« Autrefois, j’ai été généreux avec toi, je t’ai donné, oui donné, de l’argent, comme ça, parce que tu semblais en avoir besoin, parce que ça me faisait plaisir de t’aider, parce qu’à ce moment je le pouvais… Maintenant je viens vers toi, rappelle-toi ma générosité d’autrefois, maintenant j’ai besoin de la tienne : j’ai faim. » Elle me regardait, ahurie. Elle ne me reconnaissait pas, c’était évident. « Je ne vous connais pas, monsieur. Je ne vois pas de quoi vous parlez. » Un instant, j’hésitai entre la colère et la pitié. J’avais le choix des armes. J’optai sans l’avoir décidé vraiment, sans savoir pourquoi, pour la seconde. On peut dire que la pitié me prit. Deux larmes coulèrent de mes yeux, mes bras ballaient le long de mon corps, mes mains impuissantes pendaient ouvertes et molles, je me recroquevillai, je me sentais rapetisser, rabougrir, je noircissais, bientôt je serais une blatte immonde, rampante, misérable. De dégoût — même pas de peur — on m’écraserait. Puis on détournerait les yeux, on plisserait le nez pour débarrasser le plancher de mon cadavre en bouillie. Rien de plus mérité, pensai-je et involontairement je rentrai la tête dans les épaules, regrettant la tache humide au sol qui ferait mauvaise impressions sur les clients. Les clients ! Il aurait suffi d’un autre client — ou plutôt d’un seul vrai client puisque, je dois le dire même si ma bouche ne le peut que tordue, je n’étais pas un client mais un mendiant — il aurait suffi qu’entrât un client à ce moment pour que je m’enfuisse. Mais je restais là, muet, éperdu, les yeux baissés. Ma générosité, à quoi m’avait-elle servi ? La regrettais-je ? N’aurais-je pas mieux fait de garder cet argent — tout cet argent que j’avais dilapidé en générosités fastueuses, de le garder pour ce jour de dénuement, d’extrême besoin, où nulle générosité — seulement par malchance ? — ne s’abaissait sur moi ? Ou bien était-ce une bonne leçon ? Avais-je secrètement compté sur une réciprocité future — qui ne s’accomplissait pas. Ma générosité était non seulement inutile présentement, mais même ignorée, oubliée, comme annulée dans le passé, comme si elle n’avait jamais été. Étais-je d’ailleurs bien sûr d’elle ? La faim ne troublait-elle pas ma pensée ? N’avais-je pas inventé cette générosité outrageuse ? Avais-je jamais vraiment joui des moyens d’être si généreux ? Et même si je ne l’avais pas inventée, n’était-ce pas l’orgueil qui m’avait rendu prodigue ? N’avais-je pas manqué d’humilité, à refuser imprudemment d’être économe ? Un mouvement me fit revenir à moi, je levai les yeux, une main poussait vers moi un pain, petit mais complet, le plus dense de l’étal. On ne l’avait pas emballé — parce qu’on savait que je le mangerais aussitôt reçu, ou parce que je ne méritais pas cette dépense superflue ? Sans lever les yeux, je pris le pain, fis demi-tour, partis. Franchissant la porte de la boutique, ma bouche baragouina quelque chose qui pouvait être « merci » ou « merde », je ne le sais pas moi-même. J’entamai le pain en me repentant. Elle n’avait pas été généreuse, elle avait été charitable. C’était différent ; c’était tout ce que j’avais mérité par ma générosité : la pitié charitable d’une boulangère de village. Mais qu’aurait-ce été si j’avais choisi la colère ? Aurais-je gagné en dignité ce que j’aurais perdu en pain ? Je ne le saurais jamais. Je dus admettre que je regrettais et ma générosité passée, si elle avait été réelle, et ma cabotinerie ou ma faiblesse ou ma lâcheté ou mon effondrement présent, qui n’était que trop réel. J’avais honte et résolus de ne plus jamais entrer dans cette boulangerie, d’éviter même la rue où elle se situe. Mais bien sûr, au point où j’en étais, je ne pouvais plus me fier à moi-même, j’étais descendu trop bas dans le trou, le plus dur était fait, pour le reste, je n’avais plus qu’à suivre la paroi pentue qui menait tout au fond. Terrifié par cette pensée, je m’éloignai à une vitesse que ma fatigue aurait dû m’interdire. Mais je tenais le pain bien serré dans ma main glacée, je n’en perdais pas une miette.
