C’est seulement quand, à force de te taper sur la tête, tu t’es bien rapetissé, quand, ayant creusé assez longtemps et assez profond, tu t’es bien enfoncé dans ton trou, qu’une certaine satisfaction peut t’échoir. Tu as la bonne taille et la bonne hauteur, celles qui conviennent à la modestie de tes moyens et à l’humilité de tes accomplissements plutôt que celles de tes illusions. Mais c’est aussi, surtout, que l’activité, taper, creuser, t’a revigoré.
Arrivé au carrefour, et cherchant comme toujours son chemin, il scrute les commencements, les portions visibles des différentes voies qui en rayonnent. Souvent, assez vite, il croit deviner ou reconnaître celle à suivre ; mais en l’absence habituelle d’une certitude et même seulement d’une confiance suffisante, sa tentation, presque son réflexe, est d’essayer toutes les autres voies, une par une, pour s’assurer, négativement, que son intuition était correcte ou son souvenir précis. Pourquoi procéder ainsi ? Ne serait-il pas rationnel de tenter d’abord sa chance là où il la croit la meilleure ? Pourtant c’est presque toujours de cette manière qu’il agit, à quelque carrefour qu’il parvienne ; il élimine une à une les moindres possibilités jusqu’à la dernière, alors il se trouve, juste avant d’y entrer, devant la certitude : soit il s’agira de cette voie, la dernière, soit d’aucune ; soit le chemin continue par là, soit il n’y a plus de chemin. C’est cet instant qu’il cherche, le frisson tranquille, voire la sérénité de cet instant simple, de cet instant binaire, où il va enfin et clairement, comme à pile ou face, comme à quitte ou double, au bout de quelques pas, savoir : confirmation ou condamnation. Mais cet instant, il le redoute aussi, il le redoute tant qu’il le retarde expressément, en explorant, en poursuivant souvent les voies sûrement trompeuses au-delà de tout doute raisonnable. Aussi quand enfin il se tient devant la certitude, prêt à l’accueillir, et même s’il n’a pas encore été gravement déçu, si seuls quelques bifurcations et de rares demi-tours ont été nécessaires au fil de ces années, sans le repousser trop loin encore pour qu’il ne puisse se permettre ces détours, c’est avec une certaine lassitude, un enthousiasme affaibli qu’il reçoit cette certitude et, positive, la savoure, jamais aussi pleinement que, moins prudent, moins timoré, il le pourrait.
Lassé de ma solitude et de mon exil, lassé du mutisme des animaux, lassé des cris rauques qui avaient remplacé dans mon gosier les sons modulés des langues humaines, lassé des ongles devenus durs comme des griffes qui effilaient mes doigts, lassé du poil dru qui avait fini par recouvrir ma peau nue, lassé de la couche de corne qui rendait la plante de mes pieds insensible à la caresse du sable et des langues des brebis, lassé de la fièvre, des douleurs dentaires, des cicatrices purulentes, lassé de la faim et de la fatigue, lassé de devoir manger mes seuls compagnons, lassé enfin de n’être que prédateur ou proie, je décidai de rentrer chez les hommes. La chance m’avait valu un festin, je me reposais au soleil, un souvenir émergea peu à peu. Des visages glabres, des yeux levés, des corps unis, des pulpes douces de doigts, des paumes qui me caressaient, et surtout des voix, des voix qui chantaient ou parlaient (je ne savais plus faire la différence). Je me mis en route. Les animaux, dignes, me virent partir sans manifester ni peur ni curiosité. Nul ne me devança, nul ne me dépassa, aucun ne me suivit. Je marchai un temps indéterminé, car je ne connaissais plus rien au-delà du lendemain. Je vis venir face à moi un premier homme. Voulant l’interroger des yeux, le flairer, j’essayai de capter son regard, mais il gardait les yeux fixement détournés. Dès qu’il fut assez proche, je me portai vers lui. Il bondit de côté, en criant, et je vis, bien qu’il eût aussitôt détourné la tête, que sa grimace montrait ses dents. Je n’insistai pas mais ralentis le pas. Le deuxième homme que je croisai, j’essayai plus discrètement de l’aborder, et je vis tout de suite que j’y parviendrais. Il me regardait, intrigué lui aussi ; mais quand il fut à portée il fit comme si de rien n’était. « Que se passe-t-il là-bas ? demandai-je (retrouvant la parole, que je craignais d’avoir perdue pour toujours) — Je n’en peux plus, je rentre » me dit l’homme pour toute réponse, et il passa, aussi indifférent qu’il m’avait semblé ahuri quelques instants plus tôt. Moi aussi je rentre, me dis-je, pourquoi n’allons-nous pas dans le même sens ?
