Journal du conteur

Au centre de l’agora…

Au centre de l’agora, dans une vasque sur un podium, est la parole. Qui veut parler, monte sur le podium et met la parole dans sa bouche. La foule, à peine aperçoit-elle un homme escalader le podium, accourt. Pendant quelque temps, elle écoute. Puis les premiers contradicteurs, échauffés par le discours toujours provocateur, s’enhardissent. Ils s’approchent du podium, jouant des coudes. Le mécontentement enfle, gronde. Jusqu’à ce qu’un courageux, ou un colérique, attrape les échelles et commence à grimper. C’est le signal : alors on se rue, la foule hurle. Le discoureur se brise la voix à crier assez fort pour qu’on l’entende encore. Ses défenseurs — car il en a toujours — se jettent sur les assaillants du podium. La bataille s’engage. La foule, plus nombreuse, finit toujours par avoir le dessus. Le premier assaillant qui atteint le sommet du podium se jette sur le discoureur lapidé.

Dans le tumulte, la parole est perdue. Elle roule, elle est écrasée, projetée dans la foule. Disparue, volée, détruite.

Plus de parole ; la cité en sera privée jusqu’à ce qu’une autre, une nouvelle parole soit déposée, lors d’une cérémonie solennelle, dans la vasque.

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La langue est dans une valise…

La langue est dans une valise qu’on ouvre à tour de rôle. On parle, puis on range la langue dans la valise et on la tend à son voisin, son interlocuteur, son contradicteur.

La valise est tendue, mais plusieurs mains s’en saisissent en même temps. Chaque main la tire à soi. Dans la lutte qui s’ensuit, la valise s’ouvre et la langue se répand. C’est la mêlée, chacun veut son morceau de langue. Bientôt il ne reste plus le plus petit fragment de la langue au sol, tout a été scrupuleusement ramassé, empoché. La parole commence.

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Il se rend compte qu’il a des mains sur ses mains…

Il se rend compte qu’il a des mains sur ses mains, toutes les mains sur ses mains. Et qu’il ne peut lever la main, pointer du doigt, gifler, caresser, sans que toutes les mains du monde à sa suite ne se lèvent, pointent du doigt, giflent ou caressent. Devant l’intolérable poids, l’écrasante responsabilité, il s’arrête, interdit. Il s’immobilise, ne bouge même plus les yeux. Ne parle plus non plus, pour que ne s’élève pas le chœur de toutes les voix. Et n’est plus qu’attente ; et toutes les attentes du monde attendent dans son attente.

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Il jette des pierres dans l’eau…

Il jette des pierres dans l’eau, le plus loin possible : ce geste est ancestral, vieux comme le pouce opposable et la main préhensile, comme la station debout, vieux de centaines de milliers, peut-être de millions d’années. Il l’accomplit pourtant comme si c’était la première fois : telle est l’innocence de la nature.

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À défaut d’avoir une infinité de mains…

À défaut d’avoir une infinité de mains, il est très rapide à saisir les objets tour à tour, à les lâcher, à en attraper d’autres. Néanmoins de chacun d’eux il garde au creux de sa main l’empreinte. Toutes ces empreintes accumulées, stratifiées, pèsent sur ses mains, ses mains recouvertes de cette seconde peau durcie qui les rend de plus en plus insensibles et lourdes, impotentes, inutiles. Il les tient au bout de ses bras comme deux poids morts, comme deux louches avec lesquelles il puise la substance du monde et la porte à ses lèvres et à son nez. Ceux-là aussi sont en voie d’obturation. Heureusement, il passe la plupart de son temps les yeux fermés.

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Les archives

Je circule dans les archives. Partout où je regarde, je ne vois que musées et bibliothèques éventrés, qu’étagères et vitrines atterrées dans la poussière, que monuments défoncés, que statues profanées, que reliques brisées, que bureaux, locaux, matériel saccagés. Je sais que si je descends dans les caves je ne trouverai que parois effondrées, piliers rompus, roche à nu, collections en grande partie détruites par le feu, par les inondations, pourrissant dans les cendres et la boue, infestées d’insectes et de rats : comme tout le monde, je ne m’y risque pas.

On avait voulu, par précaution, tout conserver, censément pour toujours. Les archives s’étaient mises à grossir démesurément, bâtiment après bâtiment sur tous les continents ; en quelques siècles elles avaient recouvert toutes les terres : les archives étaient devenues le monde entier. L’administration mondiale des archives avait supplanté les nations, dominait le monde et décidait de son avenir, employait la très grande majorité des humains. On naissait, vivait, mourrait dans les archives ; on travaillait directement ou indirectement pour les archives ; pendant ses vacances on allait visiter des portions lointaines des archives… Une vie routinière, entièrement tournée vers le passé ; des siècles d’efforts politiques étaient parvenus à annihiler toute créativité : le développement s’était arrêté, aucun événement digne d’être remémoré ne survenait plus, aucune connaissance, aucune œuvre, rien n’était plus produit qu’il aurait fallu ajouter aux archives en dérangeant la perfection de leur ordonnancement. Elles étaient pleines, fermées, on avait clos leur catalogue ; il n’y a avait plus qu’à les entretenir indéfiniment. Pendant plusieurs autres siècles elles s’étaient maintenues : on changeait les ampoules, les systèmes de surveillance défaillants, on nettoyait les rues des gigantesques musées à ciel ouvert qu’étaient devenues les villes… La bonne volonté et le zèle de quelques employés, à tous les niveaux hiérarchiques, suppléaient l’indifférence et le laxisme de la plupart. Mais peu à peu ça n’avait plus suffi, et le temps était finalement venu où les archives avaient succombé sous le poids de leur propre immensité, de leur immobilité : le déclassement, le désordre, la saleté s’étaient installés ; des portions toujours plus grandes des archives, bientôt des territoires vastes comme d’anciens pays, avaient été négligés et avaient fini par être laissés à l’abandon, dans l’indifférence de la plupart des hommes, conditionnés à la plus servile apathie. L’aboutissement de cette lente dégradation est sous nos yeux : livrées au chaos, livrées aux intempéries qui peu à peu les décomposent, les archives ne sont plus que des ruines. Et dans ces ruines de la stagnante mémoire où beaucoup errent encore hallucinés, dans ces ruines qui ressemblent de plus en plus à des ordures, la résolution, l’imagination se réveillent, la vie renaît et l’avenir se rouvre et se déploie.

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Pendant des années, l’homme avait gavé sa vieille mère…

Pendant des années, l’homme avait gavé sa vieille mère, tous les jours, de monceaux de victuailles très sucrées, très grasses, très salées, jusqu’à ce qu’elle soit assez grosse, les mains, les pieds, la tête sans cou seuls émergeant d’une gigantesque boule de chair plissée. Alors il prit un couteau, et il fouilla les plis et replis de la peau démesurée, à la recherche du sexe enfoui. Dès qu’à tâtons il l’eut trouvé, il planta le couteau dedans, et au milieu des hurlements de la femme trop empêtrée dans sa propre peau pour pouvoir se débattre, il commença à écorcher, à éventrer. Il vida les viscères, écarta les côtes nettoyées, et quand le trou fut assez grand pour lui, il y pénétra et s’enfouit tout entier dans le grand ventre de sa mère. Il ramena sur l’ouverture les pans de peau écorchée, et il demeura là, immobile, observant par l’étroite ouverture qu’il n’avait pu boucher la lumière décroissante du jour, attendant, bientôt s’endormant.

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Soudain, je suis dans la forêt…

Soudain, je suis dans la forêt, les feuilles tremblent, encore constellées de gouttes de pluie, j’avance, je suis mouillé, j’ai froid, heureusement le soleil a déjà reparu, je vois le bleu du ciel, là-bas, et le vent se met à souffler ; les premières rafales me frigorifient, mais elles me sèchent aussi, et quand je découvre, d’un coup, l’immensité de la cité devant moi je suis sec et ne tremble que d’émotion. Les rayons du soleil m’aveuglent, reflétés par les parois dorées de la cité millénaire, désertée, oubliée, la cité en forme de femme. J’avance entre les deux longues jambes où la végétation figure une pilosité maladive et néanmoins fascinante plus que répugnante. Très loin devant moi, j’entrevois l’immense porte de la ville ; bien trop loin pour aujourd’hui : je dois m’établir pour la nuit qui va tomber d’ici peu. Je m’étends sur l’humus humide encore du sol, et je laisse les scorpions venir parcourir mon corps inaccoutumé, immobile, je respire le moins possible, je lutte contre la répugnance presque intolérable que provoquent en moi cette mygale velue qui s’est glissée dans mon pantalon, ces fourmis qui sortent en chenille de mes narines, emportant chacune une goutte ou un morceau de mes sécrétions et excrétions, qu’elles sont allées chercher directement dans mes organes. Je tente d’oublier ce boa qui dort sur ma poitrine, ce crocodile égaré qui a faim, ces phasmes immobiles postés sur mes orteils dénudés par la voracité de je ne sais quel prédateur minuscule innombrable… Car je suis nu maintenant, je m’en rends compte, ils m’ont débarrassé de mes vêtements comme sans doute il est nécessaire de l’être pour avoir seulement une chance de pénétrer dans la cité, que j’ai tant cherchée, et qu’aujourd’hui enfin j’ai trouvée, comme elle doit l’être, par le plus grand des hasards. Maintenant c’est le matin et la forêt m’a purifié, je puis continuer ma pénétration ; j’avance vers la porte lointaine, sans impatience, de jour en jour. Mes cheveux, ma barbe sont devenus des nids d’oiseaux, des repaires d’insectes ; des serpents vivent par intermittence sur mes épaules, des scorpions longent indéfiniment mes jambes, des caméléons, de petits singes accompagnent mes pas d’arbre en arbre, un moment, puis s’en retournent vivre leur vie de jungle, et parfois reviennent, satisfaits de me voir toujours là. Les grandes portes se rapprochent ; je ne peux pas voir encore si elles sont béantes, mais elles sont là, irrémédiables dans leur monumentalité. Certains végétaux ont poussé leurs racines jusque dans mes entrailles, et nous nous nourrissons réciproquement, et je me demande si bientôt ne vont pas me pousser des feuilles, comme des écailles, lentement ébauchées contre ma peau noirâtre désormais ; et quand enfin je parviens au seuil de la cité qui doit voir l’accomplissement de ma vie, je sais que je peux abandonner le singulier, maintenant que je suis unanime. De nos mains de terre, de chair animale et végétale mêlées, nous poussons les battants rigides et lisses de la porte immense, et elle reconnaît dans ce membre qui la touche l’empreinte de la vie nue, et elle consent à s’entrouvrir pour nous laisser passer. De nos pieds, de nos pattes, de nos griffes, de nos serres, de nos racines, nous parcourons, labourons, fouissons le sol fertile de la cité, et là, assis, couchés, plantés, posés, nous attendrons, aussi longtemps qu’il le faudra, d’être engendrés de nouveau.

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Les facettes

Il a une tête à facettes, et sur chacune d’elles un de ses visages : il porte et montre ainsi tous ses nombreux visages en même temps. Spécimen unique, on procède sur lui à de nombreuses expériences. Où est-il ? Se tient-il dans tous ses visages en même temps ? Par quelle paire d’yeux voit-il ? S’il avançait, s’il adressait la parole à quelqu’un, on pourrait dire : c’est ce visage qui parle, c’est face à ce visage qu’il avance et comme on marche droit devant soi c’est dans ce visage qu’il est. Mais il ne réagit à aucun des stimuli auxquels on le soumet, ou seulement par réflexe. Si on le laisse tranquille et se contente de l’observer, il ne bouge pas, ne parle pas, reste assis sur son lit, perfusé, et dans le fond de ses yeux immobiles on ne voit rien bouger non plus. Et l’on se doute que sa vie s’écoule dans sa tête, en une lutte perpétuelle entre ses visages pour acquérir la prééminence — qu’aucun n’obtient jamais suffisamment ni assez longtemps pour qu’une pensée, qu’une parole adviennent, qu’une action soit planifiée, qu’un geste soit dirigé. Rien qu’un corps qui fonctionne sous une tête incapable de concertation, objet de réflexes et de fonctions vitales qui subsisteraient même sans visage.

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Le grimpeur

Tous les matins, il entame l’ascension de sa montagne. Suivant son chemin solitaire vers le sommet, il grimpe toute la journée sans s’arrêter, sans se retourner, aussi vite qu’il le peut : il se presse car il sait que le soir, comme tous les soirs, il lui faudra redescendre, jusque chez lui en bas dans la plaine, avant de recommencer le lendemain. Condamné à reprendre à zéro tous les matins sa vie, sa quête, il est très loin d’avoir jamais atteint le sommet de sa montagne ; il continue néanmoins de tendre tous les jours vers son sommet. Entre montée et redescente, au bout de son effort quotidien, il se repose un moment, durant lequel il contemple et savoure le paysage, les étapes naturelles, les vallées, les prairies que dans sa concentration de l’aller il a dépassées sans un regard. Il n’a pas le temps de s’attarder car il lui faut s’assurer une complète nuit de repos pour pouvoir monter le lendemain, dès le matin et jusqu’au soir, plus haut si possible avant de redescendre encore : il consacre donc la plus grande part de cette pause à mesurer son acquis, le chemin parcouru ce jour-là, à repérer les signes qui lui permettront de retrouver cet endroit pour le dépasser. Durant les derniers instants qu’il s’accorde, il s’absorbe dans les lignes ondulées du paysage, il se libère de la contