À leur majorité, leurs parents doivent les décrocher, c’est la loi. Le père ou la mère ouvre d’une main la serrure déjà souvent rouillée de la chaîne qui attache son poignet au cou de sa fille ou de son fils, et, frottant ce poignet tantôt pâle tantôt rouge, remet la chaîne à l’État pour la cérémonie officielle. Plus de grands discours, nous en avons perdu le goût, ou du moins nous n’y croyons plus. Les soldats préposés à la cérémonie — une des rares prérogatives que l’armée a réussi à conserver — accrochent une à une toutes les chaînes des nouveaux adultes, des nouveaux majeurs, des nouveaux électeurs au grand treillis qui forme la société et presque le monde. « Vous êtes libres » leur annonce-t-on simplement. C’est bien ce qu’ils ressentent, se dit l’observateur de la grande fête populaire qui s’ensuit, admirant la virtuosité des danseurs.
Attaché à lui-même comme une chèvre à son piquet, il voit bien le lien et pourtant s’y entortille constamment, si bien qu’il ne jouit même pas de toute sa faible longueur. Plus il tire dessus, plus il serre les nœuds et les rend difficiles à défaire. Son rayon se rétrécit à mesure qu’il l’explore et se tend pour l’agrandir. Il y connaît tout, il a tout brouté.
Quand il est sur le point de s’étouffer dans sa corde réduite à presque rien, il se calme, sèche ses larmes, s’assoit, devient patient et s’applique à démêler sa corde. C’est son petit moment de bonheur oublieux. Puis il se rattache, déplace son piquet de quelques centaines de pas, et recommence à brouter son rayon.
Il était seul, ignoré de tous, il pouvait faire ce qu’il voulait : qu’importe. Il n’avait le pouvoir de nuire qu’à quelques-uns, il ne pouvait pas changer le monde, ni en bien en mal ; il pouvait certes l’améliorer ou le dégrader infimement : il faudrait que tous l’imitent pour qu’il en résulte une différence remarquable. Jamais personne ne s’était intéressé et probablement ne s’intéresserait à lui. Pour qui tenait-il son journal ? Pour qui, toutes ces photographies mal cadrées ? Nul n’y jetterait jamais un seul coup d’œil. Il se mit à donner des coups de pieds dans les cailloux, et comme rien ne l’en empêchait plus, comme nul ne le retenait, il se mit aussi à ramasser des cailloux et à les jeter au hasard, aussi fort qu’il le pouvait, sans viser rien ni personne mais sans ignorer que dans une ville il n’est guère d’endroit où un caillou puisse tomber sans causer de dommages. On le vit et il se mit à courir. Il donnait maintenant des coups de pieds dans les véhicules garés, dans les portes et les vitres, il criait et les lumières derrière les vitres et vitrines s’allumaient sur son passage, mais il allait vite et semant ainsi derrière lui ce simulacre de désolation, il atteignit la lisière de la ville. Brusquement commençait le désert : quelques arbustes, des pierres, du sable. Il continua à jeter pierres et poignées de sable aussi fort qu’il le pouvait, pas encore calmé ni fatigué malgré sa nuit blanche. Il cassa un cactus à coups de pied, le disséqua précautionneusement avec le tranchant d’un éclat de pierre peut-être vieux de centaines de millions d’années, mâcha quelques fibres et les recracha aussitôt. Il se mit à vivre comme un coyote, une hyène, maudissant le monde et ses hommes et pourtant accroché à eux comme une puce à son chien. Le petit public qu’il avait toujours senti, toujours cru sentir dans sa tête avait disparu, derrière le rideau peut-être, ou s’était seulement tu et restait immobile dans la salle aux lumières toujours éteintes, retenant son souffle en attendant la fin du spectacle soudain passionnant. Il préférait croire — il ne croyait presque plus rien, ses croyances s’étaient démaillées — que ce public n’avait jamais existé. Il agressa un couple de touristes qui photographiaient ces limbes où la ville rencontrait et devenait le désert. Il leur vola leur appareil photographique et sous leurs yeux le fracassa contre un mur. Pendant quelques journées hallucinées il jubila comme jamais, chantant à tue-tête là où nul ne pouvait l’entendre et le faire taire.
La police eut à peine le temps de s’intéresser à lui : on le retrouva mort en plein désert, quelques semaines plus tard, déjà largement décomposé, dévoré, mort à la fois de froid, de faim et d’épuisement.
Le guide n’a pas forcément la vue la plus perçante, ni les meilleures jambes, le meilleur sens de l’orientation… « Pourquoi donc est-il le guide ? » se demandent une part croissante des jeunes, jusqu’au jour où l’incompréhension ayant crû jusqu’à l’exaspération, l’un d’eux ose lui poser franchement la question. Le guide sourit et répond : « D’abord, je ne voulais suivre personne. Ensuite, personne ne pouvait me suivre. Maintenant la bonne volonté suffit pour marcher dans mes pas. Je ne tends plus le bras : tous ceux qui cherchent l’horizon des yeux le voient clairement, ainsi que les hommes qui semblent marcher dessus comme des funambules. Je guide seulement ceux que je n’ai pas su pousser ! »
À force de solitude et de réclusion volontaire, il rapproche peu à peu les horizons jusqu’aux murs de sa chambre, et finit par réduire le monde entier aux dimensions de son regard myope. Tout ce qu’il perçoit encore de bruits étouffés, tout ce qu’il sent malgré lui avoir lieu derrière sa porte, il le dédaigne comme illusoire, ou du moins n’existant que d’une existence subalterne, spectrale, manquant du mérite d’être à lui, de lui, pour lui. Ses parents qui seuls ne l’ont pas abandonné et viennent encore lui rendre visite, timides comme avec un mourant, il les traite avec condescendance, en valets, et s’ils insistent dans leur compassion raisonneuse ou suppliante, il s’emporte : comment osent-ils s’inquiéter pour lui, le maître du monde ? — et ce disant il embrasse dans l’étendue virtuelle de ses bras grands ouverts les quatre murs proches, le lit, la table et la fenêtre obturée. Quand il les rencontre sur le chemin des toilettes, dans la cuisine ou la buanderie, il fait comme s’il ne les voyait pas ; et s’il ne peut pas les ignorer, il le leur fait payer en les humiliant jusqu’à les faire se sentir aussi peu dignes de vivre que lui-même.
« Je suis un monde en toi » me dit-il, « de même que tu es, si je te prête attention, si je te laisse entrer, si je te laisse t’y disposer, t’y déployer, un monde en moi. » Dans ma naïveté je ne comprends pas. S’agit-il d’amour ? me demandé-je aussitôt, peureusement. Mais la froideur de son sourire — peut-être en réponse à ma pâleur soudaine — me détrompe. Quoi d’autre, alors ? Je n’ose pas le lui demander. « Ta mère, ta sœur, tes enfants eux aussi sont chacun un monde en toi, ont chacun son monde en toi » ajoute-t-il pour me rassurer, « et toi le tien en chacun d’eux. Quand tu croises le regard d’un inconnu dans la rue, que vois-tu, que sens-tu ? Deux mondes s’affrontent — chacun lourd de dizaines de mondes au moins — pour savoir qui entrera en l’autre le premier, pour déterminer la place qu’il y occupera, l’importance qu’il y prendra. La plupart du temps la lutte s’arrête là, on se jauge, la bataille n’a pas lieu, et chacun s’éloigne en méditant l’issue qu’il avait supposée — dans ton cas, je crains que ce ne soit la défaite, la plupart des fois ! » Il a raison, bien sûr. « D’ailleurs ce n’est pas grave : tu es accueillant, tu es altruiste, les autres prennent leurs aises en toi ; et si ton propre monde en est comprimé, ce n’est pas un mal : son potentiel d’expansion n’est pas grand. Tu es de ceux qui subsistent grâce aux mondes des autres. Avec ta douceur, ta candeur, ta peur, ta fausse modestie : un vampire ! » Ces paroles me bouleversent. Il me connaît si bien qu’il me dicte mon être. Je ne peux plus me taire. « Et toi, dis-je d’une voix trop aiguë, de quoi vis-tu ? Ton monde n’est-il pas si exigu, si maladif, qu’il te faille constamment le dupliquer en autrui pour assurer à quelques-uns de tes fantômes une survie précaire ! — Bien sûr ! répond-il. Que suis-je en train de faire d’autre ? »
Quand il en a le temps, entre deux commandes, il sculpte sa propre statue. Après avoir congédié ses apprentis il soulève le drap qui la recouvre habituellement, faisant voltiger dans l’air de l’atelier la poussière de pierre qui s’y était déposée, et se recueille un instant, essayant de se rappeler où il en était. Il y travaille depuis des années. La structure, la silhouette sont en place. Reste les finitions, qui semblent inachevables. Il l’examine en lui parlant, et n’a jamais besoin que d’un coup d’œil pour apercevoir un défaut. « Médiocre ce front… Mais voilà une main de parfaite : c’est une pleine poigne de facultés, voire de qualités ! Quant à cette hanche… médiocre elle aussi — mais véridique ! » Il se corrige, se polit avec une méticulosité, une douceur, un coup d’œil de connaisseur, sans omettre de fixer dans la pierre les marques encore discrètes que l’âge a laissées sur son corps : il aurait honte que sa statue lui tende un miroir de jouvence. C’est ainsi qu’il accomplit son métier tout en se façonnant lui-même, et qu’il contente à la fois ses mains, ses pieds, son corps, son temps, ses yeux, sa tête. Il parvient à s’élever au-dessus de la pierre tout en y restant — ainsi qu’il le souhaite — collé par sa poussière.
