Journal du conteur

Rongé par une culpabilité sans fond…

Rongé par une culpabilité sans fond, il s’accusait de tous les maux du monde. Vous aviez un tort ? Il s’en chargeait ! Inutile même de le demander, il voyait dans vos yeux toutes vos fautes, et s’en rendait responsable en lamentations perpétuelles. À force d’être ainsi innocenté, le monde finit par se croire réellement innocent, et à mépriser de moins en moins discrètement, de plus en plus officiellement ce pécheur infini. Mais l’homme ne s’en rendait pas compte : il ajoutait le péché d’orgueil à ses fautes, sans sentir la différence. Aurait-on voulu le condamner, le punir, qu’on n’en aurait pas trouvé le moyen. Les passants lui tapaient familièrement dans le dos, seuls les plus vieux sentaient poindre une angoisse en eux : qu’allons-nous devenir quand son tour viendra ? se demandaient-ils, et ils pensaient aux montagnes de fautes qu’il faudrait répartir équitablement sur le monde. Chacun son dû… mais comment l’évaluer ? Les propriétaires ne se presseraient pas de se faire connaître. Il faudrait certainement en venir à une sorte de tirage au sort, une grande loterie des méfaits, et tant pis pour les injustices, dont de toute façon les plus graves ne seraient sans doute pas les plus nombreuses. À chacun sa bonne part de fautes, et qu’il s’en débrouille désormais, sans autre comptable que le miroir.

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L’épidémie de martyrs continuait…

L’épidémie de martyrs continuait, on trouvait des croix à tous les carrefours, si bien qu’on n’avait plus besoin de regarder les panneaux indicateurs : pour qu’on le remarque mieux, qu’on lui prête attention, le crucifié était toujours prêt à devancer la perplexité du voyageur et à le renseigner, même s’il ne demandait rien. Certains avaient même, avant de monter là-haut, caché les panneaux, pour être sûrs qu’on ne pourrait se passer d’eux. Les plus téméraires passaient vraiment les nuits sur leur croix, mais la plupart, dès la nuit tombée, descendaient dormir dans leur cabane cachée dans les fourrés, pour ne remonter qu’à l’aube… et parfois trouver leur croix occupée par un autre ! Ils se battaient alors pour la croix, sous le regard amusé des voyageurs qui s’amassaient peu à peu pour former une foule de spectateurs goguenards. Et malgré tout, on ne pouvait s’empêcher d’éprouver du respect et de la pitié pour le crucifié qu’on trouvait au prochain carrefour, surtout s’il jouait bien son rôle ; on ne pouvait s’empêcher de le plaindre, de mettre à manger dans ses mains (sans pourtant ignorer que le rouge qu’on y voyait n’était sans doute que du jus de tomates) ; et même, s’il le réclamait avec le bon regard, on acceptait de l’absoudre et de le pardonner, bien qu’on ne s’en reconnaisse pas ou du moins qu’on ne s’en sente guère l’autorité.

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Voici les hommes, ils chantent…

Voici les hommes, ils chantent. Le même sourire étire leurs lèvres et réjouit leur face. Leurs yeux révulsés levés au ciel, ils marchent au pas, une main sur la tête écrasant leurs cheveux ou leur couvre-chef, l’autre posée sur l’épaule de leur devancier dans la grande phalange. La voix immensément amplifiée du chanteur, fondue en un unisson presque parfait, les tire et les guide. Ils n’ont pas besoin de regarder où ils marchent, ils ne sentent pas les flaques de pluie et de boue qui gonflent leurs chaussures et salissent leurs pantalons, leurs robes. Comme quelques autres, je les regarde passer. Je me suis arrêté sur le bord du trottoir, d’abord curieux, puis ennuyé, finalement impatient qu’ils aient libéré la chaussée et me permettent de traverser la route vers mon domicile. Mais rien ne les presse, ils vont toujours du même train, toujours tirés par la grande voix dont je me rends compte que je l’ai à peine écoutée. Je me concentre alors sur elle. D’abord je ne comprends pas ce qu’elle énonce. Le chant déforme-t-il trop les mots ? me dis-je, ou bien chante-t-elle dans une langue étrangère ? Non, car je reconnais par moments quelques mots, de ces mots qui sonnent comme des gifles d’enthousiasme, pour peu qu’ils soient dits du bon accent, accompagnés du tambour. Mais entre ces mots qui, je m’en rends maintenant compte, reviennent périodiquement, je ne comprends toujours rien. J’écoute toujours plus attentivement, et je finis, malgré ma surprise et ma réticence initiale à le croire, par comprendre que la voix, véritablement, ne parle ni ne chante : elle chantonne tout au plus, elle ânonne des syllabes vides de sens pour accompagner la mélodie, entre les grands mots qu’elle tonne périodiquement et qui font sursauter, cela aussi je m’en rends compte, la phalange des hommes. Chacun de ces mots est comme une île dans une mer de non-sens, me dis-je, et c’est d’île en île que les hommes sont traînés ; chacune de ces îles est le lieu de leur repos, de l’apaisement du doute ou de la curiosité qui auraient pu renaître et croître dans l’intervalle ; chacun de ces quelques mots répétés les rassure et, malgré les sursauts inévitables et sûrement recherchés, les fait redoubler de conviction dans leur marche forcée.

