Au concours d’escalier, comment ne voient-ils pas — tous : juges et public — que le mien, pour être de terre et non de pierre ou de bois, ou a fortiori de béton, est bien plus résistant sans être moins pratique ? Comment ne voient-ils pas non plus que, s’il monte moins haut que les autres, il raccourcit en conséquence la redescente inévitable ? Dépité, je m’assois sur sa deuxième marche, quand un vacarme de craquements et de cris me fait tourner la tête : mal conçus et trop vite construits, et trop chargés de curieux — car les modèles sont ouverts au public après l’épreuve et le verdict —, ils se sont effondrés, les autres escaliers. Plus de peur que de mal, heureusement, comme on peut l’espérer de modèles de taille modeste élevés en quelques heures. On tourne donc son attention vers le mien, seul encore debout. Prudemment, on l’essaye. On saute sur ses marches pour l’éprouver : il vibre à peine. Mais les sourires de lucidité nouvelle que j’aperçois sur certains visages ne suffisent pas : ni à corriger un verdict sans appel, ni à modifier la décision municipale de ne plus renouveler ce concours annuel au succès déclinant. Ma première participation sera donc aussi la dernière ; première — la surprise des juges était sans équivoque — et dernière fois aussi pour l’escalier de terre. Comment l’idée, la pratique essaimeraient-elles ? Espérons qu’un des curieux finalement convaincus soit de quelque influence : j’aurais du travail, et nos chutes seraient plus douces, sinon moins rares.
Il n’est pas ferme et assuré comme un conquérant du quotidien, chaque rencontre le déroute, chaque avis le trouble, il prend au sérieux tous les conseils qu’on lui donne, et toutes les possibilités l’attirent, même les mauvaises, et sachant cela on pourrait croire qu’il erre continuellement ballotté par les influences contradictoires et les obstacles qui le détournent, or même s’il a tendance à épouser ce point de vue il doit bien reconnaître qu’il n’en est rien et qu’au contraire, malgré l’adversité intérieure et extérieure, malgré les sinuosités, les détours, les longs arrêts, les demi-tours, il fraye son chemin avec une constance qu’il ne s’explique pas lui-même. Comme s’il ne faisait que semblant de prêter l’œil et l’oreille à tous les vents, sans toutefois cesser de foncer ; mais ce n’est pas le cas non plus car non seulement il a l’impression d’aller très lentement, mais surtout, dès que le moindre souffle l’atteint, il faut qu’il le suive, de peur de rater le chemin. En quelque sorte tous les vents, même opposés, quelle que soit leur direction le ramènent toujours dans celle qu’il aurait suivie par calme plat. Chanceux que tu es ! Suivre le vent, c’est le chemin, suivre ton idée, c’est encore le chemin.
Notre école d’élite accueille deux types d’étudiants :
Ceux qui viennent chercher des moyens, des outils, apprendre un métier se voient proposer un large choix d’outils conceptuels et manuels à apprendre à utiliser. Au bout de leurs quelques années de formation, ils repartent en général satisfaits.
À ceux qui viennent chercher des réponses, des fins, apprendre à vivre et à mourir, nous professeurs n’offrons, n’avons rien d’autre à offrir, sous d’autres noms, plus ronflants, que les mêmes outils. Ces étudiants-ci repartent, pas nécessairement plus vite et souvent bien plus tard que les autres, en général frustrés, habiles mais frustrés. Et pourtant, à leur insu, eux aussi comblés.
Mais à la fin tous nos lauréats s’unissent pour porter à tous les autres gens ce qui leur revient : des moyens qu’ils n’ont pas mérités pour des fins qu’ils n’ont pas choisies.
Certains n’ont fait que les quelques dernières centaines de mètres à pied, à travers les dunes ; certains ont même dû être portés ; d’autres arrivent là au bout de nombreuses semaines de pèlerinage profane. Mais tous au même moment, dans un silence à peine troublé, pieds nus sur le sable sourd, s’approchent du rivage autant que le permet leur nombre croissant d’année en année, puis, là où ils sont, s’allongent sur le sable et contemplent le ciel nocturne du solstice d’été.
Les premiers à pratiquer puis populariser ce rituel, dans leur solitude trouvaient facilement ce qu’ils venaient chercher : le sentiment apaisant d’être petit sous les étoiles. Mais les derniers arrivés, à les voir, à les écouter, et malgré la foule qui recouvre la plage, trouvent eux aussi facilement, impressionnés par un silence et une prévenance qu’une telle promiscuité empêche habituellement. Ils se recueillent peut-être différemment, n’étant plus rares sous les étoiles mais partageant leur médiocrité avec ceux dont le moindre mouvement fait sentir et toucher la tête, qu’on n’ose pas caresser, les pieds, de l’odeur desquels on ne s’offusque pas, les mains, qu’on voudrait saisir, que les plus confiants serrent parfois ; mais ils ne semblent pas moins émus. Il fallait qu’ils fussent attirés, guidés là, leur masse se prête à l’amortissement d’une transcendance temporelle et spatiale dont l’ivresse a déjà pu rendre folles quelques imaginations.
