Je me traîne vers ma vie, aussi lentement que je peux, en zigzag, honteux, j’avance de côté, les yeux détournés ou cachés derrière ma main, la regardant seulement du coin de l’œil, entre mes doigts à peine écartés. Mais j’ai beau prendre les chemins les plus sinueux, les détours les plus longs, je finis quand même par arriver à sa portée. Je rejoins là les autres et m’insère dans leur ronde. Je leur donne les mains, pour ne pas pouvoir toucher ma vie, et comme eux je tourne autour d’elle face contre terre pour ne pas la voir. De temps en temps, je lui jette un regard à la dérobée, le cœur battant, pour vérifier qu’elle est toujours là, sur son piédestal, qu’elle n’est pas partie, lassée d’attendre en vain. Et si la plupart du temps je l’aperçois qui m’observe avec sévérité, voire courroux, quelquefois il me semble la voir m’adresser un clin d’œil, qui me fait sursauter. Suis-je donc démasqué ? Mais l’instant d’après elle a déjà repris son faciès austère et moi, à la fois soulagé et désespéré, je continue à suivre la ronde, mes mains attachées et agrippées aux autres mains.
J’observe, quand de loin en loin le cas se produit, celui de mes compagnons qui s’est arrêté de tourner et qui, les yeux fixement levés sur sa vie, s’arrache à la ronde et aux mains envieuses, en quelques pas rejoint sa vie, s’en empare, et, ainsi pourvu, fait demi-tour et fend la ronde figée un instant, puis s’éloigne sans un regard pour nous qui à haute voix injurions son dos tout en le suppliant secrètement de nous aider à l’imiter.
Devant ma vie je me dédouble, et je me bats contre moi-même. Ma vie est l’enjeu de ce duel : l’autre m’empêche d’y accéder. Il suffirait pourtant que le gardien de ma vie — ce demi-gardien — se retourne, pour que le combat cesse : il tomberait à genoux, il déposerait les armes et se rendrait, et soumis il embrasserait la vie. Mais c’est précisément pour ne pas se retourner qu’il se bat, pour ne pas avoir à se retourner, car il sait, puisque je le sais, ce qui l’attendrait dans ce cas.
Ce combat, je ne peux pas le remporter, car je le livre à peine : je retiens mes coups. La plupart du temps, je me tiens à distance de mon adversaire, et je regarde, au-dessus de sa tête, notre vie : sur son piédestal, elle se tient immobile, impassible, les yeux fixés au loin. Je finis par m’asseoir, et l’autre s’assoit lui aussi, juste sous la vie, adossé au piédestal. Là, j’attends de trouver le courage de me battre. Mais ce courage est dur à trouver, car l’autre est pitoyable dans l’énergie qu’il déploie pour rester constamment dos à cette vie qui est aussi, il le sait parfaitement, la sienne. Il me faut beaucoup de temps pour que l’impatience et le dégoût me révoltent au point de me pousser à le frapper. Et à l’instant où, enfin, j’ai trouvé le courage de me battre, je constate que l’autre a disparu : ma vie est offerte. Je m’en empare, mais jusqu’à maintenant je n’ai jamais réussi à la garder : l’autre finit toujours par revenir s’interposer entre moi et ma vie. L’attente alors recommence, tandis que notre vie, toujours impassible sur son piédestal, les yeux toujours fixés sur le lointain, peu à peu rapetisse, amenuisant à chaque fois l’enjeu du prochain combat.
