On prend les jeunes et, comme des chiots voués au traîneau, on les attache les uns aux autres et on tape au hasard sur la troupe avec le fouet. Au début, naturellement, celui qui reçoit le coup de fouet toujours immérité, sans fuite ni rébellion possibles, a tendance à se délester de sa rage sur ses pairs : on tape ainsi jusqu’à ce que les coups aient au contraire créé une indéfectible solidarité entre les membres de la génération. Alors il devient possible et presque facile de les diriger, tous ensemble, d’un seul coup de fouet — leurs dos endurcis n’en souffrent plus guère —, vers là où les anciens l’ont décidé.
Désormais dociles, on peut bientôt, les observant plus commodément, discerner les meneurs des suiveurs — car leur vie commune ne les a pas rendu identiques —, et dès lors tous les détacher ou du moins relâcher largement les liens, et assigner à chacun, selon ses moyens supposés, une tâche utile à la communauté — une tâche plus ou moins difficile mais jamais inutile.
Ceux que les coups n’ont pas apprivoisés sont impitoyablement et définitivement bannis. Ainsi la communauté se soude elle-même, devient de plus en plus solide, et grandit, grossit, comme un seul corps.
Je nais griffu, velu, cornu, pourvu de dents longues et pointues, de sabots fendus. Je grogne, et gémis sous les brutalités de ma mère, je cours vite, exerce mes griffes et mes dents contre les arbres, contre mes frères. Je suis un petit monstre, me signifie le sourire de mes parents ! Mais au fur et à mesure de mes nombreuses mues, au fil des ans, je perds peu à peu, un attribut à la fois, mes cornes, mes dents pointues, mes griffes, mes sabots, mes poils. À chaque mue je me dépouille un peu plus et ressemble un peu plus à mes parents. Quand finalement plus rien ne me distingue physiquement d’eux, je suis admis dans la société des adultes. Mais par précaution on me tient encore enchaîné, car si j’ai perdu mes griffes et mes dents, je n’ai pas encore perdu l’habitude de mordre et de griffer. Même quand je demeure immobile au fond de la cage qui me tient lieu de chambre, mon rictus — disent-ils — trahit encore la violence du monde, la violence des pensées qui m’habitent. Je comprends ce qu’on me dit, le jour je commence à pouvoir répondre, et même à poser des questions. Mais la nuit, ceux qui veillent n’entendent encore que des grognements, des gémissements, des hurlements.
Je suis peu à peu éduqué. Les grilles de ma cage laissent place à la fenêtre barrée d’une chambre à l’étage, et mes chaînes à une laisse de cuir. Je dois porter des vêtements car sans mes poils j’ai froid. J’apprends à lire, à écrire, à compter, à serrer la main qu’on me tend pour me saluer au lieu de la mordre, à sourire aux dames au lieu de les renifler. Vient enfin le jour où mon père ne me conduit plus que de sa seule main serrée sur mon cou. Il la tourne à droite et à gauche pour me guider, serre pour me retenir et m’arrêter, pousse pour me faire avancer. Puis il me lâche et cette liberté soudaine, ardemment désirée, me prend au dépourvu. Tout à coup j’ai l’impression que tous les yeux des adultes sur moi, jusque-là pleins de bonhomie, sont plissés sur des regards soupçonneux. Entre eux, je file droit, rase les murs, fais tout pour ne pas être remarqué. Je me fonds ainsi dans la société. Seulement de temps en temps — de plus en plus rarement —, du fond des nuits remonte dans mes rêves la savane où je cours à perdre haleine après la proie que je suis sur le point d’attraper quand je me rends compte que je n’ai plus rien pour le faire. Elle se débarrasse de moi d’une ruade (moi aussi j’ai eu de ces sabots !) et je me réveille en sursaut juste avant de succomber, un goût de sang dans la bouche.
Le grand-père du grand-père est enterré sous le cognassier. À l’époque le cognassier n’existait pas : il a poussé sur la tombe de l’aïeul. Quand le père du grand-père est mort, il a été enterré un peu plus près de la maison, et sur sa tombe un autre arbre a poussé. Maintenant on enterre le grand-père. Déjà on peut repérer dans la terre la petite pousse de l’arbre qui signalera bientôt, et pour de nombreuses générations, un ascendant. Ainsi, une ligne de cimes pointe vers la descendance, depuis les hautes frondaisons du plus vieux et majestueux des arbres, jusqu’aux récents bourgeons du dernier arbuste. C’est ce chemin que doivent emprunter les étrangers quand ils viennent en visite. « Et oui, nous ne cessons pas de régresser : veuillez nous excuser de notre déchéance ! » se lamentent invariablement les descendants dès qu’un visiteur arrive. Et ils montrent leurs enfants : « Pour eux, il n’y a même peut-être pas encore de graine qui existe. Quelles racines protégeront leur tombe ? » Ils apitoient ainsi les visiteurs. C’est pourquoi ceux qui reviennent ramènent toujours en cadeau des graines de grands arbres exotiques à semer sur les tombes. Les descendants montrent beaucoup de joie à la vue des graines : « Nous allons pouvoir faire de nouveaux enfants ! » s’exclament-ils. Ils prennent les graines et les emmènent au grenier où, par égard pour eux, on n’invite pas les visiteurs. Là, les descendants soulèvent le couvercle d’un grand pot de terre : sur les kilos de graines qu’il contient, ils ajoutent les nouvelles. Il n’y aura bientôt plus de place dans le pot, et les descendants sont déjà trop vieux pour avoir encore de nombreux enfants. Ils ne revendent pas les graines, ce serait sacrilège. Mais une fois par an, ils prennent le pot, et, en quelques jours — prétendument pour aller voir de la famille —, ils se rendent dans un endroit connu d’eux seul, encore inhabité. Là ils plantent les graines. Cet endroit est déjà couvert d’une belle forêt naissante. D’ici quelques générations, la famille pourra venir s’installer là, et, grâce au nombre et à la disposition des arbres, faire croire que le pays lui appartient.
