Le voici qui s’avance en pleine lumière, afin que tous autour le voient et puissent à loisir l’observer. Des murmures parcourent les rangs et les gradins, des bras se tendent, surtout d’enfants. Il tourne lentement sur lui-même, pour se présenter à chacun sous tous les angles. Il observe lui aussi, peut-être avec plus de curiosité encore, les regards fixés sur lui ; mais il a beau plisser les yeux, la lumière dans laquelle il se tient l’éblouit, il a beau se concentrer sur telle étincelle aperçue dans tel œil, il ne distingue rien clairement ; à chaque tour tout a changé dans les yeux qu’il voudrait scruter mais qu’il ne fait qu’apercevoir un instant sans pouvoir y deviner grand-chose d’autre qu’une curiosité peut-être malsaine, une fascination peut-être morbide, un dégoût largement exagéré. À force de plisser les yeux, il commence à avoir mal à la tête ; il se résigne donc à ne pas satisfaire sa curiosité, il ferme les yeux. Toute pudeur l’a abandonné, il pourrait se dévêtir s’il le fallait, se montrer nu à tous, sans même cacher de ses mains ses parties génitales. Ce serait plus dur de le faire en gardant les yeux ouverts, mais il pourrait certainement s’y habituer jusqu’à l’indifférence. Mais nul ne le lui demande, il semble y avoir bien assez d’étrangeté dans la posture, dans le visage d’un seul homme pour satisfaire la curiosité du public. Voici un sujet.
Bientôt il a mal aux jambes, il s’assoit par terre, et finit même par s’étendre, un bras sur les yeux car la lumière est si forte qu’elle transperce ses paupières. Ainsi les gens le voient moins bien. Quelques-uns s’approchent, l’effleurent, le caressent, commencent à le déshabiller. Des enfants lui tirent les oreilles, lui écartent les paupières, heureusement aussitôt repris et punis par leurs parents désolés ou du moins inquiets. Un qui est médecin remarque, désigne, et explique à haute voix la vieille cicatrice de son abdomen. Une femme lui arrache un cheveu d’un coup sec, qui le fait tressaillir : il ouvre les yeux et se redresse en sursaut. Tous s’écartent brusquement, trébuchant les uns sur les autres. Il se reprend aussitôt, lève haut un bras en signe d’apaisement. Les voici rassurés. Il reste assis, une main en visière, l’autre tendue. Un homme s’approche et la lui serre. Il s’y accroche, l’autre comprend, tire, et le relève. Il est de nouveau debout. Il rajuste ses vêtements sans précipitation, jette un dernier coup d’œil alentour et se dirige doucement vers la porte, d’un pas traînant. La foule s’écarte pour le laisser passer. Il sort de la lumière puis de l’arène.
Les gens regagnent leur place, dans l’attente. Il hésite un moment, dehors, puis monte à son tour dans les gradins. Personne ne le reconnaît, il s’assoit à côté d’un enfant qui ne tourne même pas la tête sur lui. Il attend comme les autres, mais sa patience est limitée par sa fatigue ; il lui semble que personne d’autre ne se présentera ce soir-là, et il s’en va parmi les premiers.
Les géants se sont donné pour mission de sauver les hommes. Ils parcourent la terre avec leurs grandes loupes à la recherche des trous où les hommes se sont enfouis dans leurs cercles vicieux, et dès qu’ils en trouvent un ils enfoncent leur grande main dans le trou, tâtonnent doucement et en tirent l’homme effrayé mais bientôt reconnaissant qui s’y morfondait. Ils le portent un moment sur eux, durant le chemin de retour vers les camps d’hommes qu’ils ont créés. Ils ne font évidemment pas un voyage par homme, ils mettent à profit chaque pas pour la recherche. C’est pourquoi un homme tôt sauvé peut rester plusieurs semaines sur son géant, comme en voyage. Quand finalement le géant rentre au camp le plus proche (pas forcément celui d’où il est parti) et y dépose ses hommes, ceux-ci le remercient et s’en vont retrouver leurs pairs dans la joie. C’est pour les protéger d’eux-mêmes que les géants ont grillagé les camps des hommes : là-dedans, pas de trou, que des arbres et des fleurs et une perpétuelle fête. Les géants prennent sur leur large dos tous les soucis.
Mais parfois, un homme reste insensible à la fête ambiante et longe tout le jour le grillage circulaire qui enclot le camp. Les géants le remarquent et leurs sourcils se froncent : encore un insatisfait, absurdement désireux de la liberté de retomber dans tous les trous creusés par le hasard sur son chemin. Les géants se déguisent et tentent de dérider le malheureux, essaient de le raisonner : n’a-t-il pas là tout pour être heureux ? ne peut-il pas se défaire de ses espoirs et désirs illusoires ? L’homme leur donne raison sur tout, mais il ne peut pas renoncer. Et quand, une nuit quelque temps plus tard, les géants de garde le voient s’enfuir par le trou qu’il a percé — ils le savent bien — dans le grillage, ils détournent tristement la tête et font semblant de ne pas le voir, et la pitié donne mal au ventre aux plus sensibles d’entre eux. L’homme s’éloigne rapidement, au comble de la joie, excité par sa réussite et tendu par l’espoir de l’horizon.
Mais voici qu’un échappé, pour la première fois, ne s’enfuit pas : il s’installe à côté des géants, de l’autre côté du grillage. Il organise un troc avec les hommes du camp : il échange ce qu’il se hasarde à aller glaner dans la nature sauvage contre un peu de la manne que les géants font pleuvoir sur le camp. Les géants, incrédules, l’observent quelques mois, ne sachant comment réagir. Par le trou qui sert aux échanges entre le monde et le camp, quelques hommes maintenant se risquent, enhardis par la bonne mine de leur sauvage congénère. L’homme s’est construit une cabane contre le grillage, et c’est à travers le grillage qu’il rencontre l’amour pour la première fois. La plupart des hommes ont toujours peur du dehors, la majorité n’a pas ou plus de curiosité à son égard et aucun désir d’y aller ou d’y retourner. Mais ceux qui le veulent désormais le peuvent, par le trou entretenu et agrandi, quoique maintenant fermé par une porte artisanale — la première œuvre de l’industrie humaine dans le camp. L’homme y tape à ses retours, et bien vite on lui ouvre, curieux des trésors qu’il ramène. C’est à l’occasion d’un de ces retours qu’un vieux géant qui a longtemps observé ce manège interpelle l’homme : « Tu triches ! lui dit-il, tu dois choisir ! » L’homme, qui s’attendait depuis longtemps à ce moment, avale sa salive et dit, calmement, fermement, d’une traite et d’une voix bien audible même pour l’ouïe faible des géants : « Je savais bien que ça ne pourrait pas durer toujours. Mais je vais rester ici, et attendre que vous me chassiez, ou pire. »
Le lendemain au réveil, les hommes découvrent incrédules et pour la plupart terrifiés que les géants ont disparu pendant la nuit.