Leur dieu — une petite chose très fragile, très délicate, légère, diaphane —, ils l’ont délogé des cieux où il se laisse porter par les vents comme un grand oiseau pour le jeter dans leur boue. Ils l’y font patauger ; et comme il ne se départit pas de sa tranquillité, de sa compréhension, de sa patience, ils essayent de le noyer, en lui tenant la tête dans la boue de longues minutes durant. Il se laisse faire sans bouger, et quand ils le sortent enfin il s’essuie le visage et s’essore les cheveux sans rien dire, ce qui ne les exaspère déjà plus mais achève de les dégoûter. Ses cheveux d’or ont noirci, ses ailes alourdies de boue sèche ne le portent plus, et ils le font travailler comme esclave à la taverne, homme à tout faire entouré des criailleries des ivrognes, qui raillent son corps efféminé tout en rêvant secrètement d’une étreinte avec lui. Ils osent de moins en moins le regarder dans les yeux, et le haïssent et l’envient parce que lui regarde seulement, sans juger, peut-être qu’il ne regarde même pas, qu’il est seulement là, comme un miroir. Il ne peut pas se révolter, et ne le souhaite pas : il se plie à la volonté des hommes avec indulgence. Il sait qu’il leur survivra, et que, lorsque, au seuil de la mort, ces ivrognes brutaux seront redevenus aussi faibles et peureux qu’un nourrisson, il apaisera leur terreur en baisant leur front, en les caressant, en faisant entendre pour la première fois le son de sa voix, d’une berceuse fredonnée avec une douceur inhumaine dans une langue incompréhensible, sans la moindre promesse, et pourtant la plus réconfortante qui soit. Il n’a pas pu les aider à vivre, mais il pourra les aider à mourir, il se pliera à leurs caprices avec égalité ; eux voulaient, sans oser le dire ni même se l’avouer, qu’il connaisse et reconnaisse la dureté de leur existence, et il la reconnaîtra enfin, en leur pardonnant, au creux de l’oreille, avant de leur fermer les yeux et de disparaître avec le dernier d’entre eux.
Je marche dans les bois. D’un côté, au bord du chemin, j’aperçois un cadavre sans tête. Un peu plus loin, de l’autre côté, une tête, d’enfant, avec sa colonne vertébrale. À son profil, je reconnais le fils de L. (laquelle n’a pourtant que trois fillettes). Je vais la chercher. La voici ; elle regarde, et, quoique éprouvée, récite une prière, ou peut-être une incantation. Peut-être qu’elle chuchote, ou bien elle emploie, c’est le plus vraisemblable, sa langue maternelle, qui m’est étrangère ; en tout cas je ne comprends pas ce qu’elle dit. En fait je ne l’entends même pas, comme si le vent couvrait sa voix, comme si elle parlait sans bruit, comme si j’étais sourd.
Quelque temps plus tard, dans le bois, je rencontre le mort. C’est maintenant un adulte, un jeune homme ; ses cheveux sont noirs (L. et ses filles sont blondes). Je suis surpris, mais surtout soulagé de le voir ; hésitant, craintivement, je l’interroge ; il ne se souvient pas avoir été mort ; j’avais dû rêver. Mais à son approche tous les animaux font silence ; le vent et le pas, soudain les seuls bruits, alertent l’oreille ; et sur son passage, les oiseaux s’envolent, s’égaillent, s’enfuient, disparaissent dans un fracas de battements d’ailes. Il s’arrête ; le silence retombe ; et je remarque à ses yeux fuyants que lui, le mort, le rené, le survivant, l’a remarqué aussi. Je me demande, mais ne lui demande pas, s’il en conclut, comme je le fais malgré moi, que les oiseaux sentent ce qu’il dit ignorer.
J’ai raconté ce rêve à ma fille. Elle me l’a fait répéter deux fois. Puis elle l’a corrigé ainsi : le cadavre est un squelette, il a une tête, et L. est une magicienne.
Nous avons marché longtemps pour obtenir ce qui, depuis quelques décennies et pour quelque temps encore, est ici devenu un privilège : une nuit étoilée. Les quelques terrestres que nous sommes se taisent, allongés sous le ciel, la tête sur leurs mains ou leur sac à dos. Nous attendons tranquillement que notre vision soit pleinement accoutumée à l’obscurité nocturne. Une grosse demi-heure est nécessaire selon le guide, un jeune homme athlétique et affable à l’accent typique, qui n’a pas semblé frustré par la lenteur de notre ascension.
Le soleil est caché depuis plusieurs heures, la nuit est douce, la lune invisible, le ciel sans nuage : conditions idéales. Nos pupilles largement dilatées perçoivent désormais tant d’étoiles que par endroits le ciel en semble saturé, comme si des mers de lumière s’étendaient là-haut, avec leurs vagues scintillantes et la brume dorée qui les nimbe ; mais à d’autres endroits la nuit est presque vide : contraste impressionnant même pour qui n’ignore pas que les astres sont organisés, regroupés. Mais je ne veux pas y penser, pas mobiliser mon savoir astronomique, d’ailleurs uniquement livresque et très modeste. Je veux seulement contempler l’immensité du ciel, l’immensité d’une nuit constellée, tels que nos aïeux du paléolithique auraient pu les contempler eux-mêmes : presque aussi épargnés par la lumière artificielle, et dans le même silence qu’alors, ni vrombissement ni grincement ne montant jusqu’ici, hauteur isolée où (du moins par terre) on ne peut venir qu’à pied. Je les imagine, une nuit d’été comme celle-ci, autour des braises d’un feu qu’on ranimerait plus tard, observant comme nous les mêmes étoiles, ébauchant ce qui deviendrait nos constellations, enchantés, admiratifs du lumineux mystère de cette voûte doublement et lentement cyclique, apaisés, leur attention peu à peu atténuée par la fatigue, jusqu’au sommeil abrité par des tentes de peau. Autour, ailleurs beaucoup a changé entretemps, pour le meilleur et pour le pire, mais ici et ce soir, à quelques mutations génétiques bénignes et quelques fugaces supernovæ près, nous sommes identiques et nous voyons la même chose.
