Il lui a fallu longtemps pour consentir à sa voie. Pendant des années il a rôdé autour de l’entrée de sa voie, guettant furtivement pour voir si personne n’y pénétrait ou n’en sortait — il avait toujours un clin d’œil, un regard entendu tout prêts, mais il n’a jamais eu l’occasion de s’en servir avant de finalement, lassé d’attendre en vain, se décider à entrer dans sa voie, pour d’autres longues années, de flânerie cette fois, comme un touriste, enivré d’une liberté qu’il n’employait pourtant qu’à narguer sa voie, ajournant toujours plus ingénieusement le moment de se mettre à la creuser.
Il l’avait pourtant reconnue sienne dès sa jeunesse, quand il s’était soudain trouvé requis par elle, ouverte inopinément devant lui. Mais il lui avait suffi de jeter par hasard un coup d’œil alentour pour se rendre compte qu’en même temps que sa voie il avait découvert toutes les autres, et avec elles la peur de s’enfermer dans une seule, la peur que d’autres lui soient meilleures, qu’il se trompe et aille perdre son temps… Sans ignorer pourtant qu’il ne pouvait — ni d’ailleurs ne voulait — les essayer, ces voies toutes exclusives les unes des autres ; et se rendant bien compte que ce n’est pas comme on choisit telle pomme plutôt que telle autre à l’étal du marchand, en fouillant éventuellement jusqu’au fond du tas, que les voies se prennent. Il parvenait à peine à user son râteau, sa pelle et son seau d’enfant, seuls outils qu’il se soit procurés, vestiges du temps où ses désirs précédaient immédiatement ses agirs. C’est seulement récemment que la conscience impérieuse du temps filant, de l’âge venant, du risque d’avoir passé sa vie à tergiverser l’a forcé à s’y mettre enfin : visage noirci, ongles cassés, il creuse parallèlement à la surface, à une hauteur d’homme environ dans le silence souterrain, résolu mais pas aussi tranquille qu’il le voudrait car obligé — du moins le sent-il — de se presser pour rattraper au moins un peu du temps perdu. Plus un instant pour les voies adjacentes, c’est seulement pour affermir ses frontières qu’il les effleure désormais.
S’il n’a pas la malchance de tomber dans un effondrement de voie, de se trouver dans une voie que d’autres auront déjà creusée, une voie déjà pleine, une voie dont la société, en loi ou en fait, aura décidé la fermeture ; s’il n’a pas le malheur de se sentir un jour bloqué, ayant atteint le bout de sa voie ou plus probablement le bout de ses forces ; s’il échappe au regret d’avoir acquiescé à cette voie — mais qu’aurait-il pu faire d’autre —, alors il creusera bienheureusement sa voie jusqu’à sa mort ou jusqu’à l’imprévisible. Sinon, il sera forcé d’essayer de changer de voie : de livrer ses désirs au hasard jusqu’à ce qu’il se trouve — peut-être — de nouveau requis par une voie qu’il aura sécrétée. Mais comme il s’est mis en voie si tard dans sa vie, comme il n’a déjà, sent-il, plus assez de temps pour creuser sa voie jusqu’au bout, s’il devait en changer ce ne serait probablement que pour choisir son cercueil, ne pas se tromper de tombeau.
Brusquement, je me rends compte que j’ai cessé d’avoir peur — ou que ma patience est excédée. Je ne ressens plus le besoin, qui a taraudé mon adolescence, de connaître le monde avant de le découvrir. Je décide aussitôt de me contenter de ce que je sais pour tous préparatifs, et je pars.