Depuis qu’il en était, il avait pris la mauvaise habitude de dévisager tous les gens, de les regarder dans les yeux, à la recherche de ses camarades (de ses complices, dans le vocabulaire de leurs ennemis). C’était dangereux, il le savait ; il n’y avait rien à chercher sur les visages, on devait s’attendre à y trouver un optimisme béat. On ne devait même pas « s’y attendre », car cela pouvait signifier qu’on aurait pu s’attendre à autre chose ; non, il fallait les voir, sans les regarder, et constater sans aucune surprise l’optimisme béat qu’ils irradiaient. Car si la police secrète vous surprenait à dévisager les gens, surtout avec le regard inquisiteur qu’il était difficile de ne pas avoir ce faisant, vous étiez fichu. D’ailleurs la recherche, en plus d’être inconsidérément dangereuse, était inutile : si vous croisiez un regard où brillait ce que vous cherchiez, vous ne pouviez pas vous y fier, c’était probablement un piège tendu par un agent double. Il savait tout cela, pour se l’être répété des dizaines de fois. Mais il avait encore, malgré les mois passés, le plus grand mal à s’abstenir de marcher dans la foule les yeux levés et mobiles. Il était difficile de vivre seul et sans espoir, il était encore plus difficile de lutter seul et sans espoir, sans encouragement, sans amitié, sans réconfort. Heureusement pour lui il était petit, on ne le repérait pas de loin.
Il avait des alliés, mais il ne les connaissait pas. Pour leur sécurité à tous, certes ; mais certainement pas pour leur santé. Il était épuisé, nerveusement. Je vais me trahir, pensait-il sans cesse, et cette pensée ne faisait qu’augmenter la nervosité qui justement risquait de le trahir ; c’était un cercle vicieux dont il ne parvenait pas à sortir, dont il ne savait pas comment sortir. Il avait besoin d’aide, et il en cherchait. Je dois parler à quelqu’un, se disait-il, et vite. Il rêvait de s’abandonner. Certes il s’abandonnait aux ordres, mais les ordres étaient abstraits, froids, il voulait de la chaleur humaine, il voulait qu’on l’écoute épancher ses doutes, ses craintes, ses espoirs (même s’il savait — justement parce qu’il savait — qu’il ne devait en avoir aucun), il voulait qu’on réfléchisse avec et pour lui. C’en était au point qu’il éprouvait parfois la tentation morbide de se livrer, simplement pour être pris en charge, interrogé et écouté. Comme il se reposerait ! Plus de lutte, clandestine, contre soi et contre le monde entier ; enfin, une vie dans la franchise, plus de ce mensonge constant qui vous rend mauvais et malheureux. S’il n’y avait pas la torture, s’il n’y avait pas la trahison dont immanquablement il se rendrait coupable (même si, en vertu de l’organisation de la résistance, il n’aurait pas beaucoup de secrets ni de noms à livrer), il l’aurait peut-être sérieusement envisagé. Mais il avait trop peur de la souffrance physique. Il avait eu deux occlusions intestinales dans sa jeunesse, et leur douleur intolérable, sans repos, avait épuisé toute sa résistance à la douleur. Il savait que s’il était pris il ferait, dirait, signerait n’importe quoi, absolument n’importe quoi pour échapper à la torture. Mais il savait aussi qu’il serait torturé quand même, simplement pour le terrifier, le briser, pour annuler en lui toute volonté. Il espérait avoir le courage de se tuer, il savait que ce serait très dur — c’était justement, en grande partie, parce qu’il aimait la vie qu’il était entré dans la résistance — mais il espérait quand même trouver in extremis, quand le piège serait sur le point de se refermer sur lui, le courage d’appuyer sur la détente, d’avaler le cyanure ou de se trancher la gorge… Mais il n’avait ni pistolet, ni cyanure, ni lame de rasoir ; et de toute façon, on était toujours pris par surprise. Il était plus que démoralisé, il était désespéré… il était sorti du cercle vicieux. Le désespoir était ce qu’on attendait de lui. Il se comportait mieux, il ne dévisageait plus les passants. Mais il n’était pas encore tel qu’il aurait dû : il marchait désormais la tête basse, regardant ses pieds, les mains dans les poches et il donnait des coups de pied dans les graviers. Je dois relever la tête, se tança-t-il, je dois faire comme les autres, voir du même regard vide, laisser pendre mes lèvres dans le même sourire stupide, inconscient, innocent. Je peux siffler, cela oui, et je ne m’en priverai pas. Siffler une marche, un air militaire bien cadencé. Me laisser entraîner par son rythme martial. Les sons sortirent de ses lèvres, à peine audibles, assourdis par la position de son menton contre son sternum. Il s’efforçait de ne pas penser aux paroles qui défilaient dans sa tête, il les remplaçait par des paroles de son invention, qui exaltaient les idées mortellement interdites auxquelles il croyait. Mais il cessa cela aussi, de peur de se trahir en chantonnant ces paroles scandaleuses. Toutefois ça y était, la musique avait fait son effet. Il redressa la tête. Il pouvait sourire, ses yeux brillaient. Il siffla plus fort. Il entendit la rengaine éclater plusieurs fois sur son passage, reprise, peut-être inconsciemment, par d’autres lèvres dociles. Ses pas avaient pris le rythme de la marche triomphale, et bien que, contrairement aux paroles originales de la chanson, ils ne le portent — il le savait — qu’à la mort et vers nulle apothéose, il les suivait avec une allégresse qui n’était pas forcée.
L’espion ne l’avait pas quitté des yeux et un sourire malicieux fendit un instant son visage quand il vit la démarche, le sourire, le regard de l’homme qu’il espionnait depuis des mois. Allons, se dit-il, celui-là est presque mûr. Il suffira d’un coup de pouce pour en faire le plus loyal des agents doubles.