Désormais, cela ne peut plus durer toute la nuit. Les premiers ronflements, les premiers chuchotements sonnent la fin d’un événement écourté mais qu’il a été décidé, étant donné les bienfaits individuels et collectifs qu’il prodigue, de répéter dès l’année prochaine aux équinoxes.
Au cours de mes pérégrinations, j’ai rencontré beaucoup de marcheurs sobres dans leur équipement, certains par pauvreté matérielle, la plupart par choix, mais aucun davantage que celui-ci que je suis de loin depuis quelques heures, espérant le rattraper, curieux de l’interroger. Comment fait-il pour aller pieds nus sur ce chemin caillouteux ? La plante de ses pieds est-elle donc couverte de corne comme celle de nos ancêtres préhistoriques ? Et la résistance au froid qui lui permet de se contenter de la sorte de toge que je vois baller autour de lui : est-elle héritée du même âge, de la même manière et pour la même raison ? Et cache-t-il dans les plis de sa robe une outre de peau, ou peut-il vraiment se passer d’une gourde et d’eau en chemin ? Et dispose-t-il de grandes poches pour suppléer l’absence de sac que je lui constate, ou peut-il vraiment se contenter de ses seuls dix doigts comme outils et ustensiles ? N’a-t-il pas un biface, un poinçon d’os, une lame de jaspe à user ? Est-il alors un lointain disciple de Diogène le cynique ? Dois-je me méfier de lui — de son impudeur à tout le moins, de son ironie cruelle sinon de son agressivité désarmée ?
Tandis que je m’interroge, je m’aperçois que la nuit tombe ; que, malgré mes semelles épaisses, je n’ai pas gagné sur lui, ou à peine ; qu’il ne s’est pas retourné une seule fois, quoique le bruit des pierres que j’envoie parfois rouler en contrebas par hasard ne puisse pas ne pas lui être parvenu — il n’est pas sourd car je l’ai vu lever la tête vers des oiseaux criards — ; que je ne le rattraperai pas ce soir ; qu’il ne semble pas près de s’arrêter ; qu’il ne donne pas l’impression de chercher un abri, contrairement à moi. Bientôt, debout contre ma tente à peine montée, je l’observe s’évanouir lentement dans les dernières lueurs du couchant, puis disparaître avec ses réponses.
De la crête basse où je suis monté, au loin dans la plaine j’aperçois une bande de nomades en mouvement. Quelques dizaines (une grosse centaine ?) de silhouettes longilignes et lentes en route, je le suppose, vers ces bosquets de noyers géants qui s’atteignent en deux ou trois jours et qui, en cette saison, couvrent le sol de leurs fruits très nutritifs et protéinés. À cette distance, je ne discerne pas leur équipement, nécessairement mince. On dirait qu’ils vont nus sur la terre, tranquilles comme un troupeau sans appréhension. Seules peut-être leur grande taille et la petitesse de leur tête laissent deviner que certains d’entre eux portent une lance. Plutôt pour la chasse ou pour la guerre ? Je ne le saurai probablement pas. Je les regarde passer, honteusement envieux, et triste. Envieux d’une liberté qui dédaignerait même le casse-noix que je pourrais leur offrir : à quoi bon le transporter, quand on trouve partout des pierres ; triste de savoir que la survie même de l’enfant malade que je fus implique un mode de vie beaucoup trop lourd pour être mobile — et peut-être même soutenable. Moi qui aime tant marcher, j’aurais pu être heureux parmi eux. Mais, à mon âge, la distance culturelle est infranchissable, et l’habitude une armure inamovible. Du moins, je me console et me résigne en le croyant.
Ils ont presque disparu de la surface de la terre, mais certains parmi nous, optimistes ou pessimistes, croient qu’un lointain avenir leur appartient. Les optimistes le souhaitent, les pessimistes le craignent.
« Nous n’avons vu ni hommes ni traces d’hommes », me fait remarquer mon compagnon de marche et vieil ami. Constat d’autant plus réjouissant qu’on a de moins en moins l’occasion de pouvoir le faire, et qui me rappelle une autre longue journée de marche, en Europe celle-là. Ni humains ni traces fraîches d’humains, certes, mais que de ruines ! Il y a de nombreuses années de cela : j’étais jeune alors, à peine majeur ; et les ruines n’ont pu depuis que continuer à s’effondrer, tombeaux s’ensevelissant eux-mêmes. Certes je ne l’ai pas constaté, mais c’est l’évidence, la conséquence inexorable d’un processus provoqué, puis accéléré, par les qualités, les vertus mêmes qui avaient temporairement soulevé les habitants humains de ce continent. À l’époque, je n’avais pas eu envie d’y aller, c’est mon service militaire qui m’y avait contraint ; même si je le voulais désormais, je ne le pourrais plus, faute de moyens : depuis peu, seule l’armée dispose encore des véhicules indispensables à la traversée. Mais je n’envie nullement les forces qu’on y envoie. Je reste ici, chez moi, volontiers, quoique je n’aie guère le choix. Là-bas, il est trop tard pour les vivants, trop tôt pour les archéologues.
