Souvent je me réjouis de n’avoir pas grandi, d’être resté petit. Je les vois de loin, puis je les croise, eux, les grands, les Géants. Je lève la tête. Une euphorie s’empare de moi. Je les dévisage. Eux ne me voient pas, ou m’ignorent, me négligent, voire me dédaignent. Mais s’ils me regardent, je détourne aussitôt les yeux. Ils ne savent pas à quel point je suis libre, sinon ils m’envieraient. Et donc useraient contre moi de leur pouvoir, de leur force brutale, de leur cruauté. Mais il suffit que l’un d’eux m’adresse la parole pour qu’aussitôt toute ma liberté reflue, et que me domine et m’accapare la peur, ma fragilité, qui me rend obséquieux, servile.
Tiens, une géante ! Quelle stature ; quel sérieux pétrifie ses traits, aplatit ses lèvres. Je ne laisse pas se déployer le sourire qui papillonne derrière mes dents ; mais une douce moquerie, une ironie compatissante se voient-elles dans mes yeux ? La pauvre ! Elle marche vite : alors je ralentis, pour qu’elle ne prenne pas ombrage d’une vitesse à laquelle je suppose qu’elle croit que je ne devrais pas prétendre. Si elle savait ! — qu’avec mes petites jambes et le balancement des brindilles qui me pendent aux épaules j’avale les kilomètres comme seuls parmi eux les sportifs le peuvent ! Mais surtout ne pas le lui laisser voir ; ou, si c’est trop difficile pour ma vanité, la laisser du moins dans le doute quant à ce qu’elle a perçu. Si ç’avait été un mâle j’aurais fait profil bas : caché derrière une humble dignité, un zèle fatigué. Mais les femelles géantes sont d’ordinaire plus enclines à s’apitoyer, ce dont je ne me lasse pas. M’abandonner dans leur indulgence — dans l’abîme de leurs bras ! Un moment, les os craquant, soulagé de pouvoir reposer mon torticolis chronique, voire finalement de la vie même… Précieuse liberté que me vaut mon insignifiance résignée puis résolue. La seule grandeur que je cherche n’est pas pour moi mais au-dessus de moi. C’est la grandeur des événements, des éléments. Être dépassé par elle ; être minimisé, invisibilisé par elle ; renouvelé par elle en la conscience de ma circonscription dans d’étroites limites spatio-temporelles ; être négligé par les perspectives historique, biologique, géologique, cosmique ; à chaque niveau toujours plus indifférent, plus indiscernable. À côté, votre grandeur est puérile — enfants géants. J’abandonne volontiers les pouvoirs que j’aurais dû hériter. Bâtissez ; détruisez. Du moment que je peux me faufiler entre vos jambes, mobiles colonnes du temple de la continuité biotique… Puissent vos ruines imminentes épargner, par chance, mes os, mes voies.
Combien s’en sont aperçus ? Il faut bien connaître le ciel, avoir passé des nuits et des nuits à observer les étoiles — qu’on voit de nouveau très bien, dont la présence est de nouveau prégnante, la position de nouveau utile à connaître —, et des jours entiers à compulser d’anciennes cartes spatiales et des volumes hâtivement imprimés de documentation technique… Il fallait tout cela pour s’en apercevoir, et combien sommes-nous à posséder ces connaissances et cet intérêt (qui peut passer pour scientifique, mais est, peut-être, secrètement puéril : attirance pour ces petits points brillants…), et le loisir de les cultiver ? Quelques dizaines, quelques centaines tout au plus.