La mission qu’on m’avait confiée était de la plus haute importance : je devais chercher un innocent. Chez nous, il n’y avait plus depuis déjà bien longtemps aucune chance d’en découvrir un seul, et chez nos voisins non plus. Le seul endroit où il restait un espoir d’en trouver un, c’était le pays le plus pauvre du monde, et j’y avais donc été envoyé. Là, je me renseignai auprès des autorités : je cherchais la famille la plus indigente et la plus malheureuse du pays. Mais ce pauvre peuple n’avait presque pas d’état civil, et on ne put me renseigner précisément. Allez dans les montagnes, c’est la région la plus misérable, fut tout ce que j’obtins. J’y allai donc, obéissant, et je parcourus les villages, en demandant partout la famille la plus pauvre et la plus malheureuse. Quelques-uns avaient encore trop d’orgueil pour se porter candidat, mais la plupart des hommes et femmes que j’interrogeais se déclaraient tels. Viens chez moi, disaient-ils, espérant une récompense, ou du moins une absolution. Ils m’offraient maigre pitance, mais je n’avais aucune pitié : non, il devait y avoir plus pauvre encore ; ici, l’innocence n’était pas pure. En mon for intérieur, je n’acquittais pas ; certes je ne condamnais pas non plus : leur vie suffisait. C’est par hasard, ayant perdu le chemin que je m’étais fixé (le pays était si pauvre qu’il n’y avait ni routes ni panneaux indicateurs), que je trouvai la famille que je cherchais. Le père était mort dans un accident, il ne restait que la mère, dans le même accident elle avait perdu une main, l’ouïe et toute beauté : elle était défigurée, sans nez, sans dents, sans cheveux, il ne lui restait qu’un œil, et un seul fils, réchappé à cet accident : un petit dieu d’innocence : né aveugle, paralysé, nain, bossu, tordu ; illettré, arriéré, sans parole. Voici un saint me dis-je. Celui-là je l’acquittai. Je ne le ramenai pas : soigné, éduqué (si possible), il aurait perdu son innocence, et nous avions trop besoin d’un innocent, d’un seul innocent dans ce monde. Je me gardai donc d’aider en rien cette famille, je me montrai sans pitié alors même que je découvrais ce sentiment en moi, au contraire je ne cachai pas le dégoût que m’inspirait l’avorton (chez nous on ne l’aurait sans doute pas laissé vivre), qui puait comme un bébé qu’on n’a pas changé depuis plusieurs jours. Je rentrai droit faire mon rapport. J’ai trouvé un innocent, leur dis-je, et je détaillai ma découverte ; heureusement, conclus-je, elle ne suscite aucune envie. Tout le monde fut soulagé : aucun rédempteur n’était encore en route, l’innocence était payée bien trop cher. Un chef proposa même qu’on envoie de l’argent pour faire mettre le monstre à l’hôpital : ça n’a pas d’importance, argua-t-il, ça ne fera guère de différence ; espérons seulement qu’il y meure jeune.
Parvenu sur le piédestal, je savoure un instant l’horizon offert, puis me retourne pour contempler le chemin parcouru, l’ascension accomplie. Quelle n’est alors pas ma surprise de constater que mes deux alter ego sont encore en contrebas, à se battre tout contre le socle de pierre, l’un pour monter, l’autre pour l’en empêcher ! Que m’est-il arrivé ? Je me suis extirpé de ma duplicité. Les voilà qui tournent autour du piédestal, l’un de face et l’autre toujours de dos. Que pourrais-je faire ? Je les observe, en souriant sans bien comprendre mais en me réjouissant d’être là, simplement. Eux je les comprends, puisque je les connais si bien l’un et l’autre. C’est pourquoi je peux me permettre de les taquiner : de la hauteur que j’ai atteinte, leur lutte ne me paraît plus si importante, comme une guerre de fourmis. J’imite les bruits des animaux, pour distraire un instant leur attention seulement et malheureusement concentrée sur l’adversaire ; je jette au milieu du combat les feuilles, les graines, les brindilles, les cailloux que les intempéries et les animaux ont laissé au sommet du piédestal, et je ris tout seul de ces diversions. Ils collaboreraient presque pour les résoudre ! Mais non, bien sûr, chacun a peur que l’autre profite de son dos tourné. Par moments l’un ou l’autre jette un coup d’œil sur le piédestal, apparemment sans me voir, et le combat reprend, et à les voir retenir si consciencieusement leurs coups, je comprends qu’ils en ont pour la vie et que même ils n’ont peut-être pas d’autre désir, inavoué, que de le faire durer autant qu’eux-mêmes. Je regarde l’espace qui les sépare : ma place est là, au milieu d’eux, me dis-je, entre mes deux visages, mes deux accents, mes deux pulsions, au cœur et au sein de ma duplicité même ! Mais je ne me résous pas à redescendre, oh ! non !
La vie dure ainsi jusqu’au jour où ils finissent par m’apercevoir, et à comprendre instantanément ce qui s’est passé. Aussitôt le combat s’arrête, et sans même s’être consultés les voilà qui m’admonestent et m’intiment de descendre. Ils me menacent de leurs risibles épées au tranchant et à la pointe émoussés. Comme je ne bouge pas et me contente de sourire, ils se mettent à escalader le piédestal pour venir me chercher. Mais une fois en haut ils voient au loin, ils voient en bas, ils voient le monde et le passé, et ils me comprennent. Ils se regardent, et je discerne dans leurs yeux une connivence tacite que je n’avais pas anticipée… l’instant d’après les épées sont brandies et le combat recommence, sur l’étroit espace du piédestal, avec moi allongé au milieu, les mains sous la tête et les yeux au ciel. Sourire et soupir. Nous y voilà, me dis-je.
Je le trouvai accroché par les bras au parapet du pont. Comment avait-il pu aboutir là ? Il fallait bien qu’il s’y soit mis tout seul ! Encore un courageux du suicide… Il essayait de remonter, en vain : il n’avait pas assez de force dans les bras pour se hisser jusqu’à la rambarde, et il avait beau se balancer, il n’arrivait pas à y jeter ses pieds. Je le regardais fiévreusement, sans lui tendre la main ; les yeux dans les yeux je lui criai : « Je t’en prie, sauve-moi, sauve-moi ! » Quelques instants plus tard il lâcha prise et, remerciant ma chance, je plongeai à sa suite dans le fleuve.
Il avait remboursé sa dette. Il demanda à consulter son casier judiciaire, sachant que le délai de prescription venait de s’achever. L’employé le sortit, et s’aperçut que (sans doute par négligence) la faute n’avait pas encore été effacée. Désappointé devant l’homme, il l’effaça sous ses yeux, et tendit à l’homme une copie du casier, vierge, avec seulement une ligne un peu humide, à l’endroit de l’effacement. L’homme regarda la feuille émerveillé par sa blancheur virginale ; elle était vide. Il la leva dans le soleil et regarda à travers : rien en filigrane non plus. Il était véritablement rénové, toute preuve était effacée, personne ne pourrait plus jamais lui reprocher une erreur de jeunesse pour laquelle il avait payé. Il demanda s’il pouvait garder cette feuille. « Elle est pour vous », répondit l’employé d’un ton neutre : il en avait vu d’autres. L’homme la regarda encore un peu, puis la plia soigneusement, l’empocha et partit en remerciant le fonctionnaire. Il n’y a pas foule ici se dit-il en sortant, les gens ne se pressent pas au bureau de l’innocence rendue et recouvrée ! Pourquoi ? Sont-ils indifférents à l’innocence ? Ou bien sont-ils restés innocents ? Ou encore se sentent-ils coupables ? Mais qu’importe d’être coupable, quand les hommes peuvent vous remettre un certificat d’innocence ! Il marchait dans les rues ensoleillées, son visage, son sourire rayonnant d’insouciance, de confiance. Dès qu’un nuage ou qu’une ombre passait, qu’un mendiant lui demandait l’aumône du regard ou qu’un passant le bousculait, il se consolait en pensant à la feuille vierge pliée dans sa poche. Innocent, innocent ! Il n’avait que ce mot-là en tête. Puis soudain une question émergea en lui : cette innocence, que vais-je en faire ? Que font les innocents de leur innocence — s’ils en font quoi que ce soit ? Il se rendit compte qu’il ne lui suffisait pas d’être innocent, lui qui pendant longtemps avait été marqué comme coupable. Il lui fallait par surcroît profiter de son innocence. Il sentait bien ce qu’il y aurait eu d’obscène et de ridicule à la crier sur les toits ; il ne voulait pas s’en vanter — ç’aurait d’ailleurs été louche : seul celui qui connaît trop bien le prix de l’innocence pour en avoir été momentanément privé peut ainsi la clamer. Mais il ne voulait pas se contenter d’un talisman et d’un refuge, il ne voulait pas seulement vivre désormais innocent, il voulait vivre avec son innocence, comme un couple d’amoureux. Une sorte de spécialiste de l’innocence : voilà ce que je voudrais devenir, songea-t-il. Il lui restait à trouver comment exercer cette vocation soudaine. Pendant des années il chercha, il essaya beaucoup, de nombreuses manières, sans succès : toujours l’innocence n’était qu’un moyen, un outil ; il l’avait dans la main, la monnayait ; il aurait suffi d’une maladresse pour la laisser tomber. Jusqu’au jour où, se réveillant en sursaut d’une nuit sans rêve, il cria dans son lit : « Mon Dieu, protégez mon innocence, mais protégez-moi aussi de mon innocence ! » Il se rendormit et le jour même alla s’inscrire au chômage.