Un homme s’approche d’une statue, épaules basses et pas lent, il a l’air fatigué, accablé de tristesse et de soucis. La statue, au bord d’un large chemin désert, représente une femme, qui tient dans ses bras un nourrisson. L’homme la voit sans la regarder, il la connaît bien, habitué à passer devant. Mais cette fois il s’arrête. Sans lever ses yeux déjà humides, il s’agenouille devant la statue de bois sombre et rongé. Mais ce n’est pas encore assez : il doit se pencher jusqu’à poser ses mains sur le sol, ses mains jointes, et son front dessus. Alors, alors seulement, quelques larmes peuvent s’épancher, et peut-être un sanglot retentir, un seul sanglot ravalé, ou le cri d’un oiseau, difficile à dire. Les yeux et la gorge secs, l’homme peut rester un moment ainsi, peu à peu soulagé, puis réconforté. Il peut enfin lever la tête, et, par réflexe, les yeux. Il constate alors, ébahi, effrayé, qu’à la place de la tête de femme se tient, grossièrement sculpté et dessiné mais reconnaissable sans le moindre doute, un globe de bois, un globe terrestre.
Arrivé en haut de la colline, j’admirai le paysage qui s’étendait en contrebas dans la vallée. Des bois, des champs ; quelques cheminées fumantes, quelques pâturages ; des potagers multicolores et des toits sombres. En descendant, je vis que le chemin longeait un verger. Plus je m’en approchais, plus j’avais envie d’un fruit. Arrivé contre la clôture, à la vision d’une pomme que le soleil faisait briller, je me trouvai forcé de déglutir, ma bouche emplie de salive ! Me reprochant, mais avec une indulgence amusée, une telle gourmandise, comme je l’aurais reprochée à un chien bavant ou un enfant suppliant pour un biscuit, je continuai ma route. Mais quand j’aperçus une pomme tombée roulée jusqu’à la clôture, je n’hésitai pas à passer ma main entre les barbelés rouillés. Elle était bonne, acidulée comme je les aime ; pourtant je la savourai moins que la satisfaction du désir que j’en avais eu ; et encore moins que la chance qui me l’avait offerte ; et moins encore que l’absence du plus petit effort de ma part pour l’obtenir.
La pomme avalée, et le verger derrière moi, je traversai la vallée. Au bas de la suivante des quelques collines que je devais encore franchir, j’admirai ses flancs boisés par étage, et les hautes frondaisons agitées par les premières rafales d’un vent qui me fit presser le pas. C’est dans mes pensées, la nuit dans le dos, réchauffé par ma vitesse et grisé par la dopamine, que j’atteignis la prochaine étape.
Je ne sais plus si ce qui d’abord alerta mon attention fut le nuage de poussière ou le brouhaha. Le premier s’aperçoit de plus loin que ne s’entend le second, mais je marche habituellement les yeux baissés, isolé par un soliloque le plus souvent muet. Ce dont je me souviens, en revanche, c’est qu’à peine eus-je conscience d’une approche massive que j’essayai d’identifier sa cause. Vite ce fut évident : un groupe de congénères, une bande d’Homo sapiens, des terrestres en marche à mon encontre. Aussitôt, je cherche un détour ou une cachette, mais le chemin est droit et unique, le terrain plat et dégagé. M’écarter par les champs jaunes attirerait sur moi l’attention, à l’opposé de mon souhait pressant. Pas de meilleur choix : je me résigne à les croiser. C’est en moi-même, derrière mon visage, derrière un regard vague et une expression quelconque affectée, que j’essaye de me cacher. Ne pouvant, par un salut, un sourire, un hochement de tête, reconnaître même fugacement chacun d’eux pour mon prochain, je les ignore en espérant la réciproque.
Leur bavardage monte. Coups d’œil que je n’ai pas su ne pas hasarder ; quelques regards croisés, inexpressifs. Et déjà plus que leur sillage de poussière sonore.
Quand, quelques heures plus tard, je croise un autre marcheur solitaire, je le salue et lui souris avec plaisir. Par mon pas ralenti, mon regard amène, l’angle de mon profil, je l’incite à s’arrêter pour bavarder. Négligeant cette occasion tendue, il se borne, avec une politesse visiblement contrainte, à me rendre mon salut, d’un seul coup d’œil et d’une voix sourde. Légère déception, qui sera vite oubliée. Je continue seul jusqu’à mon retour vespéral, où me réchauffe et me réjouit la double chaleur du foyer.