C’est en franchissant pour la dernière fois la porte de mon bureau de l’institut de géographie que je me rends compte du piège qui avait failli se refermer sur moi : j’aurais passé ma vie à étudier et parfaire les cartes d’un monde constamment produit et changé par les hommes, sans jamais emprunter les chemins que j’aurais tracés, sans atteindre les lieux où j’avais voulu aller enfant et dont le désir avait motivé fallacieusement mon besoin d’étudier les cartes ; pour ne pas avoir de regrets j’en serais certainement venu à croire que les cartes suppléent le monde, j’aurais succombé à l’illusion de le posséder en le voyant tout entier sous mes yeux, dans mes mains. Suivant de mon doigt tel chemin sur la carte j’aurais cru le connaître et l’arpenter, refoulant l’évidence, pourtant confirmée par la moindre balade, que rien ne remplace l’impression du chemin traversant telle terre sous tel ciel : chaque pas est un cas.
Je ne sais pas en partant si j’ai toujours le désir des lieux où mes rêves m’envoyaient, ou si je vais chercher quelque chose d’autre ou pas, mais je sais que quoi qu’il en soit j’utiliserai seulement les cartes les plus vagues, et le moins possible : je me réjouis d’avance des découvertes fortuites que j’y gagnerai. Évidemment, quelquefois j’apprécierai de pouvoir me repérer rapidement, de trouver un raccourci. Mais je garderai les cartes pour les retours, pour les revenirs, pour les deuxièmes fois et leurs suivantes éventuelles. Pour les premières fois, je devrai trouver le courage de frayer les chemins plutôt que les suivre, avec comme seuls outils mes sens et facultés.
Le voici qui s’avance en pleine lumière, afin que tous autour le voient et puissent à loisir l’observer. Des murmures parcourent les rangs et les gradins, des bras se tendent, surtout d’enfants. Il tourne lentement sur lui-même, pour se présenter à chacun sous tous les angles. Il observe lui aussi, peut-être avec plus de curiosité encore, les regards fixés sur lui ; mais il a beau plisser les yeux, la lumière dans laquelle il se tient l’éblouit, il a beau se concentrer sur telle étincelle aperçue dans tel œil, il ne distingue rien clairement ; à chaque tour tout a changé dans les yeux qu’il voudrait scruter mais qu’il ne fait qu’apercevoir un instant sans pouvoir y deviner grand-chose d’autre qu’une curiosité peut-être malsaine, une fascination peut-être morbide, un dégoût largement exagéré. À force de plisser les yeux, il commence à avoir mal à la tête ; il se résigne donc à ne pas satisfaire sa curiosité, il ferme les yeux. Toute pudeur l’a abandonné, il pourrait se dévêtir s’il le fallait, se montrer nu à tous, sans même cacher de ses mains ses parties génitales. Ce serait plus dur de le faire en gardant les yeux ouverts, mais il pourrait certainement s’y habituer jusqu’à l’indifférence. Mais nul ne le lui demande, il semble y avoir bien assez d’étrangeté dans la posture, dans le visage d’un seul homme pour satisfaire la curiosité du public. Voici un sujet.
Bientôt il a mal aux jambes, il s’assoit par terre, et finit même par s’étendre, un bras sur les yeux car la lumière est si forte qu’elle transperce ses paupières. Ainsi les gens le voient moins bien. Quelques-uns s’approchent, l’effleurent, le caressent, commencent à le déshabiller. Des enfants lui tirent les oreilles, lui écartent les paupières, heureusement aussitôt repris et punis par leurs parents désolés ou du moins inquiets. Un qui est médecin remarque, désigne, et explique à haute voix la vieille cicatrice de son abdomen. Une femme lui arrache un cheveu d’un coup sec, qui le fait tressaillir : il ouvre les yeux et se redresse en sursaut. Tous s’écartent brusquement, trébuchant les uns sur les autres. Il se reprend aussitôt, lève haut un bras en signe d’apaisement. Les voici rassurés. Il reste assis, une main en visière, l’autre tendue. Un homme s’approche et la lui serre. Il s’y accroche, l’autre comprend, tire, et le relève. Il est de nouveau debout. Il rajuste ses vêtements sans précipitation, jette un dernier coup d’œil alentour et se dirige doucement vers la porte, d’un pas traînant. La foule s’écarte pour le laisser passer. Il sort de la lumière puis de l’arène.