Que s’est-il passé ? Un point lumineux s’est éteint, une étoile a cessé de briller. Une parmi les innombrables dites-vous… peut-être une supernova (pour ceux qui savent encore ce que c’est)… Non : il s’agissait du dernier satellite, du dernier artefact humain visible en orbite autour de la Terre. Hier soir encore je l’ai repéré dans sa course habituelle, pseudo-astre brillant ; ce soir je ne le vois plus ; là où il devrait scintiller, je ne vois que le noir de l’espace. À un certain moment durant ces dernières vingt-quatre heures, la gravité a finalement triomphé et le satellite est tombé vers la Terre, dans la haute atmosphère de laquelle il a dû se désintégrer. Quelques débris calcinés, quelques poussières incandescentes ont dû tomber quelque part, probablement inaperçus et méconnaissables. Je regrette de n’avoir pas été là pour admirer l’étoile filante qui a dû résulter de son embrasement, et, surtout, pour rendre un dernier hommage à l’ultime vestige de la prétendue conquête spatiale, cette illusion glorieuse, dangereuse, coûteuse, orgueilleuse, présomptueuse. De conquête il n’y aura pas eu. Seuls demeurent, en orbite, un voile de déchets infimes, invisibles, dont le nombre et la position sont inconnus, que nous n’avons plus les moyens de localiser, encore moins d’étudier, mais qui ne constituent plus la moindre menace pour nous qui avons dû renoncer à l’exploration physique de l’espace, bien trop coûteuse en énergie, bien trop vorace en ressources minérales et intellectuelles rares, celles-là peut-être encore plus que celles-ci désormais ; et plus loin, quelques épaves, incongrues et obscènes d’être immobiles, inutiles et intactes pour des millions d’années à la surface du désert lunaire ; et plus loin encore, quelques sondes éparpillées dans ce bras de la Voie Lactée, lesquelles seront peut-être les dernières preuves de notre existence. En cela plus qu’en tout le reste uniques parmi la faune terrestre, nous laissons, nous laisserons après nous, pour vestiges les plus durables, des déchets. Déjà produits, déjà hors d’atteinte, impossibles à recycler. Adieu, chimères spatiales. Rebonjour, Terre unique et mortelle, notre berceau, qui seras notre tombeau.
Scier la branche — haute et maîtresse — sur laquelle nous sommes assis ? Certes : nous n’avons pas trouvé d’autre moyen de sauver l’arbre.
Mais ce n’est pas un suicide, et nous souhaitons que ce ne soit pas non plus un sacrifice. Notre espoir de survie : que notre haute chute soit amortie par le grand tas, accumulé depuis dix mille ans au pied de l’arbre, de nos propres excréments. S’y enfoncer, en descendre, les répandre, fertiliser avec toute une forêt.
Les images ne me suffisaient pas : j’avais voulu observer les Géants, les voir de près, les rencontrer, leur parler. Je grimpai à leur recherche. Au bout d’une dernière et rude montée, j’arrivai bientôt chez eux et ne tardai pas à en croiser quelques-uns : il ne me fallut alors qu’un instant et un seul coup d’œil pour que je dusse admettre déçus, brutalement déçus mes espoirs. Ils étaient grands, certes, deux à quatre fois ma taille (ma taille petite), mais d’une grandeur vulgaire, vile, fortuite, lourde, effrayante et même repoussante. Je ne trouvai rien à admirer en eux. Dès qu’ils m’eurent aperçu, ils se ruèrent sur moi. Méfiants et durs, ils m’accablèrent de questions. J’usai de toute mon éloquence balbutiante pour les détromper : non, je ne venais pas les voler ni les espionner. Ils se rendirent à l’évidence que ma seule stature aurait dû leur suggérer. Alors, aussitôt détendus, ils commencèrent à se moquer de moi. Je voulus partir et les saluai. En deux enjambées ils me rattrapaient, m’arrachaient de terre, me tenaient en l’air par les bras entre deux doigts, baissaient mon pantalon. Dès que mon sexe apparut ils éclatèrent de rire, rivalisant de gestes