Le temps perçu passe lentement. Certaines parties du ciel me font désormais mal aux yeux : comme celui du soleil en plein jour, je ne peux pas soutenir leur éclat ! Je suis obligé de détourner mon regard, d’utiliser ma vision périphérique, de fermer un œil, ou les deux. Je sens que la position allongée, la fatigue de la longue ascension pédestre, la digestion du souper pourtant frugal, la pénombre et le silence me poussent doucement vers le sommeil. Je n’entends rien d’autre autour de moi que le bruit de corps qui changent de position ; j’attends d’entendre le premier de mes compagnons se lever et se diriger vers les tentes. Et cette lumière sublime vient partout. Substantielle, moins liquide que l’eau, fluide, visqueuse comme du miel chaud. Je tends la main ; quelques gouttes s’en accumulent dans le creux de la paume, comme du savon. Je me frotte le corps entier de cette lumière. Comme je brille ! Elle coule, remplit le ciel, m’enveloppe comme un bain, me purifie. Regardant ma main, émerveillé, je me découvre translucide.
C’est le froid qui me réveille. Je comprends aussitôt que plusieurs heures ont passé. Je me suis endormi là, sans l’avoir prévu. Le ciel a tourné ; mes membres sont engourdis, ma nuque est douloureuse ; mais je me sens brusquement heureux, profondément heureux d’avoir été surpris par le sommeil ; jamais je n’aurais osé décider de dormir à la belle étoile : la crainte des insectes m’aurait chassé vers les tentes. D’ailleurs je sens quelque chose sur ma jambe. Un frisson me parcourt tandis qu’un réflexe me la fait secouer. Je ne saurai jamais si mon imagination seule m’avait démangé. Je m’assois. Dans la pénombre, je constate que je ne suis pas le seul encore ici : le guide bouge et je vois le blanc de ses yeux et de son sourire dirigé vers moi ; et j’entends de l’autre côté la respiration profonde d’un dormeur. Il y a des heures qu’aucune parole n’a été prononcée, aucune lumière allumée, aucune action entreprise qui ne relève pas des nécessités soit de la contemplation soit de la biologie. Rien à voir avec la vie des autres animaux bien sûr : nous savons pertinemment que nous cultivons ici celles des fonctions de notre système nerveux qui nous sont pour l’instant propres, et nous n’oublions pas les préparatifs et les efforts que ce moment nous a coûtés, ce moment qui n’a aucune valeur adaptative et qui a nécessité une capacité de planification qui elle aussi nous est unique. Raison de plus pour le vivre en pleine conscience, aussi longtemps que chacun de nous pourra la maintenir, contre la lassitude, les courbatures, la faim, le silence… Nous sommes convenus que ceux qui en ont terminé se rassemblent aux tentes, plantées à quelques centaines de mètres d’ici, hors de portée de voix. Nous y attendrons, campant et bavardant, le plus heureux d’entre nous, le dernier des contemplatifs. À mon avis ce sera notre guide, qui malgré sa jeunesse montre l’exemple d’un calme et d’une patience auxquels je ne m’attends pas à parvenir jamais.
Deux habitués de ce genre d’excursion — ou de vie ? — ont fait du feu. Buvant à petites gorgées ma tisane brûlante de thym sauvage, thym que j’ai moi-même (peut-être illégalement, m’a-t-on dit a posteriori) récolté hier à flanc de colline, j’écoute et questionne ; c’est ma manière de bavarder. La lourde fatigue, et l’aurore majestueuse, rendent la conversation lente et intermittente. Les mots feutrés se font toutefois plus sonores à mesure que les derniers dormeurs se lèvent. Mais voici le guide qui nous rejoint, en effet le dernier d’entre nous, tranquille et souriant, brisant là nos confidences inopinées. Il s’enquiert de notre état de santé mentale et physique, de notre confort, s’excuse d’avoir tardé ; nul ne le lui reproche, au contraire plusieurs lui répondent qu’il aurait pu rester plus longtemps s’il l’avait voulu. « J’ai faim ! » lance-t-il et nos estomacs, négligés, se réveillent tous ensemble aussitôt. Et bientôt le cliquetis des couverts, les doux rires d’aise, le bavardage la bouche pleine, les questions d’organisation saturent notre attention alanguie. Nous n’avons pas payé pour une seconde nuit, et il ne faut plus tarder à entamer la redescente.