Les gens regagnent leur place, dans l’attente. Il hésite un moment, dehors, puis monte à son tour dans les gradins. Personne ne le reconnaît, il s’assoit à côté d’un enfant qui ne tourne même pas la tête sur lui. Il attend comme les autres, mais sa patience est limitée par sa fatigue ; il lui semble que personne d’autre ne se présentera ce soir-là, et il s’en va parmi les premiers.
Les géants se sont donné pour mission de sauver les hommes. Ils parcourent la terre avec leurs grandes loupes à la recherche des trous où les hommes se sont enfouis dans leurs cercles vicieux, et dès qu’ils en trouvent un ils enfoncent leur grande main dans le trou, tâtonnent doucement et en tirent l’homme effrayé mais bientôt reconnaissant qui s’y morfondait. Ils le portent un moment sur eux, durant le chemin de retour vers les camps d’hommes qu’ils ont créés. Ils ne font évidemment pas un voyage par homme, ils mettent à profit chaque pas pour la recherche. C’est pourquoi un homme tôt sauvé peut rester plusieurs semaines sur son géant, comme en voyage. Quand finalement le géant rentre au camp le plus proche (pas forcément celui d’où il est parti) et y dépose ses hommes, ceux-ci le remercient et s’en vont retrouver leurs pairs dans la joie. C’est pour les protéger d’eux-mêmes que les géants ont grillagé les camps des hommes : là-dedans, pas de trou, que des arbres et des fleurs et une perpétuelle fête. Les géants prennent sur leur large dos tous les soucis.
Mais parfois, un homme reste insensible à la fête ambiante et longe tout le jour le grillage circulaire qui enclot le camp. Les géants le remarquent et leurs sourcils se froncent : encore un insatisfait, absurdement désireux de la liberté de retomber dans tous les trous creusés par le hasard sur son chemin. Les géants se déguisent et tentent de dérider le malheureux, essaient de le raisonner : n’a-t-il pas là tout pour être heureux ? ne peut-il pas se défaire de ses espoirs et désirs illusoires ? L’homme leur donne raison sur tout, mais il ne peut pas renoncer. Et quand, une nuit quelque temps plus tard, les géants de garde le voient s’enfuir par le trou qu’il a percé — ils le savent bien — dans le grillage, ils détournent tristement la tête et font semblant de ne pas le voir, et la pitié donne mal au ventre aux plus sensibles d’entre eux. L’homme s’éloigne rapidement, au comble de la joie, excité par sa réussite et tendu par l’espoir de l’horizon.
Mais voici qu’un échappé, pour la première fois, ne s’enfuit pas : il s’installe à côté des géants, de l’autre côté du grillage. Il organise un troc avec les hommes du camp : il échange ce qu’il se hasarde à aller glaner dans la nature sauvage contre un peu de la manne que les géants font pleuvoir sur le camp. Les géants, incrédules, l’observent quelques mois, ne sachant comment réagir. Par le trou qui sert aux échanges entre le monde et le camp, quelques hommes maintenant se risquent, enhardis par la bonne mine de leur sauvage congénère. L’homme s’est construit une cabane contre le grillage, et c’est à travers le grillage qu’il rencontre l’amour pour la première fois. La plupart des hommes ont toujours peur du dehors, la majorité n’a pas ou plus de curiosité à son égard et aucun désir d’y aller ou d’y retourner. Mais ceux qui le veulent désormais le peuvent, par le trou entretenu et agrandi, quoique maintenant fermé par une porte artisanale — la première œuvre de l’industrie humaine dans le camp. L’homme y tape à ses retours, et bien vite on lui ouvre, curieux des trésors qu’il ramène. C’est à l’occasion d’un de ces retours qu’un vieux géant qui a longtemps observé ce manège interpelle l’homme : « Tu triches ! lui dit-il, tu dois choisir ! » L’homme, qui s’attendait depuis longtemps à ce moment, avale sa salive et dit, calmement, fermement, d’une traite et d’une voix bien audible même pour l’ouïe faible des géants : « Je savais bien que ça ne pourrait pas durer toujours. Mais je vais rester ici, et attendre que vous me chassiez, ou pire. »
Le lendemain au réveil, les hommes découvrent incrédules et pour la plupart terrifiés que les géants ont disparu pendant la nuit.