Me voilà, tout paysan que je suis — que j’étais — jeté dans le vaste monde, loin de mes champs à regret quittés. Qui nourrira désormais le monde ? Qui me nourrira ? Moi habitué à pourvoir, devrai-je dorénavant être pourvu ? Oui, hélas ! j’irai quémander l’aumône de mon repas par les chemins qui disparaissent à l’horizon. Pourquoi cela ? Je ne le sais pas moi-même ! Ou plutôt, j’en sais la cause, mais pas la raison. Tout en marchant, j’ai bien le temps d’y réfléchir. Mais ce temps, je l’utilise plus volontiers à regarder. Ce faisant au moins je trouve une utilité et une efficacité immédiates à ma nouvelle vie : je vois ce dont j’avais seulement entendu parler ; j’associe des odeurs aux images, aux bruits, aux noms ; je sens dans mes jambes les chiffres abstraits des distances. Après tout je n’ai jamais été un homme de réflexion. J’ai cultivé, élevé, produit, vendu ; toujours dehors avec mes bêtes, mes employés, mes outils, dehors sous le soleil brûlant comme dans le vent glacial. Un homme de corps plus que d’esprit. Un homme des sens plus que de l’intelligence… Combien de soirs et de nuits ai-je passés à observer, à la lueur des étoiles, mes champs étendus sous mes fenêtres, taraudé par l’espoir d’une récolte miraculeuse et par la peur de la grêle, de la sécheresse, de l’inondation, des épidémies, des insectes… Combien de jours d’hiver au chaud derrière mes murs, à écouter le vent bruire dans les branches et les tiges… C’était là ma vie. À quoi aurais-je bien pu réfléchir ? Il y avait tant à faire ! Et quand il n’y avait plus rien à faire — trop rarement ! —, ou quand les conditions climatiques m’empêchaient de travailler — trop souvent ! —, je me laissais bercer par mes sensations, comme lézard au soleil, bercer jusqu’à l’engourdissement par les battements de mon cœur comme en ce moment même je me laisse bercer par la nostalgie et m’éloigne ainsi de la question que je ne devrais pourtant pas cesser de me poser. J’y reviens donc, arraché à la nostalgie, j’y reviens avec le courage renouvelé du devoir ! Je dois recommencer, me dis-je, et procéder avec méthode : partir du tout début. Quand le tiraillement s’est-il fait sentir ? Il y a quelques mois ; je ne peux être plus précis, car ç’a commencé trop doucement pour que j’y prête attention. D’abord ce n’a été qu’une gêne passagère, à peine consciente. Puis elle est devenue moins rare, et ses manifestations plus sensibles. Mais ce n’était encore presque rien, juste un picotement dans les jambes. Ce n’est qu’à partir du moment où les douleurs sont arrivées que j’ai commencé à m’inquiéter et à prendre au sérieux ce qui m’advenait. Les douleurs étaient rares encore, mais soudaines, inopinées, très violentes quoique brèves, comme des piqûres d’abeille. Une gêne pareille, j’aurais tout de même pu m’y habituer, et m’y habituant l’ignorer. Mais la fréquence des piqûres alla croissant. C’est à ce moment que je découvris le moyen de soulager la douleur toujours plus durable qu’elles me causaient : il me suffisait de marcher. Quelques pas autour de mon lit apaisaient toute souffrance, et tant que je marchais, les piqûres étaient comme tenues en respect. C’était le seul moyen ; le sommeil même ne les endormait pas : j’étais parfois réveillé en sursaut par l’une d’elles, sans lien pourtant avec mes rêves, habituellement peu agités et très rarement effrayants. Malgré ma fatigue, il fallait alors que je me lève. Faire le tour du lit bientôt ne suffit plus à me soulager, je me mis à arpenter les couloirs de ma maison, et même, si la nuit n’était pas trop froide (elles l’étaient de moins en moins, le printemps approchait), à vaquer dans ma cour. Quand j’avais assez marché, la fatigue me terrassait sur place, je m’endormais sur une vieille chaise cassée, adossé au tronc d’un arbre, et là comme je dormais ! Mais le travail des champs s’en ressentait, ma vie réglée avait volé en éclats. Je devais marcher de plus en plus longtemps chaque jour, et de plus en plus loin ; j’avais bien essayé de courir comme d’aller et venir dans ma cour : il n’y suffisait plus. Plusieurs fois le harassement me surprit en pleine forêt, et je n’eus que la force de me hisser sur une branche et de m’y encorder avant de sombrer dans le meilleur des sommeils quoique le plus dur à gagner ! Je passais ainsi de moins en moins de temps dans ma ferme. Depuis quelque éminence ombragée je l’observais, abandonnée, trop las pour la rejoindre sachant que j’aurais à peine le temps d’en reprendre possession avant que les douleurs ne m’en chassent de nouveau. Je me mis à en faire le tour, à bonne distance. Mais au bout de quelques semaines même cette vie-là ne me préserva plus de mes douleurs, et repoussé toujours plus loin de chez moi je finis par perdre de vue ma ferme. Combien d’atermoiements encore ne vécus-je avant de lui tourner le dos ! Combien de pleurs avant de me décider — non : me résigner — à marcher toujours plus avant ! Pour un temps la douleur de partir fut la plus forte, et sans revenir je cessai du moins de m’éloigner. J’établis un campement de fortune sur une petite hauteur d’où je pouvais deviner, déjà presque à l’horizon, l’orée de mes champs. La nostalgie, l’épuisement, la peur, les larmes obnubilaient mes sens et les douleurs de mes jambes passaient inaperçues. Mais à mesure que je reprenais des forces, que mes larmes devenaient plus rares, je redevins sensible à ces douleurs, et le jour arriva où je dus finir par dire adieu à mes terres. Je m’éloignai droit devant. Deux heures plus tard, un dernier coup d’œil en arrière m’apprit qu’elles étaient passées derrière l’horizon. Je n’avais désormais plus de point de repère.