et de paroles d’humiliation grossiers et obscènes. Je les laissai faire comme mort, comme indifférent, espérant seulement qu’ils me laissent partir. Ils se lassèrent vite et me lâchèrent, m’abandonnèrent, s’en retournèrent sans un mot, sans un regard pour l’insecte auquel ils étaient déjà bons de laisser la vie et a fortiori l’intégrité physique. Rhabillé, mal rajusté, je partis. Je ne fuyais pas, incapable de courir. Hébété, je suivais le chemin du retour comme un automate. Atteignant le cirque que j’avais traversé à l’aller, je vis, je reconnus les montagnes que j’avais à peine aperçues dans le crépuscule de l’aube, et cette vision me frappa. Ils étaient là, les vrais géants ! Ni puérils ni cruels, n’usant qu’indistinctement de leurs forces combien plus colossales, périlleux mais tranquilles, ils représentaient, je m’en rendais subitement compte, ce que j’avais vainement espéré trouver chez les géants vivants. Je les contemplai un moment, admirai les courbes de leurs strates visibles, leur puissance géologique majestueuse et ancienne, rassurante. Leur grandeur ne m’écrasait pas. Elle semblait bonhomme. Ou souveraine sans mépris, comme nous les terrestres pouvons l’être à l’égard d’une fourmi, d’un escargot qu’on prend soin de ne pas écraser, ainsi qu’on l’apprend aux enfants. Je me reposai quelques heures contre leurs flancs moussus, blotti dans leur puissance enveloppante, puis repartis, réconforté. Longtemps je marchai à l’abri de leur ombre immense ; jusqu’à la forêt, où les arbres, autres vrais géants, géants mineurs, les relayèrent pour me raccompagner.
Je suis descendu à la plage avec la fraîcheur. Je m’assois sur le sable, juste à la limite des vagues, face à la mer. Seul mon regard n’est pas bloqué par le mur liquide et horizontal. Mais que vois-je en ce début de soirée ? Quelques nuages, quelques étoiles, quelques oiseaux ; l’éclat périodique du phare indiquant l’extrémité ouest de la petite île au-delà de laquelle s’étend le large et forcit la houle. Donc rien : rien qui arrête mon regard, ni rien qui contraigne ma pensée à se faire circonspecte, à l’explorer, à essayer de le circonscrire. Ici les frontières de mon esprit sont inutiles, je coule dans le monde. Et pourtant je ne m’oublie pas, au contraire, la conscience d’être un torrent, un glacier fondant me quitte à peine. Par une blessure invisible, je perds le sang de mon esprit, sans douleur ni sursaut, mais avec effroi, un effroi impuissant. Pas même la consolation de m’étaler ; je me dilue ; perte sans compensation ; débâcle.
Ce flux charrie de gros morceaux dont le bord supérieur surnage, comme de petits icebergs sombres. Que sont-ils ? Qu’est-ce qui se perd, s’échappe ainsi ? Trop gros pour être des rochers, ils pourraient être végétaux, mélanges de branches cassées, de racines arrachées, recouverts de terre, dont ils ont la couleur ; ou de gros excréments. Ce n’est bien sûr qu’une illusion. Il suffit que je me lève : mon esprit dans mes pieds, mes chaussettes remplies. Et tandis que je remonte vers la maison bavarder, oublier, grignoter, à chaque pas il remonte un peu plus vers ma tête. Une fois revenu derrière mes yeux, je discerne ce qui jusqu’alors n’était qu’une forme indifférente : le visage d’une statue, petite statue ridicule scellée sur le pilier du portail. Ridicule avec ses yeux rouges illuminés de l’intérieur, des larmes de fiente et des cheveux de feuilles putrides. Une aile me frôle (sans doute de chauve-souris), je ne coule plus, ma main pousse le portail, les bruits de voix m’isolent. Inaperçu comme j’étais parti, me voilà rentré.
Somnolence… Rêve : dans une pièce fermée, attaquée de monstres. À la fois coincé et protégé ; à l’abri et en prison. Impuissant, et d’autant plus terrifié. Si je n’avais pas peur, y aurait-il des monstres dans ma tête ? Et s’il n’y avait pas de murs ?
