Nous voici enfin tous réunis. Plus une tête ne dépasse, ni un pied, les grands se tassent, les petits se mettent sur la pointe des pieds, et s’ils sont encore trop petits, il y a toujours quelques mains charitables pour, au moment de l’inspection — mais tout moment n’est-il pas celui de l’inspection — les soulever juste assez pour que leur tête soit bien alignée. Nous nous tenons bien les uns aux autres, et quand le vent souffle on dirait la mer, parcourue de vagues de frissons, agitée d’une lente houle de dodelinements de têtes. Chaleur, égalité, fraternité, on inculque à nos corps la devise d’ici. Quand nous ne formons plus qu’un, nous sommes admis dans la plus grande démocratie du monde et nous voyons remettre notre brevet de citoyen : le même pour nous tous. Grâce à lui, nous pouvons voter à l’élection présidentielle.
Au bureau de vote, nous nous mettons à genoux et courbons la tête, et c’est sur la partie offerte, l’arrière de notre crâne, que le coup de tampon est appliqué. Au son des haut-parleurs, nous avançons, toujours à genoux, vers la grande urne. Le hasard a déjà désigné une de nos mains pour y glisser l’enveloppe ; voilà. Nous avons le droit de nous relever, de relever nos corps, sinon nos yeux. Qu’y aurait-il d’ailleurs à voir ? Nos visages sont presque aussi identiques que nos chaussures sont disparates.
Au procès c’est pareil : nous sommes tous à la fois jurés et accusés, c’est plus simple et moins cher. Nous sommes condamnés à mort d’une main, graciés de l’autre, jamais acquittés ni pardonnés, et ceci une fois par mois, c’est une des institutions de la plus grande démocratie du monde. Mais comme il y a toujours besoin de main d’œuvre, notre grâce est seulement la commutation de notre peine en travaux forcés.
« Voler le feu ? Quelle petitesse ! C’est l’ambroisie que j’aurais volée ! » C’est ce qu’on a fait dernièrement. Les dieux privés d’ambroisie, dépérissant, parcheminés, rendus ou donnés à la mortalité, avant de succomber moins à la privation qu’à la honte, larmoyant nous mettaient en garde : « L’ambroisie sans la sagesse est le pire des poisons. » Du haut de notre victoire, vengés, nous les méprisions sans les écouter. Un dit seulement : « Nous serons aussi sages que vous l’avez été », et nul parmi les hommes ne se leva pour leur fermer les yeux.
Dès que le dernier de ses disciples est parti, le sage tire les rideaux, ferme sa porte à double tour, et, dans le secret de son intérieur, à l’insu de tous — disciples, admirateurs, pairs, contradicteurs, ennemis —, il s’abandonne à ses désirs, quels qu’ils soient, presque innocents, risibles, ou coupables. Il a honte ; honte de ne plus trouver, une fois seul, la force de pratiquer la sagesse que non seulement il professe en toute sincérité, mais qu’il personnifie si majestueusement aux yeux des consciences toujours plus nombreuses à suivre son enseignement, pourtant ardu, et surtout son exemple, pourtant presque inimitable. Terré, lové au creux de lui-même, il se vautre dans ses régressions et se repaît de sa honte même. Le fond de la nuit le trouve ainsi aux affres presque de l’agonie. Mais il se garde bien d’appeler. Il s’évanouit souvent, et plus souvent encore l’espère et l’attend comme une délivrance. L’aurore le ravive, ramène à sa conscience les déchéances de son intégrité. Il n’est pas encore revenu à lui-même. L’impatience le rend fou. Il parle seul pour chasser les fantômes revenus des désirs mal assouvis. Il supplie en pensée ses disciples d’être bien à l’heure ; il espère secrètement qu’ils soient en avance, qu’ils s’inquiètent, qu’ils forcent la porte, le trouvent, le sauvent de son imposture ou de ses désirs ou de sa honte ou de sa sagesse ; mais il sait qu’il leur a vanté et enseigné la stricte ponctualité. Ce n’est jamais avant d’y être poussé par la dernière urgence qu’il trouve le courage de se lever : il a juste le temps de ranger, nettoyer, se laver, s’habiller. C’est l’heure, un dernier coup d’œil à la salle lui confirme qu’il n’y reste aucune trace. Ce n’est pas le cas sur son visage, lui crie le miroir, mais il est trop tard pour reculer. Il déverrouille et ouvre sa porte : les disciples viennent d’arriver. Alors tout reflue en lui avec le soulagement immense, un sourire nettoie son visage, et toute sa sagesse lui revient en même temps que ses disciples.