Cette histoire, je me la suis répétée des centaines de fois depuis mon départ, cherchant dans ma mémoire un détail que j’aurais oublié, qui expliquerait tout, mais je n’ai jamais rien trouvé. Il m’est arrivé parfois, au moment le plus intense de la crise de douleurs, de m’arrêter, de m’asseoir, et, pleurant et serrant les dents, de coller l’oreille à l’une de mes jambes et d’écouter. Que n’entendais-je pas alors ! C’étaient des bruits qu’on n’entend habituellement que dans le ventre en pleine digestion d’un congénère, quand on y a posé la tête pour se la faire masser. Mais au milieu de tous ces bouillonnements, crépitements et grondements, aucune voix ne se faisait entendre, ni fluette ni hurlante, aucun chuchotement ni susurrement : j’étais seul dans mes douleurs.
Que m’apprend donc l’origine de ma fuite ? Rien ! J’ai souffert et j’ai suivi le chemin qui minimisait mes souffrances ! Ce sont elles qui dictent aujourd’hui encore mes pas. D’où viennent-elles, je n’en ai pas la moindre idée, pas plus que les médecins que j’ai consultés, dont bon nombre ont même douté de leur existence, me prenant pour un fou. Si seulement ils les avaient senties ! Ils ne me traiteraient plus alors de fou, ils suivraient mes pas au contraire. Puisque je n’ai rien trouvé dans l’origine de mes souffrances, c’est vers leur but que se tourne mon imagination : où m’entraînent-elles ? Là-bas se trouve sûrement la clé du mystère ! Mais si elles allaient au hasard ? Si elles étaient aveugles ? Dans cette voie-là aussi, je m’égare. D’ailleurs j’ai tort, évidemment, de les séparer de moi : elles font partie de moi ; que je doive passer par l’extérieur pour les connaître, que par l’intérieur je ne puisse que les ressentir, il n’y a rien là d’anormal ni de choquant. Et c’est justement parce que j’étais trop concentré sur elles, cherchant à les comprendre et plus seulement à les sentir, qu’il m’a fallu si longtemps pour me rendre compte, avec une surprise atterrée, qu’une fois je suis repassé par un endroit que j’avais déjà traversé. Voilà la preuve : si j’ai pu parcourir deux fois le même chemin, si au même endroit les douleurs ont pu me pousser dans deux directions différentes — puisque cette boucle je ne l’ai effectuée qu’une seule fois, il y a déjà suffisamment longtemps pour que j’en aie la certitude — c’est que mon chemin n’est pas déterminé, que les douleurs ne vont pas dans un sens défini, et par conséquent, très vraisemblablement, qu’elles ne vont pas quelque part — qu’elles vont nulle part, et que je ne fais qu’errer à leur suite. Quand j’y pense, le désespoir me terrasse ; me voilà livré au hasard comme un renard, mais aiguillonné non par la faim, non par son odorat, mais par des douleurs aux jambes ! Quelle absurdité ! C’est pourtant mon lot.
Je ne chante pourtant pas plus mal qu’un autre, et même au contraire plutôt mieux. Je me suis beaucoup entraîné, j’aime chanter. Et pourtant, on m’a chassé de l’unisson. Leurs chants, je peux les chanter seul chez moi, dans la rue, dans les champs et sur la plage… mais dès que j’essaye de me joindre à mes congénères, on me repousse, ceux qui sont près de moi s’écartent et me lancent des regards mauvais, m’intimant de partir. Si je continue d’approcher, ils s’arrêtent de chanter et me barrent le passage. Une fois, dans la colère du désespoir, j’ai résolu de faire un esclandre. Tous les autres ont arrêté de chanter, tout le peuple d’ici m’a conspué, et je suis parti, le dos lardé de regards courroucés, désespéré pour de bon cette fois. Depuis timidement je reste à distance pour les écouter, pour m’émerveiller encore de ce que même les plus mauvais chanteurs, admis dans l’unisson, noyés dans la masse des chanteurs médiocres et corrects, n’altèrent pas son résultat ; souvent sans m’en rendre compte je les accompagne en fredonnant dans ma barbe ; les larmes me viennent et malgré moi je m’approche… Aussitôt je me rends compte que l’incompréhensible anathème ou tabou n’est pas levé. Les premiers à m’apercevoir font le geste de me chasser, et je m’en vais sans demander mon reste, chaque fois plus résigné.
Mais si j’ai été exclu de l’unisson, je n’ai pas pour autant cessé de chanter : je ne le peux simplement pas. J’en ai besoin, pour ma santé mentale, pour mon équilibre, pour me vider de mon trop plein d’émotions et en même temps pour me secouer, me tendre, me pousser, me faire désirer, aiguillonner ma lucidité émoussée, réveiller ma curiosité et mon courage somnolents. Ce besoin vital, nous l’avons tous. Mais la plupart des autres l’assouvissent ensemble. Les quelques marginaux comme moi, volontaires ou non, je les fuis comme la peste : il faut croire qu’au fond je ne suis pas encore tout à fait résigné à ma nouvelle condition. Sans aucune compagnie, j’écoute les enregistrements sacrés, rituels, et je les accompagne de ma voix qui souvent défaille mais parfois excelle, et qui, ce qui est plus rare chez nous, ne manque pas de puissance. Sans égard pour mes voisins, je m’en donne à cœur joie, chante à tue-tête quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit. Puisqu’ils m’ont exclu de l’unisson, pourquoi me plierais-je encore à leurs règles ? À eux d’en payer le prix ! Et pourtant j’exagère en vantant la fréquence de mes exploits : je ne m’abandonne que rarement à de tels excès : je les ressens encore tels, et ils ne manquent jamais de provoquer une douloureuse culpabilité dont il me faut du temps pour me remettre. Pendant plusieurs jours j’évite de croiser mes voisins, de peur d’avoir à les affronter me sachant malgré tout dans mon tort. Il faut pourtant que je m’entraîne plus assidûment que jamais, que je cultive la puissance naturelle de ma voix pour lui donner son ampleur maximale : c’est essentiel à mon projet. Car j’ai un projet pour me sauver, ou du moins un espoir de salut, qui me laisse la vie supportable. Je veux, un jour qu’ils seront tous assemblés dans l’unisson, m’approcher assez d’eux pour être aperçu, mais pas assez pour qu’ils ressentent le besoin de me chasser ni surtout de s’interrompre, je veux alors monter sur quelque estrade improvisée, pour que ma voix porte mieux, et de là, tout seul, me mettre à chanter du plus fort que je peux, aussi bien que je le peux — combiner les deux est extrêmement difficile, c’est pourquoi je dois m’entraîner activement —, de manière à tenter de couvrir, à moi tout seul, leur chœur, et ainsi, sinon les faire me reprendre, du moins subjuguer et attirer à moi un grand nombre d’entre eux. Créer un nouvel unisson !