Quelle résistance appelle et cherche ainsi sa délivrance ? Est-ce le monstre qui fait le mur ou le mur qui fait le monstre ? Mais trêve de questions : ça redouble là dehors, ça grouille, gargouille, hulule, chuinte et crisse… C’est une scène d’horreur : on cherche à entrer, on cogne, casse, et il ne fait aucun doute que c’est pour me tuer, me déchiqueter, me démembrer vif. Mais cette scène, en même temps, n’est pas sans exercer une certaine fascination : pour l’apparence exotique et la radicale étrangeté du monstre en sa simplicité à la fois méthodique et furieuse, en sa férocité monomaniaque ; et elle n’est pas non plus dénuée d’humour : car il est grotesque, ce bras immense et velu que le monstre a réussi à infiltrer, qui palpe à ma recherche en vain, trop court pourtant, et que je m’apprête à trancher…
Quand le rassemblement est sonné, je m’applique à ne jamais arriver ni parmi les premiers ni parmi les derniers. Ma petite taille m’aide à rester indistinct parmi la foule de ceux qui sont conviés aux fêtes et aux travaux. À celles-là comme à ceux-ci, je me contente d’une participation, d’une implication minimales. Quoique je sente rarement la ferveur attendue, je me force à manifester un enthousiasme dont la parcimonie puisse être imputée seulement à la discrétion, à la timidité ; j’accomplis les bons gestes aux bons moments, je chante d’une voix puissante et juste, ma mémoire est excellente. Mais je ne puis simuler l’ardeur à la tâche, raison pour laquelle je suis tenu, comme travailleur, en piètre estime : ce qui convient autant à la médiocrité de mes forces qu’à mon goût d’activités qui requièrent silence et isolement prolongés. Je n’ambitionne nullement prestige et renom ; ni d’être le moyeu du cycle incessant des obligations réciproques ; ni la solitude du rebelle, du prêtre, du banni ; j’accomplis mes tours — donner, recevoir — avec scrupule et modicité, ni plus ni moins. Mon ambition ne vise ni le haut ni le centre, ni la tête ni le cœur, ni l’horizon : elle vise le bord, la frontière tacite et fluide, là où je puisse passer à discrétion du dedans rassurant et solidaire au dehors élémentaire et exaltant. Mais cette place discrète et trop apparemment oisive et oiseuse est suspecte : je dois gagner le droit d’y être accepté, respecté. Qu’ai-je à offrir en contrepartie ? Quel rôle puis-je jouer qui soit moins effrayant et séparant que celui de sorcier, moins frivole que celui de poète et moins laborieux que celui d’artisan ? Je vais devenir, incarner, manifester la frontière. Je ne serai pas son gardien, je ne surveillerai ni l’intérieur ni l’extérieur : je serai la frontière elle-même. Celui qui en sortant me dépassera saura qu’il s’isole, qu’il s’exclut, qu’il échappe à notre protection, à notre veille réciproque. Je ne veux susciter ni crainte ni sacralisation : c’est pourquoi la frontière sera discrète, presque invisible, faite de traces, des traces de mes passages, de mes arrêts, de mes installations successives. On me demandera pourquoi je l’ai placée ici et pas un peu plus près ou plus loin du centre de nos activités civiles. Que répondrai-je ? Faites-moi confiance et donnez-moi du pain, en échange de quoi je vivrai la frontière dans ma chair pour que vous puissiez l’apprécier en esprit ; je mesure le rayon maximal de notre société : mesurez-moi l’aumône, et la liberté quotidienne d’aller et venir sans règle, et la tranquillité inclusive. C’est peu, sans doute. Pourtant j’ai bon espoir non seulement que cela suffise, mais que la fonction, même un jour vacante, en devienne institutionnalisée. Je fonde un type ! Puisse-t-il être viable, et fécond mais pas trop !