Elle dit, les yeux brillants : « Il joue sa vie ! ». Ne se rend-elle pas compte qu’elle aussi joue sa vie ? Que la seule différence est qu’il s’est octroyé un premier rôle, quand elle s’est contentée d’un second ?
Seuls quelques-uns sont restés, les autres ont déserté pour se réfugier dans la chaleur des villes. Par haine de la promiscuité, je suis demeuré avec les premiers. Nous prenons possession des immenses bâtiments abandonnés ; ils n’ont pas été conçus pour l’habitation, et il nous faut du temps pour leur apporter le confort auquel nous sommes accoutumés et ne voulons pas renoncer : l’électricité, le chauffage, l’eau courante chaude, une douche. Nous nous installons peu à peu, à bonne distance les uns des autres. Chacun voit, aux limites du territoire qu’il s’est réservé, les autres vaquer à leurs occupations quotidiennes, toujours à portée de voix au cas où. Les portes sont toujours ouvertes, les limites n’ont pas été tracées : depuis l’exode, il y a bien assez d’espace pour tous. Nous nous rendons visite, prenons souvent nos repas ensemble, car nos cuisines sont encore rudimentaires. Des couples se forment. Aucun ne s’est encore durci au point de ne plus faire qu’un seul foyer, mais nous savons tous que ça viendra bientôt ; et d’ici mille ou deux mille ans, un nouvel exode sera nécessaire.
On grimpe à l’intérieur de soi, évidemment seul. Mais on ne serait pas surpris, on serait plutôt comblé si, parviendrait-on un jour au sommet, on trouvait tout là-haut le monde entier en cours de regroupement, attendant les nouveaux arrivants comme des amis réunis pour une fête-surprise.
Le coup tombe. La douleur le prend par surprise, comme s’il se rendait compte de son corps, voire de son existence, pour la première fois. D’abord il sursaute. Il cherche des yeux quelqu’un à qui montrer son corps et sa douleur, comme si c’était un vêtement, une tâche sur un vêtement qu’il voulait montrer. Puis, quand après une brève accalmie angoissante, la douleur redevient insupportable, il commence à se débattre. Il est habitué à la gêne, il est habitué à se battre contre les autres, mais contre cet ennemi invisible et si puissant, il est démuni ; il en est réduit à se frapper lui-même, à se jeter, se fracasser contre les parois, contre les arbres. Heureusement qu’il n’est pas au bord d’un précipice. Il faut qu’il s’assomme presque pour trouver quelque repos.
Quand la douleur se réveille, il n’a déjà plus la force de lutter, et le sait ; elle le trouve dans la cachette obscure où il s’est traîné, à l’écart des yeux et des oreilles, prostré, gémissant ; par instants un cri lui échappe, un mouvement réflexe l’agite encore, mais il ne se lève plus. Il inspecte cette douleur, de tous ses sens, il la circonscrit, essaye pour la première fois de la comprendre ; il découvre le goût de son propre sang, étrangement semblable à celui de ses proies. Enfin, comme effet secondaire de sa recherche, il découvre soudain que sa douleur lui présente un miroir — c’est par hasard qu’il a posé les yeux dessus —, un miroir intérieur dans lequel, au sein d’un monde soudain brisé en infinis détails, il se devine, composé de ces mêmes détails indiscernés, et se reconnaît pour la première fois — trop tard. Curieux comme jamais, pour distinguer les détails dans la pénombre croissante, il plisse les yeux de plus en plus étroitement.
Arrivé le premier au sommet, il se retourne, et inspecte du regard les flancs de la montagne, à la recherche des hommes. Mais il n’en voit aucun. Par instants un éboulis, un écho, une ombre, un éclat lui font croire avoir entraperçu l’un d’eux, mais il a beau scruter la pierre et la neige jusqu’à en avoir mal aux yeux, rien ne vient jamais confirmer ses impressions ni combler ses espoirs de voir enfin les hommes arriver. Étourdi par le grand vent, engourdi par le grand froid des altitudes, il les attend, de moins en moins patiemment à mesure que sa solitude devient plus pesante et sa vie difficile. Et il se résout finalement à faire demi-tour, pour aller les chercher. Il descend longtemps, et bien loin du sommet, il les voit, il les retrouve, ou en retrouve du moins une partie, peinant, extrêmement lents, constamment trébuchant et tombant et devant recommencer, constamment bloqués et devant redescendre et contourner l’obstacle insurmontable. Il leur tend la main, il s’encorde à eux, il les tire et les guide. Ainsi lesté, il sait qu’il n’atteindra sans doute jamais le sommet une autre fois ; il continue pourtant à monter, mais de dos, ses mains, ses regards désormais concentrés sur les hommes à sa suite. S’il aperçoit encore le sommet, c’est par hasard, brillant un instant dans leurs yeux.
Les premiers arrivés sont seulement ceux qui auront dû attendre le plus longtemps — rendus presque fous par l’impatience — que les derniers les rejoignent enfin.