J’ai profité d’une permission pour grimper jusqu’à ce point culminant du pays. Je voulais constater de visu l’avancée des fronts symétriques. Elle est évidente, malheureusement ; les mâchoires se referment.
Quand j’étais enfant, les frontières naturelles se cachaient derrière les horizons. On croyait parfois les discerner ; ce n’était probablement qu’une illusion, suggérée par la connaissance abstraite que nous avions de leur lointaine présence. Maintenant, à peine quelques décennies plus tard, on les voit nettement : nos deux voisins de toujours, géants, invincibles, de plus en plus puissants et dangereux ; autrefois indifférents, désormais nos ennemis mortels ; nos assiégeants ; nos envahisseurs tenaces : d’un côté le désert, avec ses épines et ses guerriers au cœur sec ; de l’autre la jungle, mur végétal et rampant, lianes et branches entremêlées, bouches avides, mains moites, grouillantes, griffues.
Pris en tenaille, nous nous battons méthodiquement, rigoureusement, sur deux fronts à la fois, pour maintenir nos plaines fertiles et nos forêts tempérées, pour conserver notre densité respirable, notre liberté sans isolement, notre fraternité sans promiscuité. Et, malgré la mobilisation totale, tardivement décrétée, nous perdons lentement ce double combat. Nous le savons et je le vois. De part et d’autre, notre territoire ancestral et inconquis est rongé peu à peu.
Que la déshydratation ou la suffocation soit notre destin, nous l’avions longuement pressenti, avant de le prévoir. Mais nous avions pu les ignorer si longtemps… Frontières stables, hermétiques ; chacun chez soi… Nous pensions — espérions — disposer encore de quelques siècles au moins, pour nous préparer si possible à migrer, sinon à mourir sereins. Parmi nous quelques-uns, plus clairvoyants, nous avaient prévenus de la probabilité croissante d’un bouleversement imminent des horizons. Nous avons choisi de les ignorer, avec suffisance, de les railler, de les dédaigner, les calomnier, les censurer. Nous fûmes pris de court. Réduits à nos pauvres armes : des graines et des lames.
Ces mêmes forces — le désert et la jungle, le sec et l’étouffant, le rien et le plein, le trop peu et le trop —, nous avions su les contenir en nous-mêmes, où cette lutte a lieu aussi, à l’intérieur de chacun de nous, depuis l’adolescence, depuis des siècles au moins. Bien sûr, il y en a toujours eu qui perdaient ce combat intime, devenaient les agents de l’un ou l’autre de nos ennemis. Nous les tolérions ou les bannissions. Mais, au fil des dernières décennies, ils sont devenus, et de loin, plus nombreux que jamais. Ils rejoignent d’eux-mêmes avec soulagement, avec fierté, avec rancœur, avec haine les rangs adverses. Nos ennemis temporels emportent les cœurs ; peut-être est-ce une explication de leur récent gain de puissance. Or si le combat est perdu en nous, il est perdu d’avance sur le terrain.
Nul ne peut savoir combien de temps, avec nos effectifs décroissants — aucun secours n’étant à attendre de l’espace —, nous pourrons tenir sur deux, ou plutôt sur quatre fronts à la fois ; ni, une fois consommée notre défaite inéluctable, lorsque, nous ayant éradiqués, nos assaillants se heurteront, lequel triomphera des deux : le désert ou la jungle. Je parierais sur le premier. La pauvreté, en eau, en êtres, en choses, en couleurs, à perte de vue ; les ruines ensablées pulvérisées, les os blanchis affleurants… Du moins pour cette fois ; car je sais qu’à long terme, ils peuvent se succéder alternativement : pensée étrangement consolante. Mais je sais aussi que la cause de ce choix n’est pas une mienne évaluation réfléchie des forces ou des mérites de chacun, mais une expérience personnelle.