La phalange a fini de passer, notre ville est vidée, il n’y reste que les vieux, les enfants, les mères, et quelques consciences comme la mienne, méfiantes, solitaires, isolées, pleines de culpabilité, malheureuses. Je traverse enfin la route et rentre chez moi et je rédige ceci pour témoigner qu’un homme seul peut avoir raison contre le monde entier — et que c’est insupportable. Et je vais de ce pas me pendre.

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Le supplice était dans le choix…

Le supplice était dans le choix : combien pour ce grand homme, ce génie, cet inventeur, ce chercheur, ce philosophe, ce musicien… dix, cent, mille, dix mille hommes tirés au hasard ? Mais comme il fallait choisir vite, comme les procès (qui n’en avaient que le nom) duraient quelques minutes au plus et que le jury n’avait que quelques secondes pour se prononcer — et donc encore moins pour délibérer —, la torture du dilemme était réduite, on n’avait pas le temps d’hésiter et de s’angoisser d’un mauvais choix toujours possible ; on disait ce qui passait par la tête, la première idée devait être la bonne, les intuitions régnaient. Et les statistiques que je consulte sont formelles : la plupart du temps, et de plus en plus fréquemment à mesure que les séances avançaient, le choix était : un pour un.

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Les trois coups retentissent…

Les trois coups retentissent et le silence se fait dans la salle comble. Le rideau s’ouvre sur une scène noire. Peu à peu la clarté grandit et d’abord on distingue quelques têtes côte à côte. Puis des corps sous ces têtes, et au-dessus d’autres têtes encore ; de même de chaque côté. Les premiers rangs s’avisent enfin que la scène entière n’est occupée que d’un immense miroir. Le spectacle est donc bien dans les gradins. Chacun se cherche, vérifie son maintien, puis une fois son attitude trouvée, reste immobile, évite de se gratter le nez ou les oreilles, ne bouge que les yeux et regarde les autres. Chaque spectateur est à tous un vivant spectacle. Une heure passe ainsi en scrutements suspicieux et méprisants, rarement admiratifs, jamais pitoyables. Tout à coup un grand bruit et le miroir explose, désormais inutile. Le rideau se ferme et le spectacle se lève, descend les escaliers, s’étend sur les trottoirs, s’éparpille peu à peu sans pour autant cesser tant qu’un seul œil est encore ouvert.

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À leur majorité…

À leur majorité, leurs parents doivent les décrocher, c’est la loi. Le père ou la mère ouvre d’une main la serrure déjà souvent rouillée de la chaîne qui attache son poignet au cou de sa fille ou de son fils, et, frottant ce poignet tantôt pâle tantôt rouge, remet la chaîne à l’État pour la cérémonie officielle. Plus de grands discours, nous en avons perdu le goût, ou du moins nous n’y croyons plus. Les soldats préposés à la cérémonie — une des rares prérogatives que l’armée a réussi à conserver — accrochent une à une toutes les chaînes des nouveaux adultes, des nouveaux majeurs, des nouveaux électeurs au grand treillis qui forme la société et presque le monde. « Vous êtes libres » leur annonce-t-on simplement. C’est bien ce qu’ils ressentent, se dit l’observateur de la grande fête populaire qui s’ensuit, admirant la virtuosité des danseurs.

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Attaché à lui-même…

Attaché à lui-même comme une chèvre à son piquet, il voit bien le lien et pourtant s’y entortille constamment, si bien qu’il ne jouit même pas de toute sa faible longueur. Plus il tire dessus, plus il serre les nœuds et les rend difficiles à défaire. Son rayon se rétrécit à mesure qu’il l’explore et se tend pour l’agrandir. Il y connaît tout, il a tout brouté.

Quand il est sur le point de s’étouffer dans sa corde réduite à presque rien, il se calme, sèche ses larmes, s’assoit, devient patient et s’applique à démêler sa corde. C’est son petit moment de bonheur oublieux. Puis il se rattache, déplace son piquet de quelques centaines de pas, et recommence à brouter son rayon.

