Journal du conteur

S’il te plaît, console-moi…

— S’il te plaît, console-moi.

— De quoi ?

— De t’avoir fait du mal.

173

Elle dit, les yeux brillants…

Elle dit, les yeux brillants : « Il joue sa vie ! ». Ne se rend-elle pas compte qu’elle aussi joue sa vie ? Que la seule différence est qu’il s’est octroyé un premier rôle, quand elle s’est contentée d’un second ?

172

Seuls quelques-uns sont restés…

Seuls quelques-uns sont restés, les autres ont déserté pour se réfugier dans la chaleur des villes. Par haine de la promiscuité, je suis demeuré avec les premiers. Nous prenons possession des immenses bâtiments abandonnés ; ils n’ont pas été conçus pour l’habitation, et il nous faut du temps pour leur apporter le confort auquel nous sommes accoutumés et ne voulons pas renoncer : l’électricité, le chauffage, l’eau courante chaude, une douche. Nous nous installons peu à peu, à bonne distance les uns des autres. Chacun voit, aux limites du territoire qu’il s’est réservé, les autres vaquer à leurs occupations quotidiennes, toujours à portée de voix au cas où. Les portes sont toujours ouvertes, les limites n’ont pas été tracées : depuis l’exode, il y a bien assez d’espace pour tous. Nous nous rendons visite, prenons souvent nos repas ensemble, car nos cuisines sont encore rudimentaires. Des couples se forment. Aucun ne s’est encore durci au point de ne plus faire qu’un seul foyer, mais nous savons tous que ça viendra bientôt ; et d’ici mille ou deux mille ans, un nouvel exode sera nécessaire.

171

On grimpe à l’intérieur de soi…

On grimpe à l’intérieur de soi, évidemment seul. Mais on ne serait pas surpris, on serait plutôt comblé si, parviendrait-on un jour au sommet, on trouvait tout là-haut le monde entier en cours de regroupement, attendant les nouveaux arrivants comme des amis réunis pour une fête-surprise.

170

Le coup tombe…

Le coup tombe. La douleur le prend par surprise, comme s’il se rendait compte de son corps, voire de son existence, pour la première fois. D’abord il sursaute. Il cherche des yeux quelqu’un à qui montrer son corps et sa douleur, comme si c’était un vêtement, une tâche sur un vêtement qu’il voulait montrer. Puis, quand après une brève accalmie angoissante, la douleur redevient insupportable, il commence à se débattre. Il est habitué à la gêne, il est habitué à se battre contre les autres, mais contre cet ennemi invisible et si puissant, il est démuni ; il en est réduit à se frapper lui-même, à se jeter, se fracasser contre les parois, contre les arbres. Heureusement qu’il n’est pas au bord d’un précipice. Il faut qu’il s’assomme presque pour trouver quelque repos.

Quand la douleur se réveille, il n’a déjà plus la force de lutter, et le sait ; elle le trouve dans la cachette obscure où il s’est traîné, à l’écart des yeux et des oreilles, prostré, gémissant ; par instants un cri lui échappe, un mouvement réflexe l’agite encore, mais il ne se lève plus. Il inspecte cette douleur, de tous ses sens, il la circonscrit, essaye pour la première fois de la comprendre ; il découvre le goût de son propre sang, étrangement semblable à celui de ses proies. Enfin, comme effet secondaire de sa recherche, il découvre soudain que sa douleur lui présente un miroir — c’est par hasard qu’il a posé les yeux dessus —, un miroir intérieur dans lequel, au sein d’un monde soudain brisé en infinis détails, il se devine, composé de ces mêmes détails indiscernés, et se reconnaît pour la première fois — trop tard. Curieux comme jamais, pour distinguer les détails dans la pénombre croissante, il plisse les yeux de plus en plus étroitement.

169

Arrivé le premier au sommet…

Arrivé le premier au sommet, il se retourne, et inspecte du regard les flancs de la montagne, à la recherche des hommes. Mais il n’en voit aucun. Par instants un éboulis, un écho, une ombre, un éclat lui font croire avoir entraperçu l’un d’eux, mais il a beau scruter la pierre et la neige jusqu’à en avoir mal aux yeux, rien ne vient jamais confirmer ses impressions ni combler ses espoirs de voir enfin les hommes arriver. Étourdi par le grand vent, engourdi par le grand froid des altitudes, il les attend, de moins en moins patiemment à mesure que sa solitude devient plus pesante et sa vie difficile. Et il se résout finalement à faire demi-tour, pour aller les chercher. Il descend longtemps, et bien loin du sommet, il les voit, il les retrouve, ou en retrouve du moins une partie, peinant, extrêmement lents, constamment trébuchant et tombant et devant recommencer, constamment bloqués et devant redescendre et contourner l’obstacle insurmontable. Il leur tend la main, il s’encorde à eux, il les tire et les guide. Ainsi lesté, il sait qu’il n’atteindra sans doute jamais le sommet une autre fois ; il continue pourtant à monter, mais de dos, ses mains, ses regards désormais concentrés sur les hommes à sa suite. S’il aperçoit encore le sommet, c’est par hasard, brillant un instant dans leurs yeux.

168

Les premiers arrivés…

Les premiers arrivés sont seulement ceux qui auront dû attendre le plus longtemps — rendus presque fous par l’impatience — que les derniers les rejoignent enfin.