Il y est venu par une mauvaise conscience déguisée en curiosité. À la grande distribution des signes d’opprobre — un pendentif de plomb à porter autour du cou, toujours par dessus les vêtements —, et bien qu’il ne le doive pas, il se met dans la file. Il se fait discret, mais on le repère quand même, et les gardes essayent de le faire changer d’avis, avec de moins en moins de ménagement à mesure qu’il persiste sans colère dans son refus. Mais la citoyenneté et l’autorité mêmes qui le préservent de la nécessité de porter le signe empêchent qu’on l’évacue de là par la force sans une décision de justice, qui arrivera trop tard. Il atteint le guichet et tend la main. Le guichetier hésite, et l’homme, qui pourrait le menacer, lui demande d’une voix douce, qu’on sent prête, s’il le faut, à supplier, de lui donner sa part du malheur commun. Comme le temps presse et que la file est immense, que les guichets sont peu nombreux, que les heures supplémentaires ne sont pas payées et les responsabilités pas établies pour ce cas, le guichetier hausse les épaules et remet le cordon et le pendentif. L’homme passe sa tête dans le cordon et continue dans la file. La qualité de ses vêtements détonne, mais il sait que leur usure le rendra bientôt indistinguable, et sans impatience il n’attend plus que cela, tant soudainement, désormais, le commun est plus important que le malheur.
Il envie parfois ceux qui cultivent sagement leur petit jardin parfaitement délimité. Il sait pourtant que, si c’était son cas, il passerait son temps à scruter douloureusement l’horizon par-dessus la clôture.
Ils (nos alliés, nos maîtres, nos vainqueurs ?) sont venus nous donner leurs dieux. Contraints, nous avons accepté, nous avons recueilli leurs dieux, à charge pour nous de les soigner, de les protéger, ces dieux séparés, orphelins, peut-être bannis, ou éloignés de combats, éloignés en tous cas de leurs lieux d’élection. Ce sont des dieux doux. Ils commencent déjà à parler notre langue. Ils sont petits, frêles, on comprend pourquoi, si c’est la guerre, on a voulu les éloigner. Leurs membres sont incroyablement fins, comme leurs traits. Leurs yeux limpides inspirent à tous le calme dont leurs gestes et leur expression sont empreints. À quoi peuvent-ils servir ? Nous n’en savons encore rien. Quand on les laisse seuls, ils parlent longuement en leur langue que nul ici ne comprend, et dès que le temps le permet, ils parcourent la campagne et les forêts alentour, sans crainte des ours ni des loups. Au début bien sûr nous ne voulions pas les laisser sortir seuls, encore moins sans arme. Mais ils nous ont depuis démontré qu’ils ne courent là aucun danger : il faut les voir éloigner un loup affamé, calmer un vieil ours solitaire ou apaiser une laie prête à mourir pour ses marcassins ; puis, après avoir caressé le poil jusque-là comme depuis lors répugnant au contact de la main, continuer leur chemin comme si de rien n’était. Leur discrétion — on n’entend jamais une brindille craquer sous leurs pieds nus — les protège des brigands comme cet étrange pouvoir les protège des animaux sauvages contre lesquels nous en sommes encore réduits au fer et au feu. Ils passent beaucoup de temps aux bains qu’ils ont aménagés eux-mêmes. Nos hommes ont ri à voir ces délicats manipuler les outils du maçon ; mais tous reconnaissent l’agrément de l’ouvrage achevé. Ils nous laissent d’ailleurs utiliser leurs bains quand ils n’y sont plus, et sans doute le feraient-ils même en leur présence, si leur nudité ne devait pas (croient-ils à raison) nous choquer (nus, c’est notre pudeur, je crois, qui les retient de le rester tout le temps).
Il n’a pas été précisé si nous devions ou pas rendre un jour ces dieux, mais il est déjà clair pour beaucoup d’entre nous que — maintenant que nous avons bien vite abandonné et déjà presque oublié, soulagés, nos anciens dieux, sombres, immobiles, toujours courroucés — c’est seulement sous la contrainte des armes que nous les rendrons s’il le faut. À moins qu’ils ne s’y opposent, car nous n’oserions évidemment pas et d’ailleurs sans doute ne saurions les garder contre leur gré. Ils parlent parfois de leurs frères, et nous leur avons d’ores et déjà offert notre hospitalité justement célèbre. Et pourtant que font-ils pour nous ? Exaucent-ils nos prières ? Soignent-ils nos malades ? Non. Quand on vient leur demander victoire ou prospérité, ils se contentent de sourire en nous tapant sur l’épaule ; quand une mère vient les supplier de guérir son enfant souffrant, ils l’embrassent, la caressent, l’apaisent comme plus haut la truie, et la mère repart calmée mais l’enfant n’en finit pas moins souvent par mourir. Ils sont de toutes les funérailles, discrets, muets, ne les voit que celui qui les cherche des yeux. Ils ne pleurent pas ; du moins nul ici n’a jamais vu de larmes dans leurs yeux. Parfois on les entend rire, d’un rire très doux. Ils sourient la plupart du temps d’un large sourire découvrant de petites dents parfaites et nombreuses que la nourriture ne salit ni ne raye et que le temps ne jaunit pas. Ils se joignent parfois à nos festins, mais se contentent d’y picorer grains de raisins, fruits mûrs, olives ou noix, comme déjà rassasiés, bien qu’on ne les ait jamais vus manger ni s’occuper de se procurer nourriture ou boissons. Ils boivent du vin, mais modérément, apparemment sans en ressentir aucun effet malgré leur constitution frêle, et sans doute seulement par politesse. En somme ils ne sont pas les convives que nous aurions souhaités. Pourtant nul ne se plaint d’eux. Ceux qui veulent les ignorer le font sans scrupule et les dieux ne leur en témoignent aucune rancune ; certains essaient d’imiter les dieux, qui ne les encouragent pas plus qu’ils ne découragent les autres en rien. Rien. Ils ne promettent rien, ne font rien ni pour ni contre nous ; on nous les a donnés, mais il devient clair qu’ils pourraient très bien se débrouiller seuls et n’ont aucunement besoin de nous. Le contraire n’est plus vrai. Malgré leur petitesse, leur aspect juvénile et leur gracilité, c’est nous qui nous sentons les enfants de ceux qui sont déjà devenus nos dieux. Bien qu’ils soient à peine arrivés chez nous, c’est nous qui avons désormais l’impression de vivre chez les dieux, de vivre avec eux, comme des enfants à qui ont peut tout pardonner. S’ils disparaissaient soudainement, rien ne changerait dans notre vie, et pourtant, à la majorité d’entre nous, ils manqueraient comme un membre amputé, comme à l’orphelin ses parents. Ils ne semblent pas sur le point de partir, mais qui sait la rapidité des préparatifs qui leurs seraient nécessaires, qui sait même s’ils ne pourraient pas disparaître du jour au lendemain, sans bruit, sans que personne ne les ait vus, et nous laisser seuls ? Ces craintes que rien ne peut apaiser — car ils éludent toutes nos questions comme nos prières — sont inutiles. Pour la plupart d’entre nous, nous nous efforçons de ne pas y penser, et de vivre avec nos dieux, du moins côte à côte avec nos dieux, de profiter de leur compagnie, et de rendre leur séjour agréable.
L’homme entouré de cercles, d’un grand nombre de cercles, depuis le cercle de famille, le cercle d’amis, jusqu’à celui de l’horizon. L’homme à l’intérieur de ses nombreux cercles plus ou moins vastes, plus ou moins se chevauchant, plus ou moins entrecroisés avec les cercles intimes de quiconque s’approche assez de lui. Au lieu de se tenir, comme il est d’usage, au centre de ses cercles, il est resté longtemps contre leur bord interne : au plus proche de leur frontière, face au dehors. Mais ce n’était pas encore assez, et il y a renoncé, il s’est installé à l’extérieur de ses cercles. Il les a coupés, il en est sorti et ce faisant les a annulés, s’empêchant toute possibilité de retour, pour demeurer directement dans le vaste cercle collectif de l’horizon. En l’absence d’un cercle assez grand pour entourer tous les hommes — qui a peut-être existé une fois, dans un passé immémorial, mais s’est brisé depuis — c’est le plus qu’il pouvait faire. S’il reste encore seul, ce n’est du moins plus sa faute. Il a fait le premier pas, il attend maintenant les autres.
Quand j’étais petit, me dit mon grand-père peu avant de mourir, les étoiles étaient très proches, beaucoup plus proches, j’aurais presque pu les toucher. Mais je n’ai pas essayé. Plus tard, jeune adulte, je les ai vues s’éloigner. J’ai essayé alors de les attraper pour les retenir, mais il était trop tard, elles étaient déjà trop loin, je battais l’air en vain. Je les ai regardées s’éloigner pendant quelques années, puis, peut-être par dépit, peut-être parce qu’il fallait des nuits toujours plus sombres pour les distinguer alors que je vivais dans des villes aux nuits trop lumineuses, j’ai cessé de les observer, puis même de les chercher des yeux. De temps en temps, par hasard, ou par un vieux réflexe inopinément retrouvé, je levais la tête et les apercevais, surpris : je les avais oubliées. Ç’a duré longtemps, la majeure partie de ma vie, mais peu à peu elles me sont revenues. Je ne saurais dire quand elles ont cessé de s’éloigner et commencé à se rapprocher, en tout cas j’étais déjà vieux. Mais c’est surtout ces dernières années qu’elles se sont rapprochées rapidement. Certes elles ne sont pas aussi proches qu’elles l’étaient quand j’étais enfant, mais de toute façon je suis trop faible désormais pour tendre haut les bras, a fortiori pour les tenir levés. Même la tête, même les regards, ce n’est que lorsque je suis allongé que je peux les laisser accrochés là-haut. D’ailleurs je n’ai pas à aller les chercher, seulement à les attendre. Quand elles pleuvront sur moi, tu pourras me fermer les yeux.
Les dieux naissent les derniers, quand leur espèce est déjà depuis longtemps sur terre. Ainsi, bien après le dieu des algues bleues, le dieu des fourmis, le dieu des éléphants, il vient à peine de naître, le dieu des hommes, espèce récente ; il est encore si jeune qu’on ne peut pas pour l’instant être certain qu’il ne s’agit pas d’un usurpateur.
Ce qui est certain, c’est qu’il ne chevauchera pas le dieu des éléphants, qu’il n’écrasera pas le dieu des fourmis ; même s’il se baigne, il n’aura aucun contact avec le dieu des algues bleues. Les dieux s’ignorent. Ils ignorent aussi leur espèce, celle qui, de toute la force de milliers, de millions de générations, leur a donné naissance. Ils vivent solitaires et muets leur vie de dieux. Oui, muets : le dieu des cigales ne crisse pas et le dieu des loups ne hurle pas à la lune. Ils se taisent et observent, ils se baladent et observent. On sait rarement quand ils agissent, et jamais pourquoi.
Ils changent avec leur espèce ; et si leur espèce va mal, ou fait mal, ils ont l’air triste. Ils meurent avec leur espèce, avec le dernier individu de leur espèce, et c’est pourquoi la plupart des dieux sont déjà morts.
Vivants, ils témoignent, non pour, mais de leur espèce. Raison pour laquelle les êtres les observent presque autant que leurs dieux les observent. Mais les dieux vont, viennent sans prévenir, on ne sait jamais où ils sont, où ils vont, où les trouver. L’homme qui a désespérément besoin du plus honnête des miroirs n’est pas sûr de trouver le dieu à temps. Du moins quand il est là, quand on le voit, on ne le quitte pas des yeux.
Mais certains sont devenus indifférents au dieu. Même quand ils le voient, ils ne le regardent plus. Ils l’ignorent ; leurs enfants le raillent, lui crachent dessus. Le dieu ne change pas de chemin pour autant, mais on voit qu’il est soucieux. Il se pourrait qu’il soit le premier dieu à avoir une intériorité, et non seulement un œil ; à avoir peur pour lui et non seulement pour son espèce ; il n’est même pas encore adulte mais il se pourrait bien qu’il soit le premier dieu à mourir avant son espèce.