Je lève les yeux, et constate que le piédestal autour duquel j’ai tourné pendant toutes ces années est vide : ma vie est partie, lassée, ou morte, ou bien elle a tellement rapetissé qu’elle a disparu. Je m’effondre et, au pied de ma vie, contre le piédestal de pierre, je pleure, anéanti. Je n’ai pas d’autre envie que de mourir. Mais je dois en avoir le cœur net : quand mes sanglots sont secs, je me hisse sur la pointe des pieds et je peux regarder la face supérieure du piédestal : j’y vois un petit caillou. Pour l’attraper, je dois grimper. Au bout de quelques minutes, j’ai réussi à me hisser sur le socle de pierre, et, accroupi, je tiens ce petit caillou au creux de ma main, un petit caillou marron, dur, apparemment quelconque. Je me redresse et jette un coup d’œil à la ronde, à la recherche de ma vie. Mais je n’ai pas d’espoir : si même elle était encore visible, elle ne reviendrait pas : j’ai pris sa place — la mienne.
Il s’enfonce pour la première fois dans cette forêt dont il ne connaît que depuis peu l’existence, et que faute de temps il avait seulement effleurée depuis son arrivée récente dans la région. Quelques semaines plus tôt, il faisait encore beau et chaud, mais l’hiver a déjà commencé, le vent est fort et froid, et ça ne fera qu’empirer jusqu’au printemps. C’est peut-être aujourd’hui sa dernière chance de voir cette année la forêt sans neige, et c’est pourquoi il a voulu y consacrer son jour de repos, malgré la fatigue accumulée. Il ne connaît encore personne pour l’accompagner, mais pour une première rencontre il préfère de toute façon être seul. Il regarde avidement, respire largement. Il est entré avec prudence, presque avec timidité, observant les feuilles trembler, la lumière scintiller ; maintenant que le chemin s’est élargi il marche vite, et sent l’entrain et bientôt l’allégresse gagner son humeur. Par moments il voit un lapin traverser en courant le chemin, encore loin devant lui. Des oiseaux s’envolent, il ne voit pas d’autres animaux. Il sait qu’il y a encore ici des ours et des loups, mais que les chances d’en rencontrer sont négligeables.
Il s’arrête pour se reposer et déjeuner des provisions qu’il a apportées. Il s’allonge un moment, et s’assoupit même brièvement, hypnotisé par le balancement lent des plus hautes branches sur fond de nuages filant. Réveillé, il se lève et se remet à marcher vite pour se réchauffer, car l’humus déjà frais l’a transi à travers ses vêtements trop perméables. Il passe ses mains sur les écorces des arbres, pour sentir le bois ; les écorces dures lui griffent les paumes, mais c’est une sensation agréable. Il a ramassé une branche cassée, et il s’en sert pour retourner de petits tas d’humus. Des insectes grouillent et détalent, qu’il abandonne.
Vers le milieu de l’après-midi, il fait demi-tour. Il n’a vu aucun être humain depuis son départ. Il veut essayer d’autres sentiers pour rentrer. Il se perd et comme le jour décline vite, les nuages stagnant soudainement devant le soleil, une légère angoisse lui fait accélérer le pas. Mais il finit par reconnaître qu’il est dans la bonne direction ; durant les quelques dernières centaines de mètres, il devine déjà la lisière connue de la forêt, et un grand bien-être le remplit. Rentré chez lui, il tente de trouver sur sa carte de la région — le premier objet qu’il ait acheté ici, juste en arrivant à la gare — le chemin qu’il a suivi dans la forêt. À son agréable surprise, il n’y arrive pas. La carte est-elle fausse ou incomplète ? Il lui faudra retourner dans la forêt pour le vérifier : un bon prétexte (il en a malheureusement souvent besoin).
Une semaine plus tard, carte en main cette fois, il retourne dans la forêt. Plusieurs fois cette semaine, pendant ses moments d’oisiveté, il s’est abandonné à la hâte de ce retour. Le soir, il a étudié la carte. Deux fois il est allé jusqu’au bord du village, où il a essayé de faire correspondre visuellement toponymes et collines boisées. De loin c’est difficile, la perspective brouille les distances, et il manque les repères des chemins.
Il s’enfonce de nouveau, par le même chemin qu’une semaine plus tôt, et pointe sur la carte les repères, entoure au crayon les étapes. Il finit par comprendre ce qu’il avait fait. Le chemin est bien sur la carte, mais il serpente tellement, est coupé de tant d’affluents et de voies transversales, qu’il n’est pas étonnant qu’il ne se soit pas souvenu de tous ses tours et détours.