Quand l’orage a commencé, les enfants, surpris, se sont mis à courir ; les vieux, qui l’avaient senti imminent malgré l’absence d’éclairs et de tonnerre annonciateurs, ont continué à avancer, las et résignés. Nulle part où s’abriter tous à moins d’un jour de marche. La pluie dense a rapidement dissous la fine carapace de boue sèche et de poussière qui couvrait les corps, alors ainsi dénudés, livrés au prochain soleil, aux insectes, peut-être à la honte. De leurs bras pâles, les jeunes gens masquent maladroitement leurs organes génitaux. Les autres laissent faire, soit que séduction, désir et sexualité leur soient encore étrangers, soit qu’ils aient appris à porter leur corps et leurs ans sans impudeur. Pas de gestes inutiles. L’orage sera bref, mais les prochaines mares de boue sont encore loin.
Sitôt le ciel sec, on s’est roulé dans la boue fugace, ou du moins enduit corps et visage. Le soleil revient, et la nuit non plus n’est pas proche.
Le lendemain midi, les meilleurs yeux ont enfin discerné le plus sûr repère : la cabane en contrebas de laquelle on pensait trouver de la boue. Mais le sol est si plat de ce côté que la distance se compte encore en jours avant là-bas : deux ou trois.
Ce fut long, ou du moins lent, mais pas de terrible surprise : la boue est là. Malgré le harassement du parcours, les enfants, distingués de loin d’après leur stature et leur gracilité, convertissent en course d’élan les derniers mètres et se jettent dans les mares opaques, bientôt rejoints par les adultes. Quel soulagement ! Enfin, le contact de la matière souple, riche, lisse, homogène, élastique ; le tapis le plus doux qu’ils fouleront jamais ! Certains sont pressés : vite, se laver de la pluie qui les a souillés ; vite, avec la boue fraîche frotter la boue sèche ! D’autres se contentent de s’immerger, de laisser la boue agir d’elle-même, bain délassant, havre et oasis. Nul n’a besoin de préciser ou de se faire annoncer que bien sûr ils ne partiront pas tant que la nourriture ne manquera pas ou que les mares n’auront pas été asséchées. Il faut certes que les enfants apprennent à trouver les autres mares pérennes et cycliques, à cohabiter avec éléphants et hippopotames, à se contenter parfois de trous étroits pour se laver, pour s’enduire de la carapace protectrice des regards, des rayons, des dards. Mais nulle urgence. Laissons-les se prélasser, embourbés jusqu’au cou.
Mais qui est cet homme seul qui descend de la cabane et lentement s’approche ? Moi. J’ai deviné de loin leur masse en mouvement ; intrigué, j’ai suivi leur avancée dans ma direction au fil des jours, de plus en plus curieux et de moins en moins anxieux à mesure qu’ils grossissaient dans mes jumelles et que je distinguais mieux leur allure paisible et leur dénuement.
Je les ai observés jusqu’aux mares et vus tous entrer dedans, s’y ébrouer, s’y frotter de boue. Il n’a pas fallu longtemps pour que ma répugnance le cède à la curiosité, au désir d’un contact amical avec ces gens à l’évidence pacifiques et fourbus. Pourquoi pas ! me suis-je dit tout à coup. Quelles vaines craintes, quelles conventions déplacées me retiennent ? Ose ! Et me voilà : j’attends d’être au bord de la mare la plus proche, et qu’ils aient compris et agréé mon intention de les imiter, pour me dénuder. Ils me regardent avancer, immobiles et silencieux. Je suis attristé, mais pas surpris, de discerner la peur dans leurs yeux. Non, je ne viens pas vous chasser (comment le pourrais-je ?). Pour les rassurer, j’affecte une bonhomie qui annule étrangement ma timidité, comme si je jouais un rôle ; je marche lentement, je chantonne, comme si j’étais inconscient de leurs regards convergents sur ma personne et mon action. J’atteins les mares et leur demande si ça ne les dérange pas que j’y entre moi aussi. Quelques secondes suffisent pour nous rendre compte que nous ne partageons aucune langue. J’hésite un instant à renoncer, puis mime la nage en regardant le plus proche d’entre eux, une femme attentive à l’expression inscrutable. Devant leur absence de réaction, je commence à me déshabiller. La place ne manque pas de ce côté des mares, et, nu sous le ciel pour la première fois depuis si longtemps, trop longtemps, ma peau déjà mordillée par les rayons d’un soleil pourtant déclinant, je me presse d’entrer dans la boue, autant pour cacher mon sexe et la pâleur et la maigreur de mon corps que pour ne pas céder à l’instinct qui me pousse à m’enfuir, à ne pas me risquer là où je ne vois pas ce que j’effleure.
À ma propre surprise, cette grande réticence initiale et viscérale ne dure pas. Dès que mes sensations ont pu réprimer mon imagination, un bref émerveillement lui succède, un grand bien-être, une évidence ; je me sens brusquement à l’aise comme un habitué de toujours, et je peux m’approcher de leur groupe, poussant sur le fond vaseux, m’aidant des bras pour progresser ; je m’arrête à mi-distance entre la prudence et la civilité. Par signe ils me font comprendre de quelle direction ils viennent, et moi je désigne dans mon dos la cabane qui me sert de bureau et de chambre. Comprennent-ils que les quatre doigts tendus de ma main droite signalent le nombre d’années de ma présence ici ? Je ne le parierais pas. Je me contente alors d’observer puis d’imiter leurs gestes : comment ils se lavent avec de la boue.
La nuit tombe rapidement et je leur fais signe que je vais rentrer chez moi. Un dernier salut, main levé, et je ne me retourne pas. Chez moi je n’aurais pas résisté à une douche si j’en avais disposé.
Chacun des jours suivants, je me fais une plaisante habitude de partager quelque temps leur bain et leur compagnie, sinon leurs conversations, d’ailleurs brèves. J’apprends à connaître la boue, à m’en frotter minutieusement, à la garder sur mon corps ; à rester immobile dos au soleil et tête sur la berge, immergé dans cette substance tiède et grasse où, je le soupçonne, il est si facile de ne plus savoir à qui appartient tel membre effleuré, telle peau caressée, affectueusement exfoliée. Ils ne s’ennuient pas. Leurs sacs mincissent.
L’un d’eux, me voyant une fois essayer vainement de me frotter le dos, s’enhardit à m’aider. Je parviens à réprimer un tressaillement de crainte, et me réjouis aussitôt de ce contact, bien plus que de sa finalité. Quand les doigts durs ont cessé, je me retourne et constate qu’ils appartiennent à une très vieille femme, ridée, fripée, sombre. Il me semble percevoir dans son regard sans aménité l’endurcissement d’une longue vie de sacrifice, mais son geste, si je l’interprète correctement, a démenti l’austérité de son expression. À la suite de ce contact, et comme s’ils n’attendaient que cela, les enfants se mettent chaque jour, à tour de rôle, à me frotter le dos, avec rudesse et enthousiasme, en riant. C’est, semble-t-il, pour eux à la fois un jeu et un privilège, et le respect scrupuleux des tours de rôle est l’objet d’une discipline collective qui n’épargne pas la violence aux tricheurs attrapés. Mis à part cet attouchement sans parole ni contact visuel, c’est comme si je n’existais pas pour eux, enfants et adultes ; ils n’ont manifesté aucune curiosité envers ma cabane ni ma personne ni mon histoire. La boue leur suffit.
Le sixième jour, réveillé tôt je constate qu’ils ont disparu. Éperdu, puis accablé, inquiet, puis mélancolique, je suis quelque temps les traces déjà sèches de leurs pas. Je me rends compte qu’ils sont presque passés sous mon unique fenêtre, sans me réveiller. Ils ont trop d’avance, et les vallons, de ce côté, masquent déjà leur parcours et leur troupe.
