J’ai tiré à pile ou face, et j’ai perdu le monde, comme ça, en un clin d’œil : plus rien. Je me traîne hagard, toujours nulle part, je recherche le monde, qui peut être partout et que je n’ai donc presque aucune chance de retrouver un jour. Où est-il ? Je vois les déserts, je vois le ciel, les étoiles criblant la nuit de leur éclat que n’atténuent plus les lumières humaines, je n’ai même pas de feu : le monde ne m’a pas laissé une allumette. Il ne me reste que la pièce de mon malheur, dans mon poing serré. J’ouvre ma main, regarde la pièce, et constate que j’ai été trompé : ses deux faces sont identiques. Le monde a triché ! Je ne me suis pas méfié, j’aurais dû pourtant, évidemment : je le connaissais. Pas seulement espiègle : retors, pervers, égoïste, prêt à tout.
Non ! j’exagère, par dépit. Je m’en veux plus qu’à lui : il ne m’a forcé ni à jouer ni à être aussi naïf. Mais c’était plus fort que moi, je voulais tenter ma chance : gagner le monde ! Et dans mon impatience je ne me suis pas méfié… Existe-t-il des pièces à l’inverse de la mienne, qui font gagner à tout coup ? Le monde s’offre-t-il à certains ? Je ne le saurai certainement jamais, condamné que je suis à l’isolement hors du monde, par ma faute. Faute ? Oui, c’en était une, je m’en rends maintenant compte. Ce n’est pas le désir de gagner le monde qui était un tort, mais celui d’essayer de le gagner au jeu ; c’était même une sorte de tricherie, à laquelle la sienne n’a fait que répondre. J’aurais pu gagner le monde, du moins j’aurais pu essayer, sans scrupule ni aucun autre risque que celui d’un échec mérité, je le comprends désormais ; il m’aurait suffi de laisser le monde entrer en moi pour entrer en lui à mon tour, l’explorer, le connaître, l’apprécier, l’aimer, le gagner peu à peu à ma personne : ne plus faire qu’un avec le monde. Mais je voulais le monde comme un trophée, comme un talisman, pas seulement comme une vie.
Un matin il y a peu, en marchant j’ai trouvé un petit morceau du monde : un clou. Non pas que le monde ait été cassé : ce n’est que de l’usure normale. Mais j’ai su qu’il était passé par là récemment. Mon regard s’est aiguisé, et depuis je trouve de plus en plus souvent des bouts de monde éparpillés, je les ramasse, et du moins le monde m’a valu une cabane. Voilà peut-être le commencement d’un nouveau monde.
Le soir de mes trente-deux ans, au travers d’une ivresse doublement de circonstances, je reçus la nouvelle de la mort soudaine de mes deux parents : leur hélicoptère s’était écrasé. Fils unique, j’héritai alors d’une des plus grosses fortunes de l’Occident. Il me fallut quelques mois pour convaincre les nombreux associés de mes parents devenus les miens, et les gros actionnaires de nos sociétés, que j’étais bien dégrisé et sérieux lorsque je leur répétais que je voulais absolument tout vendre, jusqu’à la dernière action, que je ne voulais rien conserver d’autre que de l’argent sur un compte en banque. Au début, agacé, j’ajoutais que tel était mon droit ; mais rapidement je me découvris des aptitudes à la négociation d’affaire que je ne me serais jamais crues, devins capable de répliques et de regards secs et francs qui décourageaient les questions et forçaient l’exaspération de mes interlocuteurs. J’étais d’un calme, d’une patience, d’une lucidité hallucinés ; parfois je croyais voir au travers de ceux qui sans cesse tentaient de me dissuader ou, pire, essayaient de me comprendre. Tous se lassèrent avant moi, et en un peu plus d’un an je parvins au but que quelques minutes seulement de réflexion, dès le lendemain de la mort de mes parents, à mon réveil en sursaut, m’avaient rendu évident. Je n’avais plus aucune famille sinon de lointains cousins avec lesquels je refusai de renouer, pas d’épouse ni d’enfant, aucune liaison sérieuse avec quiconque. D’après mon comportement scandaleux, on m’accusa plusieurs fois de meurtre, mais il fallut se rendre à l’évidence : je n’avais jamais vu cet hélicoptère, personne n’aurait pu prévoir ce vol inopinément décidé, et les conditions météorologiques ainsi que la topographie du terrain survolé, d’après l’enquête, à trop basse altitude, élucidaient complètement l’accident.
Ma fortune extravagante et sa disponibilité sans équivalent excitaient l’imagination des journalistes, qui, malgré la discrétion que je m’imposais et que j’avais vainement tenté d’imposer à tous ceux à qui et grâce à qui j’avais tout vendu, spéculaient en première page des magazines sur mes intentions. J’aurais pu acheter certains pays d’Afrique. Je me contentai de l’île de… J’en acquis la souveraineté en plus de la propriété, et entrepris d’y établir un nouvel État, une nouvelle société, mon utopie. Je n’avais pas de plan, que des refus. Avec une naïveté revendiquée, je voulais tenter une société sans économie, sans circulation monétaire, sans lois écrites mais sans arbitraire, sans propriété privée du sol, et paradoxalement sans héritage…
Depuis, et pendant plus de cinquante ans, j’ai tenté de créer le paradis sur terre, en vain. Je tairai la longue liste de mes essais : n’importe quel abrégé de l’histoire du monde suffit pour en donner une idée suffisante.
Après l’échec de la dernière de mes tentatives utopiques, à court d’idées, dépité, je suis resté sur mon île avec ma cinquantaine d’enfants, mes femmes, mes bonnes, mes paysans, mes pêcheurs. J’emploie le reste de ma fortune à faire vivre cette petite société sur laquelle je règne dans la bonhomie. J’ai maintenant quatre-vingt-dix ans passés, et si je n’abdique pas ce n’est pas dû à ma bonne santé persistante mais à mon imprévoyance revendiquée : tout ce que j’avais médité, décidé, a échoué, il ne me reste qu’une seule forme politique à essayer (je ne sais si c’est un dernier espoir ou la dernière fantaisie d’un désespéré) : le chaos — celui qui, je l’espère bien, s’épanouira au sein du vide juridique et du dénuement délibérés dans lesquels mes citoyens se trouveront à ma mort !
Tous les matins au réveil, c’est ma première question : « Où aura lieu la révolution du jour ? » Chez nos voisins ? Aux antipodes ? À peine levé, je dévore les nouvelles. Quel enthousiasme anime mon humeur et tous mes gestes ! Comme j’ai bon appétit malgré l’heure matinale, comme je suis pressé de m’habiller, d’aller travailler pour discuter avec mes collègues de l’évolution des événements suivis en direct ! Comme je m’exalte pour le petit pays où le régime a brutalement changé et où la liberté, au moins pour une journée, triomphe ; pour ce peuple souvent presque inconnu jusqu’alors qui accède soudain à la célébrité d’un jour en même temps qu’à l’auto-détermination ! Le soir je m’endors content à la pensée que le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est plus répandu que la veille et moins que le lendemain ! L’habitude en est prise, et devenue besoin. Les jours, heureusement rares, où le monde n’a nulle révolution à montrer, je suis déçu, de mauvaise humeur, le temps passe lentement, mon travail m’ennuie… Ces jours-là, je me rends compte à quel point seraient mornes les nouvelles et la vie s’il n’y avait cette révolution quotidienne quelque part. Seule cette suite continue de bonnes nouvelles du monde, régulières et ponctuelles, me sauve de vivre dans un pays où la révolution a déjà eu lieu, il y a déjà longtemps, où je n’ai donc plus rien à désirer, et où pourtant je ne suis pas heureux.
La douleur incessante a rendu fou Prométhée. Car si l’érosion, ou l’ingéniosité des hommes, a depuis longtemps détruit ses chaînes et libéré ses membres, rien n’a pu le délivrer de l’aigle quotidien : la bête s’est cachée dans le ventre même du titan, où elle engraisse. Rendu insensible à tout ce qui n’est pas son aiguillon, d’autant plus impatient de l’avenir qu’il a perdu son don de le prévoir et usurpe désormais son nom, Prométhée parcourt le monde et retourne contre les hommes le feu même qu’il leur avait donné, en les brûlant dans les forges qu’ils avaient fabriquées grâce à lui. Avant de se résoudre à lutter contre un immortel, avant d’essayer de le renchaîner, les hommes tentent de l’apaiser : ils lui envoient une épouse. Pourtant dure au sacrifice, elle ne parvient guère à le soulager. Il leur naît tout de même une fille, que la mère nomme Hortia. L’enfant elle seule, par sa simple existence, apaise le titan. Il oublie son aigle et découvre un jour qu’il a disparu ; il oublie les hommes et le feu, consacre désormais tous ses soins à l’enfant, en père émerveillé. C’est alors qu’on constate avec stupeur les premiers cheveux blancs sur sa tête. Prométhée vieillit. Il semble bien que son immortalité soit échue. Reste à savoir s’il l’a transmise à sa fille. Il est encore trop tôt pour cela.
J’arrive ; ici aussi les autres se tiennent derrière eux-mêmes comme derrière une vitrine, comme dans une cage de verre ; j’arrive et aussitôt, sans doute à cause des reflets de la lumière que j’ai allumée, cette vitrine devient miroir. Au lieu de les voir clairement exposés en vitrine d’eux-mêmes, c’est moi-même que je vois en eux, mon reflet glissant sur eux à mesure que je me déplace à la recherche, vaine, d’un meilleur angle de vue. Je leur parle mais ne vois bouger que ma bouche et n’entends que mes paroles, dont l’écho presque instantané m’indique qu’elles ont rebondi.
Par instants, en surimpression, je crois en voir un qui s’approche, qui colle son nez à la vitre et qui observe ; je me précipite alors là où la vision m’est apparue, je me colle à la vitre à mon tour, espérant par là signifier ma présence pleine de bonne volonté, engager une communication. Mais je me rends compte immédiatement que les silhouettes, telles des ombres, s’agitent seulement dans le lointain. Serait-ce peur, mépris, indifférence qui les tiennent ainsi en retrait, à distance de moi et de mon approche ? Que puis-je faire ? Impulsivement j’éteins la lumière. Aussitôt la vitre-miroir disparaît. Dans le noir, aveuglé, je les entends s’approcher, je les sens tâtonner mon corps et mon visage, je tends les mains pour me saisir des leurs, ils guident mes mains vers leurs corps, que j’inspecte à mon tour, et nous nous reconnaissons.
On reconnaît le guide à ce qu’il ne sait pas dire non. « Nous aimes-tu ? Oui. Tous ? Je m’y efforce. Nous aideras-tu ? Si je peux. Le pourras-tu ? Je l’espère. Partirons-nous ? Il le faudrait. Pour aller où ? Je n’en sais rien. Mais tu trouverais ? J’essaierais. Voilà qui est bien parlé : tu es notre guide ! Nous nous en remettons à toi ; désormais nous t’obéirons en tout, comme des enfants — exigeants et capricieux comme des enfants ; forts comme des hommes qui savent empêcher exemplairement un mauvais guide d’usurper longtemps son rôle, qui savent qu’à défaut de guide, un bouc émissaire est indispensable… Nous te suivons. » Le guide se retourne et c’est avec son premier pas, petit pas, qu’il acquiesce.