Une fois, par une curiosité imprudente, je me suis porté volontaire pour une mission de reconnaissance derrière les lignes ennemies. D’abord dans le désert. Rien en dessous, rien au-dessus ni à l’horizon ; je peux m’étendre sur la terre vide sous le ciel vide, m’abandonner, me laisser gagner, happer par le vide… Abandonné de moi, jusqu’à l’insensibilité, jusqu’à l’oubli, jusqu’à l’inconscience, l’impersonnalité, jusqu’au panthéisme — chaque grain de sable en tant qu’être absolu, autarcique (je saisis bien, a posteriori, quelle absurdité géologique j’énonce là !). Jusqu’au nihilisme. Non pas le nihilisme véhément, prosélyte et militant quoiqu’inassumé et peut-être inconscient de nos ennemis — auxquels je ne pensais pas —, mais un nihilisme infini comme le cosmos et pourtant humainement, ou plutôt animalement, serein. Sans mes camarades je ne serais sans doute pas rentré. J’ai ainsi connu à quel point il est facile de perdre le combat intérieur, de succomber, insensiblement, à la tentation du néant ; à quel point les conditions importent à la lucidité, à la civilisation ; qu’il faut si peu de choses pour que les évidences mêmes changent, les choses importantes, les désirs graves, les rêves, les illusions, les peurs. Je n’avais pas peur. J’étais fasciné, comme hypnotisé par le désert, si tranquille, si sûr… Nous avions de l’eau pour quatre ou cinq jours…
La jungle, au contraire, fut et reste mon cauchemar. Désirs et sensations primaires ici aussi, mais tout opposés. Ici terreur, pulsion de fuite. Horreur. Horreur du grouillement incessant, de l’absence d’horizon. Les trois dimensions saturées de présence et de stimuli, de pièges et de caches, d’êtres tapis ; partout la peur, partout le risque de la surprise, partout le qui-vive, l’affût perpétuels ; accroissement continu, circulaire, rétroactif, monstrueux ; la vie étouffée par la vie même. Impossible de dormir dans l’enchevêtrement des mouvements, des cris, des regards omniprésents, sans espace ni répit. Il m’aurait fallu un scaphandre, un endroit, un seul petit endroit solide hermétique à toute altérité non perçue et non choisie, où pouvoir me concentrer, fermer les yeux, sans sursaut, sans crainte. Je n’y retournerai jamais.
Moi le soldat désormais en chambre — le planqué —, à l’abri des éclaboussures de sang et de sève, je me laisse, aujourd’hui seulement, attrister par la nostalgie, elle aussi étrangement consolante, d’un temps où les circonstances nous laissaient nous consacrer à la lutte intérieure, à la guerre intérieure et de front contre le désert et la jungle, dont il est plus difficile que jamais de sortir vainqueur, et dont l’issue, en chacun de nous, conditionne pourtant, par addition, la somme de temps qu’il nous reste ici.
Je vais redescendre, reprendre ma fonction, infime et consciencieux rouage de la machine militaire totale en action : pour conserver, le plus longtemps possible, non pas nos vies, fugaces et vouées au trépas, mais le cadre symbolique de nos existences, et ses conditions nécessaires. Nous n’aurons jamais fait ce qu’il aurait fallu pour éviter la guerre, la double guerre, mais ce sacrifice désespéré donne du moins à nos coupables existences l’occasion d’un rachat dans l’historiographie de nos successeurs, qui ne seront pas nos descendants mais qui, comme nous, reconnaîtront et honoreront le courage. Tel est du moins le discours de mes supérieurs, propagandistes éculés… Je laisse cette illusion qui rend la mort facile aux plus jeunes, aux plus lâches, aux plus crédules d’entre nous. Pour moi, je mourrai avec le monde qui était le mien, hors duquel, sans lequel je ne veux vivre ni ne peux survivre.
La route passe au loin. Il nous faut la quitter et continuer à pied. C’est une longue marche, au petit matin. Tandis que nous nous enfonçons dans la forêt, me reviennent en mémoire les avertissements de notre guide :
Les ruines sont dangereuses. Rien n’y a été fait pour notre sécurité, ni a fortiori pour notre confort. Nous y pénétrons à nos risques et périls. Une pierre, un pan de mur peuvent nous tomber dessus. Nous sommes prévenus. Si nous ne voulons pas courir ce risque, n’allons pas là-bas. Si nous sommes prêts à le prendre, nous devrons respecter scrupuleusement les consignes suivantes : tous les appareils électriques doivent être éteints ; pas de téléphone, pas de photographies, pas de lampe-torche ; seuls les chuchotements sont autorisés ; il n’est pas interdit de passer une nuit dans les ruines, à condition que seul le sol en conserve, brièvement, la trace ; ni feu, ni chant, ni lumière.