Reconnaissance effectuée, il rentre plus tôt que l’autre fois, et passe la soirée à préparer, sur la carte, son expédition de la semaine prochaine. Pour les vacances, il prévoit de s’attaquer à la grande ville voisine, rue par rue. Bien plus tard, quand il en aura fini avec la région entière, il sera de nouveau temps pour lui de déménager.
Le voilà qui bricole : il prend un ongle et le met sur sa paupière, il remplace ses orteils par ses doigts, ses doigts par ses orteils, il met ses yeux à la place de ses narines, ses narines au bout de ses seins, ses mamelons dans ses orbites oculaires ; il met ses cheveux sur ses fesses et ses genoux dedans, il plante ses dents tout autour de son cou comme un collier, il intervertit cœur et cerveau, bras et jambes, ou bien il colle ses chevilles à ses fesses, met ses jambes à la place de ses oreilles et ses oreilles au bout de ses jambes, puis dénoue et déplie son nombril et le modèle en forme de fleur… Les morceaux qui lui restent en main, il les détaille un par un puis, une fois qu’il a trouvé à les réutiliser, il observe comment fonctionne le tout, si la transformation est viable ou non. Comme il n’est jamais satisfait, il recommence sans cesse, et toujours, à regret, il en revient à tout remettre à peu près tel qu’il l’avait trouvé. Ce n’est pas manque d’imagination, mais plutôt que ses propres pièces sont trop peu nombreuses, et ne se laissent pas aisément détourner de leur fonction d’origine et plier à ses désirs. Il n’a pourtant que celles-là, qui sont à la fois tout son matériau et tous ses outils. Il ne peut même pas les échanger avec autrui, dont il ne peut attendre que la petite aide qui consiste à maintenir ses pièces pendant qu’il les travaille avec la douceur et la retenue que sa peur de les casser lui impose : c’est seulement en les caressant, en les frottant, en soufflant dessus qu’il essaye de les façonner. Il change ainsi presque constamment, mais si peu chaque fois, si lentement, qu’on n’a pas de mal à le reconnaître, sur lui on voit plutôt ses efforts que leurs résultats.
Comme ils ne quittaient pas le soleil des yeux, ils ne se rendaient pas compte qu’ils marchaient dans la boue. Longue et lente file d’anonymes embourbés aux mentons levés, qui circulait autour du monde sans en avoir conscience, qu’on allait voir, depuis les villages, comme un troupeau d’animaux migrateurs, dont les passages mesuraient le temps. À force de suivre en boucle le même chemin de hasard au fil des générations, ils l’avaient creusé, et la boue s’y était installée, de plus en plus épaisse et haute. Les premiers en avaient déjà jusqu’à la taille, et tous devaient lever haut leurs genoux pesants, mais ils n’y prêtaient pas attention : leurs regards fixés sur le soleil et brouillés par le ruissellement continuel de leurs larmes ne descendaient pas jusque-là, au plus bas de son champ de vision chacun ne voyait que le sommet du crâne de son prédécesseur immédiat. Depuis les berges, des femmes leur tendaient des mains secourables, des branches, qu’ils n’apercevaient pas.
Jusqu’au jour où le chemin fut tant creusé, où la boue y eut tant monté qu’elle submergea les premiers de la file. Beaucoup furent ainsi sauvés mais certains prirent peur, ne parvinrent pas à se laisser engloutir et sauver et se débattirent, et leur panique, leur débâcle gagna de proche en proche toute la file immense. Chacun dès lors s’efforça de s’enfuir en escaladant les berges, qu’il voyait pour la première fois. On s’arrachait les quelques branches et les rares poignées d’herbes émergeant des flancs visqueux des berges, on poussait, on appuyait frénétiquement sur ses devanciers pour grimper plus vite, on écrasait les corps qui avaient glissé dans la boue. Dans ce chaos — où ils entraînèrent beaucoup des malheureuses qui essayaient de les hisser —, ils se piétinèrent et s’engloutirent presque tous.
