ton poids — ; par une contraction de ton pied, ces morceaux tu les portes à ta bouche, et tu t’en régales ! Continue, je t’en prie !
Tout jeune encore, il avait voulu se libérer une fois pour toutes de tous les désirs secondaires, accessoires. Une fois pour toutes, flamber la richesse ; une fois pour toutes, souffrir les affres de la passion voluptueuse… Une fois pour toutes, épuiser tour à tour les quelques grandes tentations du siècle, puis, ses préparatifs terminés, ses désirs et sa curiosité satisfaits, enfin libre, devant lui un couloir de temps de vie vide de tout sauf de son obsession jusqu’alors retenue, alors s’y vouer : alors se consacrer exclusivement à l’accomplissement de son ambition d’exceller dans un domaine et un seul.
Dans les contes, le jeune ambitieux, aidé par un merle et conseillé par un loup, à force d’errer dans la forêt finit par trouver le grand château de la vie. Le pont-levis est baissé ; il entre sans peur. À l’intérieur, aucune porte n’est verrouillée. Dans chaque serrure, une clé. Mais il sait déjà ce qu’il cherche : la plus petite des chambres confortables, une sous-pente qu’il avait repérée du dehors, en faisant le tour des douves et des murs, en observant les fenêtres ; une chambrette coincée entre la roche et la pierre, donnant sur le vide. Il explore le château à sa recherche, incurieux des autres portes. Et pour ne pas craindre un jour la tentation, il verrouille chacune des portes qu’il croise et en jette la clé par les fenêtres dans les douves. Quand il trouve la chambre qu’il cherchait, il s’y installe aussitôt, ravi. Mais au bout de seulement quelques semaines là, assailli chaque nuit par des fantômes — chuchotements, frôlements, grincements —, il commence à penser aux portes, aux autres portes, qu’il a toutes verrouillées et dont il a jeté les clés. Qu’y avait-il derrière ? Il croit résister longtemps, mais en fait de concentration, sa veille s’épuise à imaginer les vies qu’elles promettaient. Jusqu’au jour où brusquement il sort de sa chambre, commence à errer par les couloirs silencieux. Devant la première porte qu’il rencontre, il sort sa dernière clé, celle de sa propre chambre, et l’essaye dans la serrure. Et la porte s’ouvre, sur une vaste plaine déserte où le vent chaud couche les épis. Il continue ; quelques minutes lui suffisent pour se convaincre que la clé de sa chambre est un passe qui ouvre toutes les portes du château, du grand château de la vie.
Mais tu n’es plus jeune, les années ont fui en vain ; tu n’as pas accompli ton ambition, et tu ne le regrettes plus. Il s’est passé ceci qu’à peine avais-tu fortifié ton quotidien solitaire autour de ce que tu jugeais l’essentiel, tu t’es mis, insidieusement d’abord, puis de plus en plus consciemment sinon décidément, à rechercher la diversion, la distraction, et même le futile. Tu as lutté contre toi-même, jusqu’à l’effondrement de toute illusion… Et tu as dû renoncer, faire demi-tour, revenir, la queue entre les jambes, paupières baissées sur une honte amère. On ne s’est pas privé de te moquer, de t’humilier. Tu l’avais provoqué, par ton arrogance laconique d’autrefois. Mais tu as assumé ton échec ; tu as reconnu tes erreurs une par une. Tu étais bien sûr négligeable, raison pour laquelle, passé une période de quarantaine sociale, on t’a qui réintégré qui définitivement repoussé, sans y accorder grande attention. Ta place dans le monde et dans le jeu social, cette place donnée d’emblée par hasard mais que tu avais abandonnée, tu as dû te la refaire, lentement et discrètement, te la creuser à tous petits coups. Et il s’est avéré que cette voie-là, que cette quête-là, te convenaient mieux que l’accomplissement exclusif d’une ambition dévoreuse et séparante. Peu à peu, tu as retrouvé ce que tu avais cru perdu avec ton enfance et ta prime jeunesse : l’abandon, la joie instantanée, l’aussitôt, le fugace, en légèreté. Et tu continues ; un certain renoncement grandit en toi. Quand il sera mûr, tu pourras en finir avec ta radicalité même : une fois pour toutes, en finir avec l’une fois pour toutes : demeurer décidément, puis intuitivement, dans le règne de l’occasion, une fois à la fois.