Journal du conteur

« Je suis un monde en toi » me dit-il…

« Je suis un monde en toi » me dit-il, « de même que tu es, si je te prête attention, si je te laisse entrer, si je te laisse t’y disposer, t’y déployer, un monde en moi. » Dans ma naïveté je ne comprends pas. S’agit-il d’amour ? me demandé-je aussitôt, peureusement. Mais la froideur de son sourire — peut-être en réponse à ma pâleur soudaine — me détrompe. Quoi d’autre, alors ? Je n’ose pas le lui demander. « Ta mère, ta sœur, tes enfants eux aussi sont chacun un monde en toi, ont chacun son monde en toi » ajoute-t-il pour me rassurer, « et toi le tien en chacun d’eux. Quand tu croises le regard d’un inconnu dans la rue, que vois-tu, que sens-tu ? Deux mondes s’affrontent — chacun lourd de dizaines de mondes au moins — pour savoir qui entrera en l’autre le premier, pour déterminer la place qu’il y occupera, l’importance qu’il y prendra. La plupart du temps la lutte s’arrête là, on se jauge, la bataille n’a pas lieu, et chacun s’éloigne en méditant l’issue qu’il avait supposée — dans ton cas, je crains que ce ne soit la défaite, la plupart des fois ! » Il a raison, bien sûr. « D’ailleurs ce n’est pas grave : tu es accueillant, tu es altruiste, les autres prennent leurs aises en toi ; et si ton propre monde en est comprimé, ce n’est pas un mal : son potentiel d’expansion n’est pas grand. Tu es de ceux qui subsistent grâce aux mondes des autres. Avec ta douceur, ta candeur, ta peur, ta fausse modestie : un vampire ! » Ces paroles me bouleversent. Il me connaît si bien qu’il me dicte mon être. Je ne peux plus me taire. « Et toi, dis-je d’une voix trop aiguë, de quoi vis-tu ? Ton monde n’est-il pas si exigu, si maladif, qu’il te faille constamment le dupliquer en autrui pour assurer à quelques-uns de tes fantômes une survie précaire ! — Bien sûr ! répond-il. Que suis-je en train de faire d’autre ? »

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La statue

Quand il en a le temps, entre deux commandes, il sculpte sa propre statue. Après avoir congédié ses apprentis il soulève le drap qui la recouvre habituellement, faisant voltiger dans l’air de l’atelier la poussière de pierre qui s’y était déposée, et se recueille un instant, essayant de se rappeler où il en était. Il y travaille depuis des années. La structure, la silhouette sont en place. Reste les finitions, qui semblent inachevables. Il l’examine en lui parlant, et n’a jamais besoin que d’un coup d’œil pour apercevoir un défaut. « Médiocre ce front… Mais voilà une main de parfaite : c’est une pleine poigne de facultés, voire de qualités ! Quant à cette hanche… médiocre elle aussi — mais véridique ! » Il se corrige, se polit avec une méticulosité, une douceur, un coup d’œil de connaisseur, sans omettre de fixer dans la pierre les marques encore discrètes que l’âge a laissées sur son corps : il aurait honte que sa statue lui tende un miroir de jouvence. C’est ainsi qu’il accomplit son métier tout en se façonnant lui-même, et qu’il contente à la fois ses mains, ses pieds, son corps, son temps, ses yeux, sa tête. Il parvient à s’élever au-dessus de la pierre tout en y restant — ainsi qu’il le souhaite — collé par sa poussière.

Il n’a ni l’espoir ni le désir d’achever sa statue. Elle restera nécessairement une ébauche — même si, à tout autre œil qu’au sien, elle peut sembler déjà aboutie. Elle n’est pourtant pas trompeuse : il n’a qu’à l’observer attentivement pour se connaître. Doute-t-il de lui : un coup d’œil à la statue lui suffit pour se retrouver et — parce qu’il s’est façonné légèrement meilleur qu’il n’est — se rehausser : il n’a qu’à imiter sa statue pour être et donner le meilleur de lui-même.

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Son vertige est tel…

Son vertige est tel qu’il ne peut même pas se tenir debout ! Le sol est toujours trop loin de sa tête. Il ne se sent bien qu’allongé de tout son long sur la terre, pouvant la sentir en même temps de tous ses membres, de son tronc, de sa tête. C’est pourquoi il vit en rampant.

Absurde qu’il ait si peur de tomber alors qu’il est déjà tombé si souvent, et qu’il est en ce moment même, et depuis longtemps, au fond de son trou, à ramper parmi les insectes et rongeurs qui y pullulent et qui de plus en plus le prennent pour un des leurs. Mais s’est-il seulement redressé ou accroupi, que la violence de son soudain vertige le terrasse. Quant aux rares fois où il parvient à marcher à quatre pattes, il n’y fait que tourner en rond. C’est seulement au ras du sol qu’il peut avancer, ce qui ne l’empêcherait pas d’aller loin et de vivre aussi heureux qu’il est ainsi possible ; mais il ne le désire pas : il a bien trop peur de toute élévation.

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Je profite de son sommeil pour effeuiller…

Je profite de son sommeil pour effeuiller ses visages, un à un, aussi doucement que possible pour ne pas le réveiller. Je n’y résiste plus, le besoin de savoir m’obsédait. Visage après visage, et encore d’autres : si ça ne finissait jamais ? Y aurait-il dans cette mince épaisseur une infinité de visages à la finesse infinie ? Mais je sens enfin que ça diminue, car la peau est devenue plus souple, presque translucide. Un dernier visage… et me voici face à un vide béant, un petit trou noir qui m’aurait irrémédiablement happé si je ne m’étais pas écarté dans un réflexe salvateur. Je me force à regarder. Le voilà donc, me dis-je, tel qu’il est au fond : vide, creux, cosmique. Ma curiosité rassasiée, j’entreprends de remettre les visages, que j’avais heureusement conservés dans l’ordre. Il ne s’est toujours pas réveillé. Le peut-il, d’ailleurs, sans visage ? Mais le premier que j’essaie de disposer est aspiré par le trou noir, en même temps que le bout de mes doigts qu’heureusement j’ai le temps d’écarter, ma force, à cette distance, étant supérieure à son attraction. J’essaie encore : même résultat. Encore et encore, chacun de ses visages est aspiré dans le vide infini de sa tête. À peine le temps de jeter sur cette abyssale horreur une couverture, je m’enfuis. Je suis donc un meurtrier. Mais le matin le voici qui sort de sa chambre, de bonne humeur, habillé. « Comment ça va ? » me demande-t-il de sa belle voix bien réveillée. « Mal dormi ? De mauvais rêves peut-être » ajoute-t-il en m’adressant un clin d’œil dès que j’ose lever les yeux. J’ai dû pâlir. Son visage est revenu. Comment, d’où ? Je me garderai bien, désormais, d’essayer, du moins par ce moyen, d’en savoir plus sur lui — ou sur quiconque. D’ailleurs la vie reprend, inchangée. J’effleure ma joue, je la sens tout aussi souple, chaude et solide qu’avant.

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Au cours de sa vie, il mue…

Au cours de sa vie, il mue de nombreuses fois. Mais contrairement aux insectes, aux serpents, il ne s’extrait pas de ses mues, car il mue dans le sens inverse, ses dépouilles vers l’intérieur. Au lieu de les abandonner aux vents ou de s’en nourrir, au lieu d’être à chaque mue délesté du passé, du vieux soi, il conserve toutes ses mues en lui comme un arbre ses anneaux de croissance. Elles se dessèchent et se ratatinent, peu à peu, dans le vide intérieur qui les empêche de pourrir et d’empoisonner leur hôte. Aussi, quand l’extérieur même commence à vieillir, à se craqueler, est-il vain d’espérer : aucune régénération externe ne peut rien contre le creux sec qui a fini de remplir l’homme. Ses mues imbriquées, les plus anciennes d’abord, puis au fur et à mesure les mues de plus en plus récentes, se sont effritées. Jusqu’à la dernière. Fine et translucide comme une aile de papillon, la dernière peau de l’homme tombe en poussière à son tour, et révèle un tas de la même poussière, aussi légère que la cendre. Cette cendre des ans est vite éparpillée par les vents, fertilise les terres et plus rien ne reste de l’homme que les os ; les mêmes qu’on voit partout, dont on fabrique pieds de table, charpentes, accastillage, outils, menus bijoux…

239

Il voudrait seulement être…

Il voudrait seulement être, et non pas faire. Tout son temps devant le miroir à contempler fasciné l’intensité constante de son être. Mais comme c’est impossible, il est condamné à faire, pour compenser.

238

Quand ils n’ont pas les yeux fermés…

Quand ils n’ont pas les yeux fermés, les rêveurs regardent le ciel, et avancent au hasard, sans savoir où, sans rien pouvoir faire d’autre. Tant qu’ils étaient rares encore, on avait pitié d’eux, on les recueillait, on leur faisait raconter (ou inventer, ou vivre, difficile à dire) leurs rêves en public, lors de séances qui avaient autant la faveur des médecins que des enfants et où ils gagnaient à leur insu le peu d’argent nécessaire à leur entretien. Mais ils sont devenus trop nombreux. Inutiles et malsains, enfermés dans leur tête, ils sont désormais pourchassés. Les repérer est difficile car leur errance peut les avoir menés n’importe où, mais une fois trouvés on n’a qu’à les ramasser, comme du bois mort, ils n’essaient jamais de s’enfuir. Alors la rééducation commence. L’attrapé, on le tabasse, on torture son corps pour le lui faire sentir de nouveau, comme quand il était enfant et que son corps existait encore dans sa tête. On lui attache solidement bras et jambes et on l’allonge dans le grand champ avec tous les autres, ventre contre terre, le nez dans l’herbe, boueuse à force d’être piétinée, et sur son dos, pour l’empêcher de se retourner, on pose une lourde pierre. On l’étend sur une fourmilière, pour le forcer à ouvrir les yeux sur ce qui le ronge en bas. On lui apprend à regarder le sol.

Celui qui parvient à se retourner, qui lève de nouveau vers le ciel un visage soudainement éclairé, et qui par ce faire se révèle incurable, on l’embroche sans sommation. La douleur n’altère pas ses traits, son faciès mortuaire montre une béatitude admirée mais pas enviée. On prélève de lui tout ce qui peut être transplanté ou cultivé (parfois on ne les maintient en vie qu’en tant que vivants donneurs d’organes) puis, si ses restes ne servent pas de nourriture aux animaux du zoo ou aux détenus des prisons, pour le punir dans l’infini on l’enterre allongé sur le ventre.

237

Il lui a fallu longtemps pour consentir…

Il lui a fallu longtemps pour consentir à sa voie. Pendant des années il a rôdé autour de l’entrée de sa voie, guettant furtivement pour voir si personne n’y pénétrait ou n’en sortait — il avait toujours un clin d’œil, un regard entendu tout prêts, mais il n’a jamais eu l’occasion de s’en servir avant de finalement, lassé d’attendre en vain, se décider à entrer dans sa voie, pour d’autres longues années, de flânerie cette fois, comme un touriste, enivré d’une liberté qu’il n’employait pourtant qu’à narguer sa voie, ajournant toujours plus ingénieusement le moment de se mettre à la creuser.

Il l’avait pourtant reconnue sienne dès sa jeunesse, quand il s’était soudain trouvé requis par elle, ouverte inopinément devant lui. Mais il lui avait suffi de jeter par hasard un coup d’œil alentour pour se rendre compte qu’en même temps que sa voie il avait découvert toutes les autres, et avec elles la peur de s’enfermer dans une seule, la peur que d’autres lui soient meilleures, qu’il se trompe et aille perdre son temps… Sans ignorer pourtant qu’il ne pouvait — ni d’ailleurs ne voulait — les essayer, ces voies toutes exclusives les unes des autres ; et se rendant bien compte que ce n’est pas comme on choisit telle pomme plutôt que telle autre à l’étal du marchand, en fouillant éventuellement jusqu’au fond du tas, que les voies se prennent. Il parvenait à peine à user son râteau, sa pelle et son seau d’enfant, seuls outils qu’il se soit procurés, vestiges du temps où ses désirs précédaient immédiatement ses agirs. C’est seulement récemment que la conscience impérieuse du temps filant, de l’âge venant, du risque d’avoir passé sa vie à tergiverser l’a forcé à s’y mettre enfin : visage noirci, ongles cassés, il creuse parallèlement à la surface, à une hauteur d’homme environ dans le silence souterrain, résolu mais pas aussi tranquille qu’il le voudrait car obligé — du moins le sent-il — de se presser pour rattraper au moins un peu du temps perdu. Plus un instant pour les voies adjacentes, c’est seulement pour affermir ses frontières qu’il les effleure désormais.

S’il n’a pas la malchance de tomber dans un effondrement de voie, de se trouver dans une voie que d’autres auront déjà creusée, une voie déjà pleine, une voie dont la société, en loi ou en fait, aura décidé la fermeture ; s’il n’a pas le malheur de se sentir un jour bloqué, ayant atteint le bout de sa voie ou plus probablement le bout de ses forces ; s’il échappe au regret d’avoir acquiescé à cette voie — mais qu’aurait-il pu faire d’autre —, alors il creusera bienheureusement sa voie jusqu’à sa mort ou jusqu’à l’imprévisible. Sinon, il sera forcé d’essayer de changer de voie : de livrer ses désirs au hasard jusqu’à ce qu’il se trouve — peut-être — de nouveau requis par une voie qu’il aura sécrétée. Mais comme il s’est mis en voie si tard dans sa vie, comme il n’a déjà, sent-il, plus assez de temps pour creuser sa voie jusqu’au bout, s’il devait en changer ce ne serait probablement que pour choisir son cercueil, ne pas se tromper de tombeau.

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Brusquement, je me rends compte…

Brusquement, je me rends compte que j’ai cessé d’avoir peur — ou que ma patience est excédée. Je ne ressens plus le besoin, qui a taraudé mon adolescence, de connaître le monde avant de le découvrir. Je décide aussitôt de me contenter de ce que je sais pour tous préparatifs, et je pars.

C’est en franchissant pour la dernière fois la porte de mon bureau de l’institut de géographie que je me rends compte du piège qui avait failli se refermer sur moi : j’aurais passé ma vie à étudier et parfaire les cartes d’un monde constamment produit et changé par les hommes, sans jamais emprunter les chemins que j’aurais tracés, sans atteindre les lieux où j’avais voulu aller enfant et dont le désir avait motivé fallacieusement mon besoin d’étudier les cartes ; pour ne pas avoir de regrets j’en serais certainement venu à croire que les cartes suppléent le monde, j’aurais succombé à l’illusion de le posséder en le voyant tout entier sous mes yeux, dans mes mains. Suivant de mon doigt tel chemin sur la carte j’aurais cru le connaître et l’arpenter, refoulant l’évidence, pourtant confirmée par la moindre balade, que rien ne remplace l’impression du chemin traversant telle terre sous tel ciel : chaque pas est un cas.

Je ne sais pas en partant si j’ai toujours le désir des lieux où mes rêves m’envoyaient, ou si je vais chercher quelque chose d’autre ou pas, mais je sais que quoi qu’il en soit j’utiliserai seulement les cartes les plus vagues, et le moins possible : je me réjouis d’avance des découvertes fortuites que j’y gagnerai. Évidemment, quelquefois j’apprécierai de pouvoir me repérer rapidement, de trouver un raccourci. Mais je garderai les cartes pour les retours, pour les revenirs, pour les deuxièmes fois et leurs suivantes éventuelles. Pour les premières fois, je devrai trouver le courage de frayer les chemins plutôt que les suivre, avec comme seuls outils mes sens et facultés.

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L’épitaphe du dieu…

L’épitaphe du dieu : « J’ai tout prévu, c’est pourquoi je ne peux pas naître. »

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