167

Homme un

Il tend ses bras et regarde ses mains. Par instants le soleil y brille si fort qu’il en est aveuglé. Mais cela ne dure jamais longtemps ; il lui faut une certaine concentration, une certaine focalisation du regard le plus cultivé pour qu’il puisse se voir en ses mains comme en un miroir ; ces conditions lui sont rarement réunies, la plupart du temps il voit ses mains comme n’importe qui, grandes araignées griffues de chair aux tendons saillants. Tellement rare qu’il n’a jamais pu se mirer vraiment, à son aise, dans ses mains. De même qu’il n’a jamais pu qu’entrapercevoir le monde à travers son abdomen ; car pour voir à travers soi il lui faut aussi, comme pour se voir en soi, certaine concentration et focalisation du regard et de l’esprit cultivés à l’extrême, très rarement réunies. Une fois, une seule fois, il a vu, éberlué, comme en rêve, comme un mirage, halluciné, à travers lui. À force d’écarquiller les yeux, à force de se pencher pour s’approcher et voir plus près, il a été près de passer à travers lui. Ç’aurait été l’atteinte du salut — mais impossible aux hommes. Et tout à coup ses muscles abdominaux lui ont sauté aux yeux, son dos s’est redressé comme un ressort, et ses larmes ont coulé. C’est alors qu’il s’est le mieux vu, à travers ses larmes, en ses mains, qu’il s’est vu en elles comme il ne s’était jamais vu et comme il ne s’est plus jamais revu depuis : un et deux à la fois.

166

La rue était en travaux…

La rue était en travaux. Il le savait pour l’avoir empruntée souvent depuis quelques mois. Mais cette fois-ci les travaux étaient soudainement presque finis : tous les trous emplis de canalisations dans lesquelles un homme pourrait passer avaient été rebouchés, et un gros ouvrier, au volant d’un engin muni d’énormes cylindres en guise de roues, s’employait à aplanir la chaussée. L’engin reculait, et la marche arrière, par mesure de prudence, s’accompagnait d’une sirène horripilante. Le jeune homme s’avançait, distraitement, vers l’engin qui, ayant inopinément inversé sa course, avançait rapidement vers lui. Le jeune homme s’écarta, et se sentit affreusement coupable. Comme si le fait qu’il ait été près de gêner le conducteur, et par conséquent la marche des travaux publics, avait constitué une entrave à la croissance de l’humanité entière. Il sentait qu’on le blâmait, dans la rue ; chaque piéton se retournait sur son passage et lui jetait un regard mauvais ; les enfants ricanaient ; les vieilles femmes, peureuses, s’écartaient de lui en serrant fortement leur sac à main contre elles ; les hommes, enfin, les hommes grands et forts, courageux, le toisaient dédaigneusement. Il était la lie de l’espèce, une tare invisible mais très sensible le marquait inexorablement, et chaque membre sain de l’espèce ne pouvait pas ne pas sentir, en le voyant, qu’il n’aurait pas dû, à la naissance, être laissé en vie. Maintenant c’était trop tard, il gâchait leur vie, par sa seule présence il leur rappelait la dégénérescence qu’ils craignaient tous. Il faudrait le tuer ; ou mieux : qu’il se tue lui-même. Oui, c’était sans doute cela qu’on attendait, la raison pour laquelle personne n’avait encore pris une pelle pour l’en décapiter à la satisfaction générale, au milieu des travaux, jetant son corps parmi les canalisations avant de reboucher les trous… On attendait qu’il épargne cette peine aux autres. C’était lui le responsable : elle lui incombait ; à lui de réparer l’erreur des accoucheurs. Tous les regards le lui hurlaient : tue-toi !, supprime-toi !, fais-le pour nous !, pour le bien de l’espèce, pour sa pérennité.

Heureusement qu’il était célibataire ; dans le cas contraire, ils n’auraient probablement pas attendu son bon vouloir, et seraient déjà passés à l’action. Un petit groupe, une nuit, dans son appartement. Trois coups de couteaux, ses cris étouffés par son oreiller… tout était fini, personne n’avait rien entendu, personne n’en saurait jamais rien.

Il atteignit le bâtiment de son employeur, entra, et, assis dans la chaleur des machines parmi ses collègues indifférents, sa liste de tâches sous les yeux, il se calma. Il pourrait peut-être continuer à vivre.

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C’est lui qui, dans sa jeunesse, a fondé l’exploitation…

C’est lui qui, dans sa jeunesse, a fondé l’exploitation. Aujourd’hui, cinquante ans plus tard, le vieil homme qu’il est devenu se balade, toujours actif, dans les vergers prospères. Plusieurs de ses petits-enfants sont avec lui. Il cueille des poires tout juste mûres, les essuie et les tend aux enfants, qui croquent dedans avec avidité, et s’en régalent. « Et toi grand-père, tu n’en prends pas ? », dit l’un d’entre eux. « Non, répond d’une voix allègre le vieil homme : je ne mange pas mes propres fruits. — Jamais ? — Jamais, depuis bientôt quarante ans. Je les sélectionne, les cultive, les veille et les protège, les attends, les cueille, les échange, les vends, les donne, mais je ne les mange pas ; j’y ai renoncé. L’arbre ne mange pas ses fruits ! » Et dans un sourire, il écarte ses mains, les ouvre paume vers le haut, comme pour signifier qu’il n’y peut rien, que c’est ainsi : ils ne sont pas pour lui.

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