Comme si la nuit était tombée en plein jour, ils avaient brusquement cessé d’être obsédés par le soleil. Alors une boue grasse, épaisse, recouvrit les terres émergées, remplaça les mers, enveloppa la terre entière.
Le but qu’il s’est donné est posé, offert, sur la table — là où il l’a mis lui-même ; assis sur la chaise, il n’a qu’à tendre la main pour le saisir. Mais il s’efforce de ne pas le saisir : devant son but il se retient, avec une constance désespérée, car son but est justement de ne pas saisir son but. C’est pour se concentrer sans diversion sur cet effort qu’il nous a quittés, il y a déjà de nombreuses années, qu’il s’est retiré dans les hauts plateaux déserts, pour se concentrer sur cette lutte très difficile, presque insoutenable. Mais ce serait encore pire, encore plus dur s’il cédait à la possibilité néfaste de saisir ce but dérisoire, dérisoirement inutile et consciemment choisi comme tel, car alors rien — il le sait —, absolument rien ne se passerait, rien ne changerait et il faudrait recommencer… Et combien ce serait difficile de recommencer, sans l’espoir diffus qu’à défaut d’idéal le but instille… Plutôt la mort que ça !
Bien sûr, il voudrait ne plus avoir à lutter : être libéré du but, l’oublier, quitter la cabane, redescendre parmi nous et reprendre la vie. C’est là son vrai but, mais pour l’atteindre il doit déjà franchir l’obstacle du premier, et il en est encore loin.
On ne sait pas quand la porte apparut. On doit évidemment supposer qu’elle n’a pas toujours été là, même si elle ne peut être que vieille de nombreux siècles. Ce qu’on peut raisonnablement inférer du consensus des légendes, c’est qu’elle fut d’emblée là où elle se dresse encore, au milieu de la clairière à peu près circulaire qui semble avoir toujours été le centre de notre civilisation sylvestre et où aujourd’hui encore nous nous concentrons. Elle y serait apparue la nuit, dans un éclair, provoquant l’incendie dont les flammes auraient modelé notre clairière. Mais rien ne permet de rien confirmer sur son origine ni sur les miracles moins croyables dont la légende entoure son apparition. Nos recherches historiques et archéologiques n’ont abouti à rien — nos moyens de recherche sont certes limités ; notre odorat est sans pareil, mais l’odeur originelle de la porte — si elle en a jamais eu — a depuis longtemps disparu, narines contre elle on ne sent rien d’autre que les odeurs habituelles de la forêt sa gigantesque et circulaire voisine. D’elle, nous ne savons rien de plus que ce que nos lointains ancêtres ont peu à peu découvert. La porte est grande, et n’a pas d’envers : d’Est en Ouest, elle est largement visible, dressée au centre de la clairière ; d’Ouest en Est au contraire, la clairière est vide. On a marqué l’emplacement de la porte de grosses pierres posées contre son chambranle : d’Ouest en Est, les pierres sont seules visibles ; on peut même passer entre elles, là où devrait se tenir la porte, comme on peut passer n’importe où, sans rien sentir, ni rien risquer. L’envers de la porte n’est pas seulement invisible : il n’existe pas. Du côté apparent, la porte est fermée, et semble l’avoir toujours été. Il s’est écoulé sans doute très longtemps avant qu’on ose l’ouvrir. À en croire le corpus des légendes, c’est à un juge que l’on doit l’idée toujours appliquée — encore que sans la moindre efficacité — qui consiste à offrir aux condamnés à mort la possibilité de préférer passer la porte. Malheureusement, bien qu’ils n’aient aucun autre espoir de survie, peu choisissent de le tenter. Aucun, en tout cas, ne l’a jamais passée dans l’autre sens — ni personne, aucun être vivant ou mort, aucun dieu, rien. Quand la porte est ouverte, à l’occasion de la cérémonie rare et suprêmement solennelle de son franchissement par l’un d’entre nous, beaucoup ici, rassemblant leur courage, satisfont leur curiosité en regardant à travers elle. Cette expérience, dont je suis parvenu à me lasser, est décevante et terrifiante : car on voit à travers la porte comme à travers n’importe quelle autre porte : on voit le côté Ouest de la clairière, on voit ceux qui par hasard s’y tiennent ou y passent. Celui qui la franchit, on le voit s’avancer dans la clairière, il marche longuement, comme si celle-ci mesurait des kilomètres — et quand il atteint l’orée de la forêt, il est déjà si minuscule, si difficilement discernable, qu’il cesse bientôt d’être en vue, sans que l’on puisse savoir si les arbres ou les hautes herbes le cachent ou s’il a vraiment disparu. On a beau exhorter les condamnés à mort à faire demi-tour au bout de quelques pas, en leur promettant, s’ils parviennent à revenir parmi nous, l’amnistie — et la gloire : invariablement nous les voyons avancer droit devant eux, sans se retourner, sans rien tenter.