Les « debout ! » incessants dont l’homme s’encourage restent sans effet. C’est seulement au moment précis où le monde en la personne de son dernier représentant local a cessé, faute d’espoir ou de patience, de garder tendue et ouverte sa main engourdie, où finalement tous l’ont abandonné et ainsi — croient-ils tristement — condamné, que l’homme comme un ressort se redresse, se relève et se met à courir après le monde déjà détourné et le rattrape en quelques instants pour y reprendre sa place encore vacante, interrompant le processus de remplacement déjà commencé.
Il y a ce pays où le roi est tiré au sort chaque matin en place publique. À dix heures il est connu. À onze, il reçoit la couronne et parcourt les rues principales de la capitale, où il est acclamé par la foule. À midi il est sur le trône. À treize heures les soucis arrivent : il faut trouver des solutions aux problèmes du royaume. Ceux qui ne s’y sont jamais préparés ont parfois une idée remontée du fond de l’enfance en eux, presque inapplicable mais d’une naïveté géniale ; mais la plupart savent à peine parler. Ceux qui s’y sont préparés sortent les décrets déjà rédigés et signés, sur lesquels ils n’ont plus qu’à appliquer le sceau royal. Rien n’interdit qu’on soit tiré au sort plusieurs fois, mais la probabilité en est négligeable, aussi leur faut-il une fois pour toutes, en quelques heures, réaliser toute leur politique, méditée une vie durant, du moins la mettre en route. L’après-midi s’écoule ainsi dans le travail, le roi reçoit les hommes en place, nomme et révoque ministres et chambellans, assigne les tâches, réorganise jusqu’à l’univers si telle est son ambition. À vingt heures les courtisans assistent au souper du roi. À vingt-deux heures le gala commence. Le roi y rencontre les riches et les puissants du royaume, il se grise de champagne et de cette compagnie qui dure. À minuit le roi quitte discrètement le bal et gagne le harem. À quatre heures il en sort hagard, saoul, presque nu, griffé, tuméfié. On le porte ronflant dans la chambre royale. Parfois une révolution éclate pendant la nuit. À huit heures le roi, fatigué, cerné, la bouche pâteuse et la pensée brouillée, déjeune. Il sent déjà la différence, le personnel est impatient, on ne lui voue plus le même respect solennel et admiratif. On le presse d’en finir et de s’habiller ; personne ne l’y aide, sur son lit il retrouve ses vêtements du matin de la veille. Guidé par un unique serviteur il entre une dernière fois dans le bureau royal à neuf heures pour y signer son abdication. Puis si l’on est sûr qu’on n’entendra plus jamais parler de lui on le fait sortir du château par les cuisines, incognito ; s’il y a le moindre doute, on l’entraîne dans les oubliettes où on l’égorge.
La nuit les toits deviennent transparents et les hommes se retrouvent au désert, sous les étoiles, à dormir les uns contre les autres pour se tenir chaud, veillés par quelques-uns d’entre nous, insomniaques, piteux solitaires condamnés à regarder envieusement dans la pénombre la silhouette des bienheureux dormeurs esquissée par la clarté astrale, à écouter leur souffle régulier, à siffler pour faire cesser les ronflements qui réveillent le camp, incapables de trouver le sommeil avant l’aube, quand le soleil à l’horizon réveille peu à peu les hommes en commençant par ceux des bords, et que chacun regagne son lit, en froisse les draps, secoue ses cheveux en disant que le marchand de sable y est un allé un peu fort, fait semblant de bâiller, s’habille en renâclant mais déjeune de bon appétit, puis va jouer à se presser d’aller travailler, mimer la crainte du retard et du patron, se fatiguer toute la journée à fabriquer de vraies gouttes de sueur sans motif en attendant le retour et le soir, la nuit venue, le sommeil et les brèves mais chaleureuses, fraternelles retrouvailles.
Sa vie est comme une boîte d’allumettes : il en sort une, l’allume, sa vie brûle pendant quelques instants toujours trop intenses, se consume, puis c’est le noir, qui peut durer longtemps — le temps que la brûlure de sa vie guérisse — avant la prochaine allumette.