L’effet escompté s’est produit : nous ne sommes qu’une poignée à suivre, vers ces ruines millénaires, cet homme taciturne qui est le seul d’entre nous à parler, ou plutôt à baragouiner, la langue des rares autochtones, et, semble-t-il, à pouvoir nous garantir de la violence qui périodiquement s’empare d’eux contre ceux qu’ils considèrent comme des intrus et méconnaissent comme congénères. Je ne suis pas un aventurier, je me suis promis d’être très prudent : pas d’écart, pas d’escalade, pas de station prolongée sous un mur incliné. Recueillement de loin. Je n’ai pas osé laisser au campement mes lunettes correctrices, malgré leurs verres photochromiques, mais j’y ai laissé tout le reste : téléphone, alliance, brosse à dents, montre…
Je ne sais donc pas combien d’heures nous avons marché avant que le guide, inopinément, s’arrête et, d’un geste circulaire, nous signale notre arrivée. Je regarde autour de moi, d’abord je ne vois pas les ruines. Il me faut m’approcher de certains éléments du relief pour discerner, sous la végétation, quelques pierres artificiellement superposées. Sans guide, j’aurais, nous aurions sûrement traversé les ruines sans les voir. Elles ne paraissent d’ailleurs pas aussi dangereuses qu’il l’a dit : la végétation si foisonnante semble tenir les pierres dans un filet de lianes, de troncs et de branches. Pourquoi cette ville, une des plus vieilles du continent, a-t-elle été abandonnée ? Les hydrologues nous apprennent que, pour une raison inconnue, le cours du grand fleuve s’est déporté une centaine de kilomètres au sud. L’eau a manqué, les hommes sont partis, les arbres sont revenus. Les ruines elles-mêmes, explorées brièvement, ont été abandonnées voici des siècles, d’abord par les pillards, rentrés bredouilles, peu après par les archéologues, guère mieux servis. Heureusement la boue et l’humus ont depuis longtemps bouché les trous qu’ils avaient creusés. En l’absence d’enceinte, de repères topographiques, de panneaux indicateurs, d’un parcours fléché, il me faut un gros effort d’imagination pour m’orienter, pour superposer mentalement, à ce banal décor sylvestre, le souvenir de cartes minutieusement étudiées. Tournant, cherchant, je parviens finalement à distinguer, d’après sa densité végétale légèrement moindre, le grossier quadrillage des avenues les plus larges. Alors soudain je peux sentir les ruines se relever, se redresser tout autour, m’écraser de leur majesté. Je vois les hauts bâtiments ; je conçois l’importance politique, stratégique, religieuse, économique du site ; je partage la fierté des patients constructeurs de ce qui fut l’aboutissement d’un travail titanesque, l’assouvissement d’un rêve ancestral, l’orgueil d’une nation, le centre d’une civilisation…
Cette impression n’a duré qu’un instant. Je me rends compte que la nuit est tombée brusquement. Je ne suis pas déçu, même si j’arrive presque trop tard, j’ai senti la profondeur du temps.
À travers un enchevêtrement de lianes et de feuilles chues, un rayon de lune fait briller une des pierres d’un muret, une pierre polie, très claire, presque blanche, signe subtil de l’ancienne présence. C’est bien ici, juste ici que les murs autrefois dressés se sont effondrés. Après avoir mangé en silence et sans autre reste que des miettes, nous nous couchons, n’ayant rien d’autre à faire. Dans l’obscurité touffue, je me répète que les ruines sont partout, dessous, autour, que nous sommes couchés dessus ; j’essaye de les sentir, à travers le textile synthétique du sac de couchage, à travers la terre. Peine perdue : elles ne reviennent pas. Elles s’enfoncent au contraire. Elles seront bientôt complètement ensevelies, bientôt désagrégées par la belle forêt, la grande forêt où je venais sans doute pour la dernière fois.
Ils dansaient autour du trou sacré, du puits sacré. Ils y précipitaient leurs ennemis capturés. Les vieux moribonds s’y jetaient cérémonieusement. Disaient-ils ; mais les ennemis avaient disparu, éteints, pacifiés, assimilés ; et les vieux prenaient des médicaments pour que leur esprit meure avant leur corps. Moi, profitant d’une nuit sans lune et d’un moment de courage exceptionnel, j’y suis descendu. Le trou n’est pas aussi profond qu’ils le croient, que je le pensais aussi d’après eux. Ossements nettoyés crissant sous mes semelles. Fraîcheur bienvenue. Odeur de terre humide. Suintement limité des parois, trop lisses et trop droites pour ne pas être non seulement artificielles, mais mécaniques : on cherchait je ne sais quoi. Aucun artefact oublié au fond. Mais je m’abstiens de creuser sous les os. Seulement quelques squelettes, d’ailleurs. Je m’attendais à plus. Visiblement, le trou est utilisé depuis bien moins longtemps que la sacralité et la centralité des rites qui l’entourent m’avaient fait croire. Je remonte de cette première exploration. Dès la nuit suivante, l’appel intime est intense. Dans le noir, le trou scintille. Brille comme une étoile enterrée, comme rubis incandescent. Il m’attire. Comme une roue tournant très vite, dont le moyeu m’hypnotiserait. Je résiste quelques nuits, chaque fois moins résolument. Je