On rapporte le cas de quelques habitants qui, par désespoir ou par une curiosité pathologique, auraient franchi d’eux-mêmes la porte, au secret de la nuit. Il est certain qu’on trouve parfois, au matin, la porte ouverte, mais on ne peut rien en conclure — il n’est pas rare que l’un d’entre nous parte à l’aventure hors de la forêt, vers les montagnes, vers l’océan, vers les civilisations de cruels carnivores des plaines, ou cherche dans les grottes enténébrées la solitude silencieuse que la forêt ne permet pas, et ne revienne jamais.
On a supposé que la porte nous est destinée, qu’elle ouvre au chemin de la vérité, du salut, du ciel, ou des enfers, ou de la perdition : tous lieux dont on ne revient pas. Cela m’importe peu ; je suis vieux maintenant, près de mourir ; et, depuis hier, déjà hors de ma vie. J’ai eu beau lutter de toute mon éloquence, je n’ai pas réussi à retourner la majorité au Conseil, et la décision a été votée de détruire demain, sacrificiellement, la porte. Certes, obsédant de nombreux esprits, elle nuit au développement de connaissances utiles et désirables. Mais pouvons-nous refonder notre vie sur la destruction de la plus radicale étrangeté qui nous soit jamais échue ? Ne peut-on au contraire considérer ce mystère comme la chance la plus grande de notre civilisation ? Mais le pouvoir appartient désormais aux jeunes générations, qui n’ont pas de temps à perdre, pas le temps d’attendre la révélation de l’intimité qui s’établit peu à peu entre l’être qui chaque jour la côtoie et la porte insondable. Demain vous saurez s’il était possible, et s’il était sans danger, de la détruire. Si c’est le cas, je ne sais pas ce qu’il en sortira. Peut-être s’agira-t-il du meurtre rituel qui dit-on fonde ou refonde une communauté en devenir ; peut-être au contraire ce geste marquera-t-il la fin de la forêt, le commencement d’une décadence irréversible ou la révélation d’une décadence jusqu’alors larvée… Ces questions ne m’importent plus. Je n’en connaîtrai jamais la réponse. Je m’en vais répondre à l’appel d’autres questions, plus anciennes et plus essentielles. Ma main, sur la poignée, tremblera quelques minutes peut-être, avant de la tourner, avant que ne s’ouvre une dernière fois la porte, que je franchirai sans, moins que jamais, nul espoir de retour — sans désir de retour. J’ai longuement médité mon geste, tous les jours, pendant des années ; je dois le précipiter, à cause du vote que je n’ai pas su empêcher ; mais je suis prêt. Savoir et trouver, désormais, m’importent moins que partir et changer.