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Il était seul, ignoré de tous…

Il était seul, ignoré de tous, il pouvait faire ce qu’il voulait : qu’importe. Il n’avait le pouvoir de nuire qu’à quelques-uns, il ne pouvait pas changer le monde, ni en bien en mal ; il pouvait certes l’améliorer ou le dégrader infimement : il faudrait que tous l’imitent pour qu’il en résulte une différence remarquable. Jamais personne ne s’était intéressé et probablement ne s’intéresserait à lui. Pour qui tenait-il son journal ? Pour qui, toutes ces photographies mal cadrées ? Nul n’y jetterait jamais un seul coup d’œil. Il se mit à donner des coups de pieds dans les cailloux, et comme rien ne l’en empêchait plus, comme nul ne le retenait, il se mit aussi à ramasser des cailloux et à les jeter au hasard, aussi fort qu’il le pouvait, sans viser rien ni personne mais sans ignorer que dans une ville il n’est guère d’endroit où un caillou puisse tomber sans causer de dommages. On le vit et il se mit à courir. Il donnait maintenant des coups de pieds dans les véhicules garés, dans les portes et les vitres, il criait et les lumières derrière les vitres et vitrines s’allumaient sur son passage, mais il allait vite et semant ainsi derrière lui ce simulacre de désolation, il atteignit la lisière de la ville. Brusquement commençait le désert : quelques arbustes, des pierres, du sable. Il continua à jeter pierres et poignées de sable aussi fort qu’il le pouvait, pas encore calmé ni fatigué malgré sa nuit blanche. Il cassa un cactus à coups de pied, le disséqua précautionneusement avec le tranchant d’un éclat de pierre peut-être vieux de centaines de millions d’années, mâcha quelques fibres et les recracha aussitôt. Il se mit à vivre comme un coyote, une hyène, maudissant le monde et ses hommes et pourtant accroché à eux comme une puce à son chien. Le petit public qu’il avait toujours senti, toujours cru sentir dans sa tête avait disparu, derrière le rideau peut-être, ou s’était seulement tu et restait immobile dans la salle aux lumières toujours éteintes, retenant son souffle en attendant la fin du spectacle soudain passionnant. Il préférait croire — il ne croyait presque plus rien, ses croyances s’étaient démaillées — que ce public n’avait jamais existé. Il agressa un couple de touristes qui photographiaient ces limbes où la ville rencontrait et devenait le désert. Il leur vola leur appareil photographique et sous leurs yeux le fracassa contre un mur. Pendant quelques journées hallucinées il jubila comme jamais, chantant à tue-tête là où nul ne pouvait l’entendre et le faire taire.

La police eut à peine le temps de s’intéresser à lui : on le retrouva mort en plein désert, quelques semaines plus tard, déjà largement décomposé, dévoré, mort à la fois de froid, de faim et d’épuisement.

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Le guide n’a pas forcément la vue…

Le guide n’a pas forcément la vue la plus perçante, ni les meilleures jambes, le meilleur sens de l’orientation… « Pourquoi donc est-il le guide ? » se demandent une part croissante des jeunes, jusqu’au jour où l’incompréhension ayant crû jusqu’à l’exaspération, l’un d’eux ose lui poser franchement la question. Le guide sourit et répond : « D’abord, je ne voulais suivre personne. Ensuite, personne ne pouvait me suivre. Maintenant la bonne volonté suffit pour marcher dans mes pas. Je ne tends plus le bras : tous ceux qui cherchent l’horizon des yeux le voient clairement, ainsi que les hommes qui semblent marcher dessus comme des funambules. Je guide seulement ceux que je n’ai pas su pousser ! »

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À force de solitude et de réclusion volontaire…

À force de solitude et de réclusion volontaire, il rapproche peu à peu les horizons jusqu’aux murs de sa chambre, et finit par réduire le monde entier aux dimensions de son regard myope. Tout ce qu’il perçoit encore de bruits étouffés, tout ce qu’il sent malgré lui avoir lieu derrière sa porte, il le dédaigne comme illusoire, ou du moins n’existant que d’une existence subalterne, spectrale, manquant du mérite d’être à lui, de lui, pour lui. Ses parents qui seuls ne l’ont pas abandonné et viennent encore lui rendre visite, timides comme avec un mourant, il les traite avec condescendance, en valets, et s’ils insistent dans leur compassion raisonneuse ou suppliante, il s’emporte : comment osent-ils s’inquiéter pour lui, le maître du monde ? — et ce disant il embrasse dans l’étendue virtuelle de ses bras grands ouverts les quatre murs proches, le lit, la table et la fenêtre obturée. Quand il les rencontre sur le chemin des toilettes, dans la cuisine ou la buanderie, il fait comme s’il ne les voyait pas ; et s’il ne peut pas les ignorer, il le leur fait payer en les humiliant jusqu’à les faire se sentir aussi peu dignes de vivre que lui-même.

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