cède enfin, une nuit claire et tiède. Échelle de corde, gourde, lampe étouffée, couverture, je descends. Je déblaie un coin, et me couche aussitôt, la tête sur une omoplate recouverte d’étoffe. Tard dans la matinée, réveillé par la vive clarté d’un soleil presque direct, je me rends compte que je n’avais pas dormi aussi bien depuis des années. Je remonte discrètement. La position écartée du trou et l’absence de curiosité des indigènes m’aident à passer inaperçu. J’ai si bien dormi que j’en ai peur. D’un autre côté je me sens tant de vigueur que pour la première fois j’ai le désir de me joindre à l’une de leurs chasses, puis à leurs danses, et même, pourquoi pas, à leurs jeux érotiques. Ils s’étonnent de mon entrain, de mon aise. Je ne serai jamais un bon chasseur, mais du moins je ne les gêne ni ne les ralentis plus. Pour la première fois, je plais aux femmes ; je le remarque sans surprise. Seul leur alcool me répugne encore. J’y trempe les lèvres, me gargarise, c’est tout. J’ai tant de volonté : je veux la garder, non la diluer. Et je le peux facilement. Personne ne sait où je couche, ni ne s’en soucie. Quand je le veux, quand j’en sens le besoin, je descends dans le trou, pour me régénérer. Toujours seul. Nulle ne voudrait me suivre, mais de toute façon cette retraite doit rester secrète, je le sens. J’y passe de plus en plus de nuits, puis quasi toutes. J’y disparais, j’y sombre dans un sommeil abyssal. Sans moi, sans ego, sans rêve, sans rien. Quand je me réveille, c’est avec la soudaineté et la violence de l’éclair que conscience et lucidité me reviennent. J’ouvre les yeux, je sais aussitôt qui et où je suis. Je bande, j’ai faim, le temps de m’assurer qu’il n’y a personne alentour je suis déjà remonté, sorti du trou comme une renaissance, rentré parmi eux, les vivants. Comme une drogue, je ne peux plus m’en passer. Au point que je vais devoir chercher à les dissuader d’utiliser à nouveau le trou comme tombe. Comment supporterais-je de ne pouvoir y descendre durant les mois qui seraient nécessaires à la décomposition du prochain cadavre ? Je vivrais comme un zombie. Ils me croiraient affecté par la mort, ou le mort, ou l’esprit du mort, ou la peur de l’un de ceux-ci. Ils se tromperaient. Je manquerais du trou. Instinctivement, viscéralement. J’ai peur de ce moment ; et peur de la dépendance où je suis tombé, d’autant que, je m’en rends compte : elle m’interdit tout départ, et le retour. Creuser un autre trou, ici ou ailleurs, bien sûr j’y ai pensé. Mais je sens qu’il ne servirait de rien. C’est celui-ci, et nul autre. Je ne sais pas pourquoi. Il se trouve au centre de mon propre rituel, intime et implacable ; lui, le trou, mon trou, sacré par le hasard d’une suite d’événements irrémédiables et impossibles à reproduire. Il fallait que je fusse pris par surprise. Quelle autre succession causale d’événements mystérieusement et miraculeusement analogues élirait, pour la même fonction, tel autre lieu retiré, solitaire et accessible ? Je n’en ai pas l’espoir, et n’en souffre pas. Toute ma vie, à moi aussi, désormais tourne autour du trou, centre creux, signe et sens. Je n’ai même pas à décider de rester, de continuer.
Je ne veux pas être la brebis, prisonnière du troupeau — pense l’observateur de passage, attiré par les cloches vers la crête surplombant la vallée —, ni a fortiori l’agnelle, doublement prisonnière : et de sa vulnérabilité juvénile, et de sa grégarité congénitale. J’ai peur, et honte, du troupeau, qui a beau bêler de concert, a beau suivre ses dominants, a beau tondre des prairies entières, n’en va pas moins exactement là où berger et chien le mènent, bruyant mais ridiculement prisonnier d’un seul bâton et d’une seule mâchoire. Qui peut même — fausse unanimité et fausse égalité — se jeter dans le vide ; car la brebis ne regarde pas le sol, ne regarde pas où elle met les pattes : elle ne voit que sa devancière ; elle la suit. Surtout ne pas se laisser distancer, surtout ne pas se retrouver seule — pire que le loup, que le ravin, pire que la mort !
Je ne veux pas non plus être le berger, prisonnier de sa responsabilité de guide ; qui craint le loup, l’orage, l’ennui ; et la foule, le bruit, le bavardage ; l’isolement et la promiscuité ; qui craint autant, chaque fois, le retour que le départ.
Je ne veux même pas être le chien du berger, prisonnier de la domestication qui l’a fait brave, soumis, fidèle, dépendant ; lui qui se contente de ses deux privilèges : être le favori du berger, être le chef des brebis ; qui, certes, doit obéir, mais qui aime obéir ; qui ne craint rien, même pas, faute de pouvoir l’imaginer, que son maître — ce quasi-dieu, tout à la fois son père nourricier, son ami, son employeur, sa volonté externe — puisse disparaître ou l’abandonner, ou l’euthanasier…
Et je ne veux pas être le loup, prisonnier de son régime alimentaire et de sa réputation ; qui fascine, effraye, dévore et divise ; qui craint le berger et le fusil du berger.
Mais je veux bien être le bouquetin, qui vit là où ni les uns ni les autres ne peuvent aller, libre de leur présence invasive ou carnassière.