Quelle présomption ! Mais je n’ai pas d’autre choix, on ne m’en laisse pas. On me force à outrepasser les limites normales d’un simple membre du commun. Je ne fais au fond que réagir. C’est même peu dire que je n’étais pas fait pour cela : rien de plus timide et de plus effacé que moi. Si ma voix est puissante, c’est un accident, et même une cruelle ironie de la nature, de la naissance. Une voix fluette m’aurait mieux convenu. Mais pour le meilleur ou pour le pire — jusqu’à présent plutôt pour le pire, mais peut-être à l’avenir pour le meilleur — cette ambivalence m’est échue, que j’ai menée tant bien que mal jusqu’au moment présent, où enfin je suis forcé d’essayer de la résoudre : m’unifier, ou me débarrasser d’un des deux aspects de mon moi. Puisque toutes mes tentatives du côté de ma timidité, du côté du commun, de l’altérité, sont repoussées, il ne me reste qu’à me dresser sur ma voix, mon autre côté sous-employé jusqu’à présent, et me faire ainsi le héraut de moi-même.
Si j’échoue, si on ne m’entend pas, ou si, bien qu’on m’entende, nul ne se joint à moi, c’en sera fini de ma vie dans ces parages. Si j’y survis, il me faudra partir, pour ne pas garder constamment sous les yeux les lieux de ma solitude irrémédiable et de l’insuffisance de mes ultimes ressources. Partir dans le grand ouvert, mêler mon chant à celui des oiseaux, des insectes, au vent et aux vagues — où, sans plus de repère, sans référence, privé même d’entendre, à défaut d’y participer, le chant de mes frères, je ne tarderai pas à chanter de plus en plus faux. Je m’en rendrai compte, et il faudra bien finir par me taire.
Mais je n’en suis pas encore là. Je n’ai pas encore échoué, et je m’accroche d’autant plus à mon unique espoir qu’il est mince : il me donne ainsi une meilleure prise, à moi qui ai les mains petites. Que ferais-je d’un grand espoir inempoignable ? J’essaye d’ailleurs de ne pas trop y penser, et de me concentrer sur le problème de l’entraînement : comment, quand, où le pratiquer, sans éveiller de soupçons. Pour ce faire, je suis déjà devenu l’ami des solitudes que je redoute : c’est là que j’ai toute latitude de déployer ma voix jusqu’à sa limite. Je n’ai pas peur, car la puissance de mon chant fait fuir les animaux, — tout en étant encore pourtant insuffisante, je le sais d’évidence, pour attirer et rassembler à moi seul les hommes. Pour cela, toute la puissance du monde ne suffira pas : il faut encore que j’ajoute du nouveau à mon chant. C’est pourquoi, sans altérer la mélodie — sans laquelle toute compréhension mutuelle est impossible — j’ai décidé d’ajouter un couplet de ma façon à la fin, un couplet dans lequel je supplierai qu’on me rouvre les rangs. Je le répéterai plusieurs fois, et je saurai que j’ai réussi ou pas seulement à cet instant : s’ils l’entonnent avec moi ou pas, si dix mille voix, et non plus une seule, portent ma supplique alors exaucée.
Seul de mon espèce j’ai reçu le don de la parole, et je veux témoigner pour nous tous. Les autres sont encore plongés dans la terre, la tête entre leurs pattes, moi seul je l’ai levée un instant, un instant propice, et la langue m’est advenue. J’ai d’abord balbutié, et si je ne vous avais pas rencontrés, j’en serais resté là, faute d’interlocuteurs. Mais vous étiez là, opportuns, et c’est pourquoi je vous suis si attaché. Néanmoins je remarque que si vous m’épargnez, vous continuez de maltraiter les membres de mon espèce et même, Ô scandale dont, dans notre terreur ancestrale, nous ne nous étions jamais aperçus, même de les manger ! Je ne peux pas laisser faire ça. Ma chair, que certes aujourd’hui je peux regarder de haut mais dont les frissons continuent à me parcourir, s’y révolte. Malheureusement il me manque, pour émouvoir votre compassion, ces petites étiquettes affectueuses par lesquelles vous personnalisez les êtres et les choses : les noms propres. Comme c’est à moi seul de mon espèce que la langue est advenue, les noms propres ne l’ont pas suivie. Nous restons les uns aux autres seulement déterminés par nos caractéristiques physiques et sensuelles. C’est pourquoi lorsque je vous représente l’horreur de votre geste, je ne peux parler qu’au nom d’un nous abstrait, d’une idée en somme, toujours moins contraignante qu’une personne. Mais de personne, en dehors de moi, notre espèce n’a point. J’ai bien tenté de vous présenter les plus beaux de nos petits, doux et tendres et encore aveugles : vous les avez dévorés vifs ! Je me contente désormais de la parole pour tenter de vous émouvoir. Et il me semble qu’à ma parole au moins vous êtes sensibles. Vous daignez répondre, parfois. Certes, vous ne condescendez pas jusqu’à argumenter, et vos réponses, à tout prendre, n’en sont pas vraiment et n’ont d’autre but que de « rabattre mon caquet », pour reprendre une expression que je vous dois depuis peu. Néanmoins vous ne me chassez pas, vous prenez soin de moi, et si vous le faites pour moi, pourquoi pas pour le reste de mon espèce ? C’est un début me dis-je. À moins — et ce doute empoisonne ma vie —, à moins que ce ne soit que pour ma capacité de parole que vous tolérez et conservez ma présence et ne me dévorez pas comme malgré mes discours habituels vous feriez encore de tout membre de mon espèce qui oserait s’aventurer trop près de vos demeures. Pour ma parole seule, ce miracle que vous voudriez comprendre, qui vous amuse ou vous inquiète… Ce doute m’a aiguillonné longtemps, m’a tenu éveillé de longues nuits, dans la peur. C’est pendant ces nuits d’insomnie que j’en suis venu à penser à la nécessité d’un autre moyen que mes discours pour essayer de triompher de votre voracité. Je l’ai cherché, ce moyen, cherché et cherché encore et ce que j’ai trouvé, c’est que, si c’est la parole que vous vénérez, bien, il nous faut la parole pour nous protéger, la parole comme armure contre vos dents millénaires ! C’est pourquoi, en cachette, la nuit, je sors et rejoins les meilleurs de mes congénères, les plus doués, que j’ai sélectionnés et fait sélectionner des lieues à la ronde. Et là, dans la cachette qu’ils ont aménagée — car nous sommes nous aussi capables d’industrie — au milieu d’eux faisant cercle autour de moi, j’ai entrepris de leur enseigner la parole. L’idée m’en avait paru brillante ! Mais je me suis rapidement aperçu qu’aucun d’eux — pourtant les plus doués d’entre nous — ne possède mon don miraculeux, et même loin de là. Au bout de nombreux mois d’efforts nocturnes, ils en sont encore à baver et grogner leur b.a.