Depuis qu’il en était, il avait pris la mauvaise habitude de dévisager tous les gens, de les regarder dans les yeux, à la recherche de ses camarades (de ses complices, dans le vocabulaire de leurs ennemis). C’était dangereux, il le savait ; il n’y avait rien à chercher sur les visages, on devait s’attendre à y trouver un optimisme béat. On ne devait même pas « s’y attendre », car cela pouvait signifier qu’on aurait pu s’attendre à autre chose ; non, il fallait les voir, sans les regarder, et constater sans aucune surprise l’optimisme béat qu’ils irradiaient. Car si la police secrète vous surprenait à dévisager les gens, surtout avec le regard inquisiteur qu’il était difficile de ne pas avoir ce faisant, vous étiez fichu. D’ailleurs la recherche, en plus d’être inconsidérément dangereuse, était inutile : si vous croisiez un regard où brillait ce que vous cherchiez, vous ne pouviez pas vous y fier, c’était probablement un piège tendu par un agent double. Il savait tout cela, pour se l’être répété des dizaines de fois. Mais il avait encore, malgré les mois passés, le plus grand mal à s’abstenir de marcher dans la foule les yeux levés et mobiles. Il était difficile de vivre seul et sans espoir, il était encore plus difficile de lutter seul et sans espoir, sans encouragement, sans amitié, sans réconfort. Heureusement pour lui il était petit, on ne le repérait pas de loin.
Il avait des alliés, mais il ne les connaissait pas. Pour leur sécurité à tous, certes ; mais certainement pas pour leur santé. Il était épuisé, nerveusement. Je vais me trahir, pensait-il sans cesse, et cette pensée ne faisait qu’augmenter la nervosité qui justement risquait de le trahir ; c’était un cercle vicieux dont il ne parvenait pas à sortir, dont il ne savait pas comment sortir. Il avait besoin d’aide, et il en cherchait. Je dois parler à quelqu’un, se disait-il, et vite. Il rêvait de s’abandonner. Certes il s’abandonnait aux ordres, mais les ordres étaient abstraits, froids, il voulait de la chaleur humaine, il voulait qu’on l’écoute épancher ses doutes, ses craintes, ses espoirs (même s’il savait — justement parce qu’il savait — qu’il ne devait en avoir aucun), il voulait qu’on réfléchisse avec et pour lui. C’en était au point qu’il éprouvait parfois la tentation morbide de se livrer, simplement pour être pris en charge, interrogé et écouté. Comme il se reposerait ! Plus de lutte, clandestine, contre soi et contre le monde entier ; enfin, une vie dans la franchise, plus de ce mensonge constant qui vous rend mauvais et malheureux. S’il n’y avait pas la torture, s’il n’y avait pas la trahison dont immanquablement il se rendrait coupable (même si, en vertu de l’organisation de la résistance, il n’aurait pas beaucoup de secrets ni de noms à livrer), il l’aurait peut-être sérieusement envisagé. Mais il avait trop peur de la souffrance physique. Il avait eu deux occlusions intestinales dans sa jeunesse, et leur douleur intolérable, sans repos, avait épuisé toute sa résistance à la douleur. Il savait que s’il était pris il ferait, dirait, signerait n’importe quoi, absolument n’importe quoi pour échapper à la torture. Mais il savait aussi qu’il serait torturé quand même, simplement pour le terrifier, le briser, pour annuler en lui toute volonté. Il espérait avoir le courage de se tuer, il savait que ce serait très dur — c’était justement, en grande partie, parce qu’il aimait la vie qu’il était entré dans la résistance — mais il espérait quand même trouver in extremis, quand le piège serait sur le point de se refermer sur lui, le courage d’appuyer sur la détente, d’avaler le cyanure ou de se trancher la gorge… Mais il n’avait ni pistolet, ni cyanure, ni lame de rasoir ; et de toute façon, on