Et je veux bien aussi être l’ours, rare, solitaire et tranquille, qui, s’il veut survivre, doit être aussi discret que possible. Heureusement les cloches du troupeau l’avertissent assez tôt qu’une fois encore il est temps de fuir, de gagner les hauteurs isolées, de chercher refuge au fond des grottes, des tanières. Attendre qu’ils passent comme l’orage. Attendre immobile et silencieux, espérant que les chiens ne le débusquent pas, que le berger ne soit ni curieux ni imprudent.
Je ne veux pas être l’ermite, dont on distingue la cabane entre les arbres, prisonnier de sa foi, de sa vocation, de son ressentiment ; ni le chasseur, prisonnier de sa gibecière.
Et je ne veux surtout pas être l’aigle, cible facile, qui surplombe tout, voit tout, mais n’en sait guère plus, et manque de limites.
Mais je veux bien être le hérisson, ami de la nuit, dans son cocon d’épines ; et l’escargot, lent et silencieux, dans son cocon de calcaire.
Et surtout, je veux bien être le mulot, minuscule, agile, qui peut faire cache de tout, se faufiler partout, qui craint seulement d’être découvert.
Mais je ne suis que l’observateur de passage, qui craint tout y compris et surtout lui-même, prisonnier de son jugement, de sa liberté même, de son scrupule.
Qui l’a envoyé là (dans cette grande ville portuaire où il étudia) ? Nul autre que lui-même ; ou, plus précisément, cette nostalgie prospective du retour aux lieux autrefois chers, qui relie d’avance, comme une boucle, son passé à son avenir, le souvenir au désir en passant par le regret anticipé, et la vie sous contraintes économiques à la mort redoutée précoce. Le voyage est à la fois trop lent et trop rapide, les retrouvailles le plus souvent gâchées par des détails gênants, le froid ou la chaleur, la pluie, la buée sur les lunettes, une douleur quelconque irritante d’être constante mais légère et sans gravité… Il endosse courageusement sa déception inévitable, il a les trois jours d’un week-end prolongé pour la remplir jusqu’à ses moindres plis. Alors, rassuré et rasséréné, il pourra rentrer, plein de bonne conscience, le devoir accompli : d’un nouveau morceau de ce passé accablant, douloureux, parfois honni mais toujours moins pesant il se sera délesté, soulagé. Désir anéanti dans le souvenir anéanti dans l’oubli ou la négligence résolus puis réflexes.
Il est venu, à la réflexion, non pas pour témoigner, ni retrouver ou ramener quoi que ce soit, mais au contraire pour consumer le fantôme les yeux dans les yeux, sans pitié. — Mais il s’en rend toujours compte trop tard ; car s’il le savait d’emblée, qu’est-ce qui le retiendrait de procéder à une crémation par contumace, reliques mises pour le cadavre sur le bûcher, cendres éparpillées de manière qu’il n’en reste aucune trace ? Le scrupule peut-être, du bourreau consciencieux qui veut assumer lucidement sa tâche ? Ou le doute, d’avoir si facilement gagné, sans confrontation ni confirmation, de ne plus jamais y revenir…
Quand le monde, surtout le monde de la jeunesse, venait, avec tout son attirail, ses déguisements nombreux, ses propositions les plus extravagantes, l’homme à chaque fois refusait presque tout. Parfois il ne daignait même pas laisser entrer le monde, jeter un œil au catalogue, aux démonstrations… L’homme ne refusait pas vraiment, il se contentait de dire « Plus tard, reviens plus tard », et l’année d’après le monde revenait, vainement. Puis le monde est revenu une année sur deux, puis encore moins souvent…
Maintenant, isolé en bordure d’un monde où presque tous ont beaucoup accepté, l’homme commence à se demander anxieusement si les propositions tiennent toujours, il voudrait que le « plus tard » advienne, que le monde s’annonce une dernière fois, brinquebalant, ridicule et sans vergogne, vieillard déguisé en enfant déguisé en monstre razziant les confiseries… Mais le monde hésite, et le montre ; il rechigne, peut-être veut-il se faire prier, supplier. « Tu croyais m’échapper ? Repens-toi ! Et comme punition, voici : tu devras tout accepter, ou rien : je t’interdis de choisir ! » L’homme n’a pas besoin de réfléchir longtemps, cette proposition est inacceptable, et scandaleuse, injuste, une punition disproportionnée pour la présomption de sa jeunesse.
En attendant son tour d’annoncer ce dernier refus, il essaye de se remémorer le moment où il se serait trompé, pour froisser et s’aliéner ainsi le monde. Mais il ne voit pas de moment de rupture, plutôt une longue suite de petits pas ayant fini par opposer deux horizons. Brusquement il s’en va. Pourquoi attendrait-il le monde pour annoncer sa décision irrévocable ? Il lui est désormais plus étranger que jamais. L’homme regrette seulement de savoir qu’il ne pourra jamais faire comme si le monde n’existait pas.