Oisif et curieux, je passe mon temps à ouvrir des portes parmi les innombrables qui criblent ma tête. Beaucoup de murs là, certes, mais plus encore de portes que de pans de mur, et la plupart non verrouillées. Je continue à penser qu’elles ne devraient être que symboliques, que je devrais pouvoir traverser les murs de ma tête, mais je n’y suis jamais parvenu.
À tous les coins de rue, tous les quelques pas, et même en plein champ, je trouve une porte que je ne connais pas, je tourne sa poignée et j’entre, curieux de ce qui se passe dans ma tête. Habituellement je ne reconnais pas grand-chose. Des champs, des forêts touffues que je ne peux pénétrer, des mers de collines jusqu’à l’horizon, que je parcours en tous sens pendant des jours, des intérieurs quelconques et variés. Beaucoup de portes — peut-être la majorité — qui n’ouvrent que sur d’autres portes. Et des villages déserts. Parfois j’aperçois de loin une ou quelques silhouettes, des ouvriers au travail, mais si je m’approche ils disparaissent, et je ne trouve que les ateliers, les champs, les établis désertés, avec les manches des outils encore chauds. Seuls les animaux ne fuient pas à mon approche. Au début, poliment, je frappais aux portes… j’ai vite arrêté, d’abord parce que je suis chez moi, et parce que de toute façon les éventuels habitants sont toujours déjà loin quand j’ouvre une porte, que j’aie frappé ou non, et aussi soudainement que j’aie pu l’ouvrir.
Certaines portes sont fermées à clé : je suis obligé de fouiller dans mes poches, parmi les milliers de clés dépareillées que je transporte continuellement avec moi et qui tintent ridiculement à chacun de mes pas, effrayant les lapins qui pullulent. Au bout de quelques dizaines de clés essayées, ma patience est à bout et je m’en vais sans ouvrir la porte. Si par un chanceux hasard j’ai pu trouver la bonne clé assez tôt, j’entrouvre prudemment la porte et jette un coup d’œil à ce qu’elle cache. Parfois je comprends tout de suite pourquoi cette porte était fermée à clé et je me hâte de la refermer, mais plus souvent je ne trouve guère de différence entre ce que je vois là et ce que je vois derrière la plupart des portes : les mêmes villages, les mêmes intérieurs quelconques, les mêmes champs, les mêmes déserts jusqu’à la mer, que j’ai fini par atteindre. Là se situe le port. Je l’ai d’abord trouvé désert, mais cette fois je suis resté là, assis sur les quais, à attendre. Au bout de trois jours, la population a été obligée de revenir car les marchandises commençaient à pourrir. Et ainsi pour la première fois je peux observer les habitants de ma tête. Je suis à la fois déçu et rassuré par leur banalité. Seule me choque encore parfois leur méfiance absolue à mon égard : ils font comme s’ils ne me voyaient pas, ils ne me regardent jamais dans les yeux, ils détournent leurs yeux quand je les cherche, aucun d’eux, même un enfant (d’ailleurs je n’en ai jamais vu) ne m’a jamais adressé la parole, et leur indifférence muette est telle que j’ai rapidement cessé de les interpeller, même grossièrement, et de leur adresser des questions toujours sans réponse. Je reste donc la plupart du temps au milieu des caisses et des containers, à fouiner pour trouver quelque chose qui me deviendrait précieux.