-ba. Et leur voix m’effraie moi-même, habitué que je suis désormais à la voix mélodieuse de nos ennemis de toujours, que j’entends maintenant et qui m’apparaît riche et subtile, quand autrefois elle ne m’était qu’un hululement strident, odieux à nos oreilles accoutumées aux mâles vibrations des basses fréquences venues du fond de nos larges poitrines. Avec ces larges poitrines, comment se fait-il que nous soyons à la merci de ces êtres certes plus grands que nous, mais si chétifs ? Cela a toujours été pour nous un mystère, que j’ai toutefois résolu récemment, grâce à mes études intensives dans le champ de leur culture où j’ai pu m’introduire grâce à ma connaissance de leur langue. C’est encore un mot qui m’a offert la clé de ce problème, le mot « arme ». Ils ont des « armes ». Malheureusement je n’ai pas encore réussi à expliquer la signification de ce mot à mes congénères. Ils sont encore si loin de pouvoir le comprendre, si peu engagés dans la langue ! Cela relève encore de la magie pour eux. Ils n’ont pas encore de mots pour séparer la main de l’outil qui la prolonge et étend son pouvoir à une distance incommensurable. J’ai beau mimer l’homme tenant d’abord un caillou, un os, un bout de bois aiguisé, je n’arrive à rien, sans doute parce que mes pattes ne me permettent que très imparfaitement et très peu durablement de tenir ainsi quelque objet que ce soit. Je finis chaque nuit épuisé et résigné. Mais quand chaque jour je suis conduit à table et que je vois là, dans les assiettes, les morceaux de mes frères… Horreur ! Toute ma détermination me revient aussitôt, et je passe le reste de la journée à chercher des moyens de nous sauver. C’est aussi, hélas ! la culpabilité qui m’y pousse, car, je dois le confesser tant qu’aucun de mes congénères ne peut encore l’apprendre de ma bouche, j’ai mangé de ma race ! Par mégarde bien sûr, la curiosité n’y a eu aucune part. On m’a présenté le plat, comment pouvais-je deviner, dans cette sauce gluante et opaque ? Et le goût, comment l’aurais-je reconnu, lui que je découvrais ? Ce sont eux, les cruels, qui m’ont présenté ce plat, et qui ont attendu que j’aie mangé, et même que j’aie digéré, pour me révéler l’horrible vérité. Je voulais vomir, mais il était trop tard. Je me suis tourné vers mes excréments, encore chauds, et les ai flairés et examinés. J’ai reconnu leur odeur spécifique à notre race, qui ne prouvait rien. Mais dans l’un d’eux — les larmes m’en viennent encore aux yeux en le rappelant — j’ai trouvé un os, un petit os, celui de notre pénis, si reconnaissable, et preuve hélas de mon méfait maudit ! Comment pourrais-je avoir encore du repos ? Et pourquoi ne me suis-je pas vengé ? C’est que le temps de la vengeance n’est pas encore venu. Et quand il sera venu, je le sais, aucun d’entre nous ne voudra plus l’accomplir, la vengeance sera devenue inutile, une fois acquise la force la rendant possible. Je m’efforce néanmoins de préparer ce temps, et c’est surtout à cette fin que toutes les nuits j’essaye d’apprendre à mes congénères la langue. Vienne le jour où nous pourrons tous la retourner, collectivement, et chacun aussi au besoin, la retourner contre nos oppresseurs ! Vienne le jour où le plus petit de nos jeunes, attaqué, poursuivi, acculé, puisse soudain se mettre à discourir, à implorer, à chanter, à insulter et maudire ! Comme ils fuiraient alors ! Comme ils ont fui quand ils m’ont surpris ! Si nous pouvions tous en devenir capables ! Mais se poserait alors un problème gigantesque : faudrait-il nous mêler à eux, dès lors que nous pourrions nous comprendre ? Ou faudrait-il rester sur nos gardes ? Ou tout simplement nous abstenir de nous mélanger, chacun restant parmi les siens ? Nous ne voudrions certainement pas voir notre identité se diluer, mais puisque nous renoncerions à une vengeance pourtant méritée, ne faudrait-il pas encourager la fraternité ? Et quel meilleur moyen pour cela que la parole, que nous aurions acquise ? Nos corps hélas ne sont pas faits pour se mêler : leur peau lisse est odieuse à nos langues comme leur odeur douceâtre à nos truffes, et notre fourrure paraît rêche, ils ne se sont pas privés de me le faire sentir, à leur peau trop sensible comme celle des nouveau-nés. Leurs femelles dégoûteraient le plus viril de nos mâles, et s’ils ne dédaignent pas de forniquer avec nos femelles capturées avant de les mettre à mort et de s’en repaître, ce n’est pas pour celles-ci une consolation, mais bien un outrage qui n’a d’autre mérite que de leur faire désirer le triste sort qui les attend. Ce n’est donc pas par le corps qu’une fraternité entre nos espèces est possible. Et puisque cette fraternité n’a jamais eu lieu jusqu’à présent, puisque je suis le premier de mon espèce à demeurer en leur compagnie — certes pas en égal, mais du moins toléré ; puisque ceci selon toute apparence je ne le dois qu’à mon don de parole, je ne devrais plus avoir de doute : si une fraternité quelconque est possible entre nos deux peuples, ce n’est que par la parole qu’elle pourrait être accomplie. Quand je me tiens un tel discours, je redouble d’efforts pour faire acquérir à mes frères au moins des rudiments de ce langage qui pourrait non seulement les sauver, mais surtout qui pourrait permettre à deux peuples désormais égaux en honneur et en dignité de se traiter en frères et non plus en ennemis. Les bonnes mœurs, chez eux aussi, chez eux surtout, auraient à y gagner. Nous ne demanderions pas grand-chose : qu’un peu de terre, et qu’on nous laisse en paix, et que nous ayons des relations de bon voisinage. Au moins cela, au moins la paix tant vantée, si nous ne pouvons fraterniser, nous mêler, nous apprendre mutuellement les secrets de nos natures respectives ! Notre flair est tellement plus fin que le leur, et leur vue tellement plus perçante que la nôtre… comme nous pourrions nous entraider ! Nous compléter mutuellement ! Mais il faudrait que la méfiance d’un côté, la haine de l’autre, ancestrales des deux côtés, cessent. Combien de générations seraient-elles nécessaires à une telle révolution, à compter du jour où la maîtrise de la langue aurait fait de nous des égaux ? Égaux ? Mais nous ne le serons jamais ! Si même nous parvenions — mes essais infructueux ne m’en laissent guère l’espoir, même à longue échéance — si nous parvenions à maîtriser le langage aussi bien qu’eux, il nous resterait à acquérir encore la maîtrise des outils… Combien de siècles ou de millénaires nous en séparent encore ! voilà ce que je ne peux pas ne serait-ce qu’imaginer. Les outils, moi-même je ne peux pas les utiliser. Désormais, je les comprends, je les reconnais, je peux découvrir leur utilité ; mais pour les manipuler, ma gueule ne suffit pas. Nos griffes, n’y pensons pas, dures, insensibles, entièrement vouées à la locomotion.