Ils sont repartis, tous marron ou gris, presque en file indienne, informes et silencieux dans la nuit ; reposés, proprement couverts de boue fraîche… Voulaient-ils fuir discrètement mon attention, pourtant muettement bienveillante ; rendre de ma part poursuite et pistage impossibles ? Plus sûrement, indifférents à ma personne et mes intentions, c’est la chaleur qu’ils fuyaient : celle du jour, en partant la nuit ; celle de l’été, en partant maintenant.
Car ces petites mares évidemment ne constituaient qu’une courte étape sur leur chemin. Je crois savoir où ils vont : la grande zone spongieuse, marécageuse, intermédiaire, au sud, près du grand fleuve et communiquant par périodes avec lui. La terre y cède sous le pas ; je comprends maintenant qu’on enfonce avec délectation ses pieds nus dans la couche de boue superficielle.
Je lorgne les mares. Sans eux, je n’ose plus. Sandales ôtées, je me contente de marcher dans la boue du bord, attentif au doux contact, au contraste entre la chaleur croissante du soleil et la fraîcheur qui monte dans mes mollets. Reviendront-ils ? J’en suis persuadé. Je le souhaite. Le territoire comme le régime de l’eau sont cycliques. J’attends déjà leur retour avec impatience, même si je sais qu’il ne faut pas y compter avant la fin de l’imminente saison sèche. J’espère seulement qu’il interviendra avant mon propre départ, mon propre retour, non désiré, peut-être nécessaire, en tout cas déjà programmé, contraint, et probablement définitif.
Voilà les hommes, il arrivent, silencieux. Ils ont besoin d’être durs, sinon la peur les terrasserait. Être armés ne les rassure plus, ils ont perdu leur insouciance. Ils se tiennent très droit, mais leurs regards ne se croisent pas. Ils ont honte, et ne savent pas de quoi. Ils tâchent de l’oublier en veillant, en s’absorbant dans le scrutement des lointains, d’où viennent les menaces. Viennent et puis vont, tandis que les hommes restent. Ils vieillissent dans la méfiance croissante : d’un horizon qui s’approche à mesure que leur vue baisse ; de leurs voisins ; de leurs instincts. Ils sont devenus complètement étrangers à eux-mêmes, et la plupart finissent par disparaître, de nuit, dans la forêt. Ils s’éloignent assez pour que la distance et le mur végétal absorbent tous les bruits, puis tirent une dernière balle.
On les retrouve par hasard, longtemps après, ayant repu des charognards ; un bout de fer enfoncé dans l’écorce de l’arbre contre lequel ils s’étaient adossés. Bientôt humus, plutôt que fossiles.
Le sommet est bien visible tout là-haut, blanc et brillant. Nul ne s’y trompe ; il suffit d’avoir levé la tête ne serait-ce qu’une fois pour le distinguer. Si pourtant il n’est guère fréquenté, c’est que les rares chemins y menant sont trop difficiles. Aussi a-t-on chargé un grimpeur de frayer un chemin qui soit aussi facile à suivre que le sommet l’est à montrer du doigt. Il s’y emploie obstinément, sans cesse questionnant ce qu’il a obtenu : le sol est-il assez lisse, le dénivelé assez doux, le balisage assez clair, les étapes sont-elles assez régulières ? Il veut que ces dernières soient comme celles d’un pèlerinage : assez courtes et faciles pour ressembler à une balade, assez longues pour que le sommet puisse être atteint en un petit nombre de jours, avant que les impatients ne se lassent. Comme il n’est que rarement satisfait — lui qui sait atteindre le sommet à volonté —, le grimpeur doit fréquemment faire demi-tour pour chercher une voie plus accessible. C’est pourquoi le chemin monte si lentement. Mais on n’est pas pressé. Il importe évidemment que le sommet soit atteint, mais il importe surtout qu’il puisse l’être par tous, même les enfants, même les vieux, les culs-de-jatte, même les aveugles : « Pourquoi ? a-t-il demandé. — Pour que nul n’ait plus d’excuse », lui a-t-il été répondu.