En haut d’une tour, derrière une énième porte ouverte au hasard, j’ai trouvé un studio qui m’a plu. J’y ai emménagé, et je l’appelle mon bureau. Là je rapporte mes trouvailles, et m’installe peu à peu. Ne devrais-je pas diriger l’empire de ma tête, me dis-je souvent, allongé sur mon lit, ne devrais-je pas donner des ordres, décider de tout jusqu’au moindre détail ? Mais si je reste une semaine à regarder le plafond, la vie suit son cours, les bateaux continuent d’arriver au port, les cargaisons toujours nombreuses d’être débarquées…
Et pourtant je vois clairement que, bien que les habitants soient tous de bons travailleurs, c’est le chaos dans ma tête, un chantier perpétuel : c’est la direction qui fait défaut, remarqué-je à chaque instant. Et qui d’autre que moi pourrait s’en occuper ? Mais à qui donner mes ordres, à qui m’adresser quand nul ne m’écoute ni ne me répond ? Je n’ai pas trouvé le moyen d’exercer ici mon pouvoir, mon devoir. C’est peut-être mieux ainsi : ce serait trop pour un seul homme. Je devrais me contenter de ne donner que de vagues directives, j’indiquerais des voies à suivre et d’autres à délaisser mais dans le détail je ne pourrais être d’aucun secours. J’aurais beau contempler par les fenêtres de mon bureau aérien l’ampleur des travaux, je ne mesurerais pas la réussite ni la direction de l’ensemble. Mes ordres seraient-ils appliqués ? Je ne serais la plupart du temps même pas capable de m’en rendre compte. Dans le grand bureau céleste je recevrais les explorateurs et j’écouterais leurs récits, d’après lesquels je devrais tenter d’entrevoir dans ce qui n’est pas encore possible et dans ce qui l’est à peine le désirable et le raisonnable vers lesquels tendre. Mais les récits seraient le plus souvent tellement contradictoires qu’ils ne feraient que me rendre encore plus difficile la prise de décision. Je ne voudrais pourtant pas cesser de décider et abandonner mon empire au hasard, et j’aurais alors souvent la tentation, pour simplifier et rendre plus efficace l’exercice de mon pouvoir, de faire bâtir tout autour de l’empire une muraille infranchissable. Il n’y aurait que quelques portes, peut-être une seule, les entrées, les sorties seraient sévèrement contrôlées, toutes les marchandises en transit seraient consignées dans un index détaillé grâce auquel je connaîtrais précisément le territoire, le personnel et le mobilier de mon empire et contrôlerais précisément mon état et les possibilités de son évolution. Je pourrais tout régenter, les rues sentiraient l’ordre et l’unité d’un projet maîtrisé…
Derrière ces murailles je n’irais jamais voir. Là-haut seul dans ma tour, contemplant derrière mes fenêtres célestes l’étendue rationalisée, seul dans un monde achevé, je n’aurais plus qu’à attendre la mort… Et dans mon lent et morne désespoir j’appellerais secrètement le chaos au secours.
Résigné donc au chaos dans ma tête, résigné à l’imprécision, peut-être même à l’inutilité des ordres que je pourrais donner pour le réduire, résigné à l’impossibilité où je me trouve de les donner et d’agir dans ma tête, il me reste à me résigner encore à ce que je sais depuis longtemps sans vouloir l’admettre : que c’est du dehors, indirectement, que je peux agir sur ma tête, que seulement ainsi je peux diriger mon petit empire intérieur. Pour cela, cesser mes explorations errantes, cesser d’être inutilement curieux de toute quelconque porte trouvée par hasard, cesser de me contenter de permettre, sans rien faire, l’existence de tout ceci, cesser d’attendre, me lever de mon lit, sortir de mon studio, descendre de ma tour, et franchir la porte, la dernière et la plus précieuse de toutes : celle qui mène hors de ma tête (et par là, éventuellement, dans toutes les autres).
Il ouvre la bouche pour parler. Je ne lui en laisse pas le temps : d’un geste imparable, fulgurant, j’enfonce mon poing dans sa gorge et j’en arrache, en retire dans le même instant sa parole. Privé de voix, de mots, presque de monde, il s’étiole, se dessèche à vue d’œil. Il s’effondre en lui-même et ne tarde pas à disparaître, petit sac de chair et d’os sans forme, puis cendre dispersée par le vent.
J’ouvre ma main : sa boule de parole y palpite comme un cœur. Je l’empoche et m’en vais, vainqueur cette fois encore. Elle ira rejoindre ses semblables derrière les vitres de ma collection. Je les conserve comme trophées, en attendant que la mienne les rejoigne, sur les étagères d’un autre.