était toujours pris par surprise. Il était plus que démoralisé, il était désespéré… il était sorti du cercle vicieux. Le désespoir était ce qu’on attendait de lui. Il se comportait mieux, il ne dévisageait plus les passants. Mais il n’était pas encore tel qu’il aurait dû : il marchait désormais la tête basse, regardant ses pieds, les mains dans les poches et il donnait des coups de pied dans les graviers. Je dois relever la tête, se tança-t-il, je dois faire comme les autres, voir du même regard vide, laisser pendre mes lèvres dans le même sourire stupide, inconscient, innocent. Je peux siffler, cela oui, et je ne m’en priverai pas. Siffler une marche, un air militaire bien cadencé. Me laisser entraîner par son rythme martial. Les sons sortirent de ses lèvres, à peine audibles, assourdis par la position de son menton contre son sternum. Il s’efforçait de ne pas penser aux paroles qui défilaient dans sa tête, il les remplaçait par des paroles de son invention, qui exaltaient les idées mortellement interdites auxquelles il croyait. Mais il cessa cela aussi, de peur de se trahir en chantonnant ces paroles scandaleuses. Toutefois ça y était, la musique avait fait son effet. Il redressa la tête. Il pouvait sourire, ses yeux brillaient. Il siffla plus fort. Il entendit la rengaine éclater plusieurs fois sur son passage, reprise, peut-être inconsciemment, par d’autres lèvres dociles. Ses pas avaient pris le rythme de la marche triomphale, et bien que, contrairement aux paroles originales de la chanson, ils ne le portent — il le savait — qu’à la mort et vers nulle apothéose, il les suivait avec une allégresse qui n’était pas forcée.
L’espion ne l’avait pas quitté des yeux et un sourire malicieux fendit un instant son visage quand il vit la démarche, le sourire, le regard de l’homme qu’il espionnait depuis des mois. Allons, se dit-il, celui-là est presque mûr. Il suffira d’un coup de pouce pour en faire le plus loyal des agents doubles.
La mission qu’on m’avait confiée était de la plus haute importance : je devais chercher un innocent. Chez nous, il n’y avait plus depuis déjà bien longtemps aucune chance d’en découvrir un seul, et chez nos voisins non plus. Le seul endroit où il restait un espoir d’en trouver un, c’était le pays le plus pauvre du monde, et j’y avais donc été envoyé. Là, je me renseignai auprès des autorités : je cherchais la famille la plus indigente et la plus malheureuse du pays. Mais ce pauvre peuple n’avait presque pas d’état civil, et on ne put me renseigner précisément. Allez dans les montagnes, c’est la région la plus misérable, fut tout ce que j’obtins. J’y allai donc, obéissant, et je parcourus les villages, en demandant partout la famille la plus pauvre et la plus malheureuse. Quelques-uns avaient encore trop d’orgueil pour se porter candidat, mais la plupart des hommes et femmes que j’interrogeais se déclaraient tels. Viens chez moi, disaient-ils, espérant une récompense, ou du moins une absolution. Ils m’offraient maigre pitance, mais je n’avais aucune pitié : non, il devait y avoir plus pauvre encore ; ici, l’innocence n’était pas pure. En mon for intérieur, je n’acquittais pas ; certes je ne condamnais pas non plus : leur vie suffisait. C’est par hasard, ayant perdu le chemin que je m’étais fixé (le pays était si pauvre qu’il n’y avait ni routes ni panneaux indicateurs), que je trouvai la famille que je cherchais. Le père était mort dans un accident, il ne restait que la mère, dans le même accident elle avait perdu une main, l’ouïe et toute beauté : elle était défigurée, sans nez, sans dents, sans cheveux, il ne lui restait qu’un œil, et un seul fils, réchappé à cet accident : un petit dieu d’innocence : né aveugle, paralysé, nain, bossu, tordu ; illettré, arriéré, sans parole. Voici un saint me dis-je. Celui-là je l’acquittai. Je ne le ramenai pas : soigné, éduqué (si possible), il aurait perdu son innocence, et nous avions trop besoin d’un innocent, d’un seul innocent dans ce monde. Je me gardai donc d’aider en rien cette famille, je me montrai sans pitié alors même que je découvrais ce sentiment en moi, au contraire je ne cachai pas le dégoût que m’inspirait l’avorton (chez nous on ne l’aurait sans doute pas laissé vivre), qui puait comme un bébé qu’on n’a pas changé depuis plusieurs jours. Je rentrai droit faire mon rapport. J’ai trouvé un innocent, leur dis-je, et je détaillai ma découverte ; heureusement, conclus-je, elle ne suscite aucune envie. Tout le monde fut soulagé : aucun rédempteur n’était encore en route, l’innocence était payée bien trop cher. Un chef proposa même qu’on envoie de l’argent pour faire mettre le monstre à l’hôpital : ça n’a pas d’importance, argua-t-il, ça ne fera guère de différence ; espérons seulement qu’il y meure jeune.
Parvenu sur le piédestal, je savoure un instant l’horizon offert, puis me retourne pour contempler le chemin parcouru, l’ascension accomplie. Quelle n’est alors pas ma surprise de constater que mes deux alter ego sont encore en contrebas, à se battre tout contre le socle de pierre, l’un pour monter, l’autre pour l’en empêcher ! Que m’est-il arrivé ? Je me suis extirpé de ma duplicité. Les voilà qui tournent autour du piédestal, l’un de face et l’autre toujours de dos. Que pourrais-je faire ? Je les observe, en souriant sans bien comprendre mais en me réjouissant d’être là, simplement. Eux je les comprends, puisque je les connais si bien l’un et l’autre. C’est pourquoi je peux me permettre de les taquiner : de la hauteur que j’ai atteinte, leur lutte ne me paraît plus si importante, comme une guerre de fourmis. J’imite les bruits des animaux, pour distraire un instant leur attention seulement et malheureusement concentrée sur l’adversaire ; je jette au milieu du combat les feuilles, les graines, les brindilles, les cailloux que les intempéries et les animaux ont laissé au sommet du piédestal, et je ris tout seul de ces diversions. Ils collaboreraient presque pour les résoudre ! Mais non, bien sûr, chacun a peur que l’autre profite de son dos tourné. Par moments l’un ou l’autre jette un coup d’œil sur le piédestal, apparemment sans me voir, et le combat reprend, et à les voir retenir si consciencieusement leurs coups, je comprends qu’ils en ont pour la vie et que même ils n’ont peut-être pas d’autre désir, inavoué, que de le faire durer autant qu’eux-mêmes. Je regarde l’espace qui les sépare : ma place est là, au milieu d’eux, me dis-je, entre mes deux visages, mes deux accents, mes deux pulsions, au cœur et au sein de ma duplicité même ! Mais je ne me résous pas à redescendre, oh ! non !
La vie dure ainsi jusqu’au jour où ils finissent par m’apercevoir, et à comprendre instantanément ce qui s’est passé. Aussitôt le combat s’arrête, et sans même s’être consultés les voilà qui m’admonestent et m’intiment de descendre. Ils me menacent de leurs risibles épées au tranchant et à la pointe émoussés. Comme je ne bouge pas et me contente de sourire, ils se mettent à escalader le piédestal pour venir me chercher. Mais une fois en haut ils voient au loin, ils voient en bas, ils voient le monde et le passé, et ils me comprennent. Ils se regardent, et je discerne dans leurs yeux une connivence tacite que je n’avais pas anticipée… l’instant d’après les épées sont brandies et le combat recommence, sur l’étroit espace du piédestal, avec moi allongé au milieu, les mains sous la tête et les yeux au ciel. Sourire et soupir. Nous y voilà, me dis-je.