Pourtant, je ne veux pas croire que nous sommes condamnés. Qui pourrait s’y résigner ! Et je caresse un espoir — un espoir fou, mais depuis le miracle de la parole à moi advenu tous les espoirs sont permis ! Notre morphologie n’a pas que des inconvénients. Si nous n’avons pas les cordes vocales souples de nos ennemis, leur haute stature, leur altier port de tête, nous possédons en revanche quelque chose que, s’ils y réfléchissaient, ils devraient nous envier : je veux parler de notre queue ! Cet organe, dédaigné comme un jouet d’enfant, cet organe que dans nos moments de rage nous nous obstinons à poursuivre comme un ennemi sur qui passer notre colère, ne sert pas qu’à chasser les mouches et nous battre les flancs. Notre queue, voilà notre salut ! En effet : elle est souple, c’est même le plus souple de nos membres. Elle peut s’enrouler autour de son objet comme un lasso. Certes elle manque de force, mais ce n’est rien, la force peut s’acquérir, l’entraînement y suffit. Certes encore, elle est située dans notre dos, et il nous est difficile de voir comment l’utiliser. Mais au fond c’est une chance : notre vue est de toute façon mauvaise, et cela nous forcerait à développer dans notre queue une sensibilité qu’aucun de nos membres (hors la truffe) ne possède : comme nous y gagnerions ! Pour commencer nous n’aurions pas besoin de fabriquer nos outils, nous pourrions dérober les leurs, et avec nos queues, guidées par mon nouveau savoir, les utiliser aussi bien que nos ennemis. Voilà le rêve que je caresse ! Pour le mettre en œuvre, hélas, il me manque le principal : une queue ! Honte à moi ! Ils me l’ont coupé, mon beau panache, à peine m’avaient-ils capturé. J’ai moins souffert dans ma chair que dans ma dignité. Comment montrer à mes congénères la manière d’utiliser leur queue, sans exemple ? Je pourrais leur expliquer comment faire par la parole, mais ils ne la comprennent pas ! Et pourtant je ne renonce pas. S’il me restait la queue, c’est par l’enseignement de son maniement que j’aurais commencé si j’avais pu me l’apprendre à moi-même d’abord ; c’est parce que je ne le peux pas que je suis obligé de commencer par leur enseigner le plus difficile, c’est-à-dire la parole. Voici mes projets.
Qu’on imagine ma misérable vie : tout le jour à flatter, à feindre, à converser aimablement sur les sujets les plus futiles sous leurs yeux suspicieux, et toutes les nuits à lutter contre les bornes de mes semblables… quand puis-je me reposer ? Et comment ne pas commettre d’erreurs, dans cette fatigue ? On me force à jeûner, puisqu’on ne me sert comme nourriture que la viande de mes semblables. Je lèche la sauce, je grappille les miettes de pain, dans les champs je me repais de fleurs et d’herbes… mais ce n’est pas notre nourriture de prédilection, dont je suis privé amèrement depuis tous ces mois de captivité. Cette privation me trouble l’esprit, c’est certain, mais qu’y faire ? Je ne veux pas m’échapper : j’ai ici à portée tant à apprendre encore, pour notre salut. Tandis qu’on ne m’observe pas je fouille partout, et partout je découvre et découvre encore de nouveaux outils, aux utilités les plus diverses et les plus incroyables. Comme notre vie serait bouleversée et facilitée si nous ne maîtrisions que la dixième, la centième partie de tous ces outils ! Je reste là pour apprendre le jour, essayer la nuit de transmettre ce que j’ai appris, comme un espion.
On pourrait même me traiter d’agent double. En effet, ne suis-je pas en train continûment de permettre à nos ennemis de m’étudier, et ainsi d’en apprendre plus sur nous qu’ils n’en ont jamais su, qu’ils n’en ont jamais voulu savoir ? Mais justement, me dis-je pour me défendre devant ma conscience : plus ils nous connaîtront, plus il nous sera facile de faire appel à leur empathie à notre égard. Mais plus, aussi (me rétorqué-je), il leur sera facile en pratique de nous chasser, car ils connaîtront ainsi mieux nos moyens de défense, nos habitudes… Ne suis-je pas en train de livrer mon peuple à ses bourreaux ? Peut-être ! Mais le salut aussi bien que la mort est entre leurs mains, et pour espérer me saisir de celui-ci en notre nom à tous, je dois risquer, je ne peux pas ne pas risquer, de nous offrir à celle-là sans recours, une fois pour toutes.
Lorsque j’ai peur du risque que je nous fais prendre, je me fie à cette pensée, certes quelque peu amère, mais consolante : si j’échoue, c’est que je n’aurai pas su apprendre à mes congénères à parler ; or nos ennemis n’auront étudié notre espèce qu’à travers moi ; or la parole n’a pas pu ne pas me transformer de fond en comble ; par conséquent, le savoir qu’ils auront acquis sur moi, puisque je suis devenu très différent de mes semblables — qui ne le sont plus tant ! — ne leur sera guère utile contre le reste de mon espèce. Peut-être qu’au fond, et sans le vouloir, c’est un piège que je leur tends : je me laisse apprivoiser, je leur fais croire sur nous des choses que je crois désormais moi-même, mais qui ne sont vraies que pour celui que la parole m’a fait devenir, et pas du tout pour mes frères, qui n’en sont encore qu’au stade des grognements ! Ainsi je trompe nos ennemis, je les mets indûment en confiance ; et quand, comme leur arrogance les y pousse, ils croiront l’affaire gagnée d’avance, quand ils se lèveront pour l’extermination, quelle ne sera pas leur surprise de voir que les bêtes réagissent tout autrement que le spécimen perverti qu’ils en avaient étudié ! Perverti ! Voilà ce que je suis, me dis-je de plus en plus souvent, étranger à ma race, dénaturé ! Mais je n’y peux rien, je ne peux pas revenir en arrière. La parole m’a conquis et soumis. Quand au milieu des miens, la nuit, je m’oublie et me mets à discourir, je finis par les entendre gémir ou rugir. Comme ils ont raison de douter de moi ! Et combien chimériques sont mes rêves de les voir accéder à la parole ! Comme au contraire il est sain qu’ils n’y parviennent pas malgré mes efforts ! Comme je dois au fond souhaiter mon échec et ma disparition sans descendance culturelle ! La queue, la queue ! voilà notre salut, pas la parole ! Mais comment le leur faire comprendre, sans pouvoir le leur montrer ? Ils la laissent pendre, inutile ; je ne faisais pas mieux, quand j’avais encore la mienne — avant d’être illuminé. Quelle immense perte ! Si seulement, comme celles des lézards, notre queue repoussait. Je n’aurais alors besoin de rien d’autre que de patience. Mais tous les jours j’observe, comme je peux, mon moignon, en vain : rien ne pousse là que quelques poils déjà blancs.