Je poursuivis. Plus j’avançais vers là où, des années auparavant, je les avais laissés, plus je croisais d’hommes qui se dirigeaient à l’opposé, vers là d’où je venais, vers la vie sauvage et les animaux que je quittais. Des hommes qui tous refusaient de me parler d’autre chose que d’un retour auquel je ne comprenais rien ; qui m’évitaient, ou me toisaient, ou me raillaient, ou me crachaient dessus, ou me montraient les dents. Ils allaient par familles, par bandes. Quand ils étaient assez nombreux, ils essayaient de m’attraper, apparemment pour m’emmener avec eux de force. Heureusement j’avais encore la vigueur, la vitesse de là d’où je venais. Par prudence, je finis cependant par me cacher, par avancer sans emprunter les chemins frayés. Ça ne m’était pas difficile ; les frontières n’étaient pas des obstacles pour moi.
J’arrivai aux abords de la ville où je suis certain d’avoir grandi, et trouvai tout arrangé pour un siège. Grâce à ma force et à ma ruse, à mon excellente vision nocturne, je parvins facilement à accomplir ce que les assaillants essayaient vainement depuis, appris-je, des mois : j’entrai dans la ville. Je vis tout de suite que je ne pouvais pas me mêler à ses derniers habitants : les quelques vêtements que j’avais volés, sales, déchirés, ma pilosité, mon air, les auraient aussitôt effrayés et m’auraient fait chasser, capturer ou tuer. Mais, caché, j’écoutai. Peu à peu j’appris que les animaux — ainsi désignaient-ils ceux que j’appelais encore du nom d’homme, interféconds, les assaillants — se lassaient, et finiraient pas partir ; mais qu’il fallait éviter toute contamination ; qu’ils étaient les plus forts et qu’on ne pouvait pas discuter avec eux ; qu’ils ne méritaient pas d’être exterminés, mais qu’on ne pouvait les laisser se répandre ; qu’ils étaient revenus trop loin en arrière pour que rien puisse être fait pour eux ; qu’il fallait attendre et plus que jamais cultiver ce qui différenciait les hommes de ces bêtes. Certains disaient qu’il faudrait essayer de les dompter et de les utiliser comme force productive, mais le contact ou du moins la proximité nécessairement impliqués par cet usage en dégoûtaient la plupart. Puisque je comprenais tout, puisque j’étais d’accord, puisque ce que j’avais vu par-delà les remparts me répugnait aussi, et de plus en plus, il ne me restait qu’à chaparder des vêtements propres et seyants, qu’à me couper cheveux et ongles, qu’à me raser, me laver, pour passer désormais inaperçu parmi les miens. Je le croyais. Voler ne me fut plus si facile, pas tant par scrupule que parce que je n’étais déjà plus si habile ni rapide qu’auparavant, et surtout parce que j’avais peur, une sorte de peur que je redécouvrais, tout différente de celle que m’inspiraient, dans les bois, les serpents. Seul et inexpérimenté, je me coupai les cheveux très mal, je me défigurai. J’appariai mal les couleurs des vêtements que je volai, qu’on reconnut tout de suite. Ma voix toujours rauque, mes dents noires, mes mains rudes aux ongles mal taillés, tout m’accusait d’espionnage. On me laissa toutefois raconter mon histoire, cette histoire ; on eut la bienveillance de la croire ; je parlais déjà trop bien pour qu’il ne me soit pas fait droit. Mais on me tolère à peine, nul ne m’adresse la parole, on se détourne de mon chemin dans les rues ; je vis seul, comme si je n’avais pas trouvé les hommes. Pourtant je sais qu’il n’y en a pas d’autres, ou du moins pas de meilleurs. Leurs visages, quand ils ne me voient pas, font ma joie. Je m’en contente ; de ma vie sauvage j’ai gardé le goût et la force de me satisfaire de peu. J’observe, nul ne me distrait, j’ai tout mon temps pour penser, aucun lieu ne m’est interdit, aucune activité ; je m’instruis ; si je ne m’abuse, le temps ne tardera pas où les enfants, pour l’édification de tous, m’appelleront, de moins en moins goguenards, philosophe.
Libres et légers, ils viennent chercher un sens à leur vie. Ils sont censés le choisir, avec une extrême attention, dans la grande encyclopédie concrète des sens d’une vie, mais c’est une tâche bien difficile, que l’organisation ne permet pas de laisser prendre trop longtemps, pour éviter une file d’attente immense et les colères et découragements qu’elle suscite. C’est pourquoi, même si théoriquement ils ne sont là que pour enregistrer les choix, mettre à disposition le matériel, veiller au bon déroulement des séances et à l’entretien des locaux, les encyclopédistes sont souvent, en fait, ceux qui choisissent. Ils y ont développé une intuition presque infaillible. D’un coup d’œil ils savent décider vers quel domaine existentiel orienter le nouveau venu. D’un mot, ils savent, sans en avoir l’air, susciter une vocation ou trancher un dilemme. Grâce à eux, rares sont les candidats à repartir de là sans avoir trouvé un sens à leur vie. Pour les autres, immense majorité, on les voit, hommes devenus, sortir du pas lent et précautionneux de ceux qui ploient sous une charge écrasante.