Il n’a ni l’espoir ni le désir d’achever sa statue. Elle restera nécessairement une ébauche — même si, à tout autre œil qu’au sien, elle peut sembler déjà aboutie. Elle n’est pourtant pas trompeuse : il n’a qu’à l’observer attentivement pour se connaître. Doute-t-il de lui : un coup d’œil à la statue lui suffit pour se retrouver et — parce qu’il s’est façonné légèrement meilleur qu’il n’est — se rehausser : il n’a qu’à imiter sa statue pour être et donner le meilleur de lui-même.
Son vertige est tel qu’il ne peut même pas se tenir debout ! Le sol est toujours trop loin de sa tête. Il ne se sent bien qu’allongé de tout son long sur la terre, pouvant la sentir en même temps de tous ses membres, de son tronc, de sa tête. C’est pourquoi il vit en rampant.
Absurde qu’il ait si peur de tomber alors qu’il est déjà tombé si souvent, et qu’il est en ce moment même, et depuis longtemps, au fond de son trou, à ramper parmi les insectes et rongeurs qui y pullulent et qui de plus en plus le prennent pour un des leurs. Mais s’est-il seulement redressé ou accroupi, que la violence de son soudain vertige le terrasse. Quant aux rares fois où il parvient à marcher à quatre pattes, il n’y fait que tourner en rond. C’est seulement au ras du sol qu’il peut avancer, ce qui ne l’empêcherait pas d’aller loin et de vivre aussi heureux qu’il est ainsi possible ; mais il ne le désire pas : il a bien trop peur de toute élévation.
Je profite de son sommeil pour effeuiller ses visages, un à un, aussi doucement que possible pour ne pas le réveiller. Je n’y résiste plus, le besoin de savoir m’obsédait. Visage après visage, et encore d’autres : si ça ne finissait jamais ? Y aurait-il dans cette mince épaisseur une infinité de visages à la finesse infinie ? Mais je sens enfin que ça diminue, car la peau est devenue plus souple, presque translucide. Un dernier visage… et me voici face à un vide béant, un petit trou noir qui m’aurait irrémédiablement happé si je ne m’étais pas écarté dans un réflexe salvateur. Je me force à regarder. Le voilà donc, me dis-je, tel qu’il est au fond : vide, creux, cosmique. Ma curiosité rassasiée, j’entreprends de remettre les visages, que j’avais heureusement conservés dans l’ordre. Il ne s’est toujours pas réveillé. Le peut-il, d’ailleurs, sans visage ? Mais le premier que j’essaie de disposer est aspiré par le trou noir, en même temps que le bout de mes doigts qu’heureusement j’ai le temps d’écarter, ma force, à cette distance, étant supérieure à son attraction. J’essaie encore : même résultat. Encore et encore, chacun de ses visages est aspiré dans le vide infini de sa tête. À peine le temps de jeter sur cette abyssale horreur une couverture, je m’enfuis. Je suis donc un meurtrier. Mais le matin le voici qui sort de sa chambre, de bonne humeur, habillé. « Comment ça va ? » me demande-t-il de sa belle voix bien réveillée. « Mal dormi ? De mauvais rêves peut-être » ajoute-t-il en m’adressant un clin d’œil dès que j’ose lever les yeux. J’ai dû pâlir. Son visage est revenu. Comment, d’où ? Je me garderai bien, désormais, d’essayer, du moins par ce moyen, d’en savoir plus sur lui — ou sur quiconque. D’ailleurs la vie reprend, inchangée. J’effleure ma joue, je la sens tout aussi souple, chaude et solide qu’avant.
Au cours de sa vie, il mue de nombreuses fois. Mais contrairement aux insectes, aux serpents, il ne s’extrait pas de ses mues, car il mue dans le sens inverse, ses dépouilles vers l’intérieur. Au lieu de les abandonner aux vents ou de s’en nourrir, au lieu d’être à chaque mue délesté du passé, du vieux soi, il conserve toutes ses mues en lui comme un arbre ses anneaux de croissance. Elles se dessèchent et se ratatinent, peu à peu, dans le vide intérieur qui les empêche de pourrir et d’empoisonner leur hôte. Aussi, quand l’extérieur même commence à vieillir, à se craqueler, est-il vain d’espérer : aucune régénération externe ne peut rien contre le creux sec qui a fini de remplir l’homme. Ses mues imbriquées, les plus anciennes d’abord, puis au fur et à mesure les mues de plus en plus récentes, se sont effritées. Jusqu’à la dernière. Fine et translucide comme une aile de papillon, la dernière peau de l’homme tombe en poussière à son tour, et révèle un tas de la même poussière, aussi légère que la cendre. Cette cendre des ans est vite éparpillée par les vents, fertilise les terres et plus rien ne reste de l’homme que les os ; les mêmes qu’on voit partout, dont on fabrique pieds de table, charpentes, accastillage, outils, menus bijoux…