Je le trouvai accroché par les bras au parapet du pont. Comment avait-il pu aboutir là ? Il fallait bien qu’il s’y soit mis tout seul ! Encore un courageux du suicide… Il essayait de remonter, en vain : il n’avait pas assez de force dans les bras pour se hisser jusqu’à la rambarde, et il avait beau se balancer, il n’arrivait pas à y jeter ses pieds. Je le regardais fiévreusement, sans lui tendre la main ; les yeux dans les yeux je lui criai : « Je t’en prie, sauve-moi, sauve-moi ! » Quelques instants plus tard il lâcha prise et, remerciant ma chance, je plongeai à sa suite dans le fleuve.
Il avait remboursé sa dette. Il demanda à consulter son casier judiciaire, sachant que le délai de prescription venait de s’achever. L’employé le sortit, et s’aperçut que (sans doute par négligence) la faute n’avait pas encore été effacée. Désappointé devant l’homme, il l’effaça sous ses yeux, et tendit à l’homme une copie du casier, vierge, avec seulement une ligne un peu humide, à l’endroit de l’effacement. L’homme regarda la feuille émerveillé par sa blancheur virginale ; elle était vide. Il la leva dans le soleil et regarda à travers : rien en filigrane non plus. Il était véritablement rénové, toute preuve était effacée, personne ne pourrait plus jamais lui reprocher une erreur de jeunesse pour laquelle il avait payé. Il demanda s’il pouvait garder cette feuille. « Elle est pour vous », répondit l’employé d’un ton neutre : il en avait vu d’autres. L’homme la regarda encore un peu, puis la plia soigneusement, l’empocha et partit en remerciant le fonctionnaire. Il n’y a pas foule ici se dit-il en sortant, les gens ne se pressent pas au bureau de l’innocence rendue et recouvrée ! Pourquoi ? Sont-ils indifférents à l’innocence ? Ou bien sont-ils restés innocents ? Ou encore se sentent-ils coupables ? Mais qu’importe d’être coupable, quand les hommes peuvent vous remettre un certificat d’innocence ! Il marchait dans les rues ensoleillées, son visage, son sourire rayonnant d’insouciance, de confiance. Dès qu’un nuage ou qu’une ombre passait, qu’un mendiant lui demandait l’aumône du regard ou qu’un passant le bousculait, il se consolait en pensant à la feuille vierge pliée dans sa poche. Innocent, innocent ! Il n’avait que ce mot-là en tête. Puis soudain une question émergea en lui : cette innocence, que vais-je en faire ? Que font les innocents de leur innocence — s’ils en font quoi que ce soit ? Il se rendit compte qu’il ne lui suffisait pas d’être innocent, lui qui pendant longtemps avait été marqué comme coupable. Il lui fallait par surcroît profiter de son innocence. Il sentait bien ce qu’il y aurait eu d’obscène et de ridicule à la crier sur les toits ; il ne voulait pas s’en vanter — ç’aurait d’ailleurs été louche : seul celui qui connaît trop bien le prix de l’innocence pour en avoir été momentanément privé peut ainsi la clamer. Mais il ne voulait pas se contenter d’un talisman et d’un refuge, il ne voulait pas seulement vivre désormais innocent, il voulait vivre avec son innocence, comme un couple d’amoureux. Une sorte de spécialiste de l’innocence : voilà ce que je voudrais devenir, songea-t-il. Il lui restait à trouver comment exercer cette vocation soudaine. Pendant des années il chercha, il essaya beaucoup, de nombreuses manières, sans succès : toujours l’innocence n’était qu’un moyen, un outil ; il l’avait dans la main, la monnayait ; il aurait suffi d’une maladresse pour la laisser tomber. Jusqu’au jour où, se réveillant en sursaut d’une nuit sans rêve, il cria dans son lit : « Mon Dieu, protégez mon innocence, mais protégez-moi aussi de mon innocence ! » Il se rendormit et le jour même alla s’inscrire au chômage.