Tomber d’un excès dans un autre, telle est sa manière de s’équilibrer, croit-il, mais en fait il n’est jamais en équilibre, il est toujours en train soit de tomber, soit de se relever.
En substance, cette histoire que mon grand-père, paysan quelconque, racontait :
« D’abord, les hommes avançaient tous ensemble, de front, main dans la main, ligne droite comme un horizon marin. Quand nous les voyions arriver, descendre les montagnes, c’était comme une avalanche uniforme, un immense raz de marée, mais que nous voyions sans crainte, avec gratitude au contraire. Mais au fil des générations les différences, d’abord indiscernables, sont apparues : les hommes allaient plus ou moins vite ; certains ne pouvaient suivre le rythme que d’autres refusaient de ralentir ; ils s’écartaient les uns des autres d’une distance supérieure à celle que deux bras tendus pouvaient résorber, et la ligne unique, unanime, s’est étirée, pointillée, finalement brisée. Elle est devenue une file. En tête, les plus rapides, les plus endurants, les plus déterminés, ceux qui tiraient à marche forcée l’humanité vers on ne savait quoi, on ne savait où. Derrière, ceux, tout aussi résolus mais de moins en moins endurants et rapides, qui s’accrochaient aux premiers pour ne pas se laisser distancer ; ensuite s’étirait à perte de vue la colonne des hommes allant chacun à son rythme, jusqu’à la queue effilochée où quelquefois l’un d’eux s’arrêtait pour adoucir ou abréger l’agonie d’un congénère avant de repartir sans hâte mais sans hésitation. Quand nous les voyions revenir, nous étions encore émus, comme par un grand coup de tonnerre, nous pensions : « tiens, voilà les hommes », c’était absurde, que sommes-nous donc mais c’était ainsi, nous pensions toujours « les hommes, voilà les hommes » et c’était un émerveillement, tout le monde s’endimanchait pour les voir passer, et nous nous découvrions avec respect, et nous faisions semblant de ne pas remarquer le regard vide ou dur, la lassitude, les haillons, la poussière et la boue… Il n’y a pas si longtemps, il arrivait encore qu’un des jeunes du village, sans autre espoir ici qu’une aride vie de travail agricole, se laisse fasciner et les rejoigne, mais la plupart rentraient quelques jours ou quelques semaines plus tard. Ils n’aimaient pas en parler ; nous savons qu’ils étaient gravement déçus, mais nous n’avons jamais été sûrs si c’était d’eux-mêmes, parce qu’ils n’arrivaient pas à suivre, ou si c’était par les hommes, par ce qu’ils avaient vu ou fait parmi eux. Inversement, il arrivait aussi, quelquefois, qu’un découragé de la queue, distancé, s’arrête, à bout, et reste chez nous. Difficile d’en tirer quelque chose, mais l’ouvrage ne manquait pas, nous ne les laissions pas mourir de faim, ça faisait des garçons de ferme. Le temps passait, et les hommes continuaient à revenir régulièrement. On disait qu’on peut espérer les voir deux fois dans une vie, comme la comète de Haley. Mais à chaque passage, la file était plus maigre que la fois précédente. Nous autres les sédentarisés nous les regardions passer le cœur serré moins par leur misère que par leur échec, qui est aussi le nôtre. La dernière fois qu’on les a vus passer — j’étais petit —, ce n’était plus qu’une bande de va-nu-pieds crasseux, brûlés, aveugles, inaccessibles. Maintenant c’est fini, c’était sans doute la dernière fois qu’elle passait, la flèche autrefois si majestueuse, si prometteuse de l’humanité en marche, la plus belle utopie. Il n’y a plus désormais, hors les sédentaires, que des errants solitaires. De temps en temps on en voit un qui passe par ici. Celui qui a l’air perdu demande rarement son chemin ; celui qui avance vigoureusement ne nous dupe plus : ça ne veut pas dire qu’il connaît le chemin, ou s’il le connaît, il n’est que pour lui. Seuls certains enfants se laissent encore attraper, voudraient partir avec lui, et lui font du moins un bout de conduite ; gentil ou pas, il finit par les chasser, les renvoyer chez eux, comme on chasse le chien errant, le chien perdu qui vous a élu pour maître et vous suit éperdument ou benoîtement. Un comme ceux-là, au début il aurait tiré les autres, pointe de la flèche de l’humanité : maintenant ils ne tirent plus qu’eux-mêmes, et ça semble souvent déjà presque trop lourd. »
Son ambition d’atteindre en cette vie des sommets l’a tourmenté longtemps. Y parviendrait-il ? En était-il capable ? Il est sûr qu’il n’a pas monté autant qu’il l’aurait dû pour se trouver aujourd’hui, presque au milieu de sa vie, à une hauteur conforme à cette ambition. Il est sûr aussi qu’il s’est toujours considéré infime, minuscule, indigne de ces espoirs délirants. Dans cet écartèlement, après des années de chutes invariables et d’ascensions timorées, il a fini par épuiser ses forces. Lassé, miraculé d’une énième chute grave, il a rabaissé ses ambitions. Et il découvre maintenant, avec gratitude, que moins il vise haut, moins petit il se sent.
Mais ce qui le poussait à se projeter si loin au-dessus des capacités qu’il se reconnaissait se trouvait en lui-même aussi, de sorte qu’une autre partie de lui-même devait juger délirante la taille qu’il se donnait, non ses ambitions. Cette partie de lui s’est étiolée, c’est d’une voix devenue à peine audible qu’elle clame désormais ses espoirs assagis. Cette voix il l’écoute encore, même s’il lui faut prêter l’oreille pour l’entendre, et c’est elle qui le préserve du risque de tomber dans l’excès inverse. Grâce à elle il continue à viser trop haut, mais juste un peu.
Seul de mon côté, je regarde là-bas le monde. Je vois les pauvres huttes, les enfants nus, les feux de paille, les porteurs d’eaux, et la pitié me donne mal au ventre. Mais je sais qu’eux aussi, de là-bas, me regardent : ils voient cet homme seul, pâle, aux yeux assombris par la contrariété constante, sans joie, sans rire, sans activité — et ils me plaignent.
Je le sais parce qu’un jour une délégation est venue me proposer de m’installer parmi eux. Gêné, intimidé par la culpabilité que je ressentais de ne pas pouvoir ne pas mépriser leur inculture, leurs manières, leur odeur, j’ai refusé aussitôt, sans réfléchir. Ils sont partis sans insister, fiers, et je les ai regardés retourner de leur côté une fois pour toutes, avec un triste sourire. Je l’ai regretté par moments, m’en suis félicité plus souvent. Je n’aurais pas supporté leurs mœurs exotiques, leur peu de cas de l’individualité, l’inconfort de leur vie quotidienne. J’imagine qu’ils me croient malade. Mais je suis certain qu’ils ne conçoivent pas que ma maladie, c’est eux-mêmes, c’est leur simple existence, si proche et si inaccessible à la fois.
Pour me guérir, il me fallait agir, m’occuper, et j’en ai finalement trouvé le moyen. Avec mes outils — à la puissance desquels ils ne rêvent même pas —, j’ai entrepris de construire, depuis mon côté jusqu’au leur, un pont. J’ai déjà élevé la moitié du pont, celle qui part d’ici et s’avance jusqu’à la moitié du précipice qui nous sépare. Pour l’autre moitié, j’attends leur accord. Je ne sais pas pourquoi leur réponse tarde tant. Je l’attends avec une impatience bientôt insupportable.
La face interne, concave des verres de ses lunettes était aussi un miroir, un miroir grossissant, de sorte qu’il se voyait constamment jusqu’au fond des yeux. Ainsi il procédait sans cesse, qu’il le veuille ou non, à son examen de conscience. Seulement quand il retirait ses lunettes il pouvait se concentrer sur le monde, sans penser à lui-même ; mais alors, sa myopie l’handicapait sévèrement : il avait l’horizon au bout du nez.
Hier pendant presque toute la journée je suis devenu ma boulangère : cette femme déjà vieille que nous prenons réellement pour une folle, désagréable, aux réactions étranges, parfois violentes, toujours imprévisibles, cette femme laide (comment a-t-elle pu donner naissance à une aussi charmante jeune fille ?!), qui perd ses cheveux, au regard effrayant, aux manières exaspérément lentes quand la queue des clients sort du magasin… Mauvaise journée, évidemment. Tu ne m’as pas reconnu. La veille j’avais été Orphée pendant quelques heures, avant qu’il ne perde Eurydice ; je jouais du pipeau dans les champs, joyeux : tu ne me reconnaissais pas non plus ! Meilleure journée cependant — qui n’arrête pourtant pas la maladie qui me ronge. Mais si je crains la mort, c’est uniquement parce que c’est moi seul qui vais mourir, sans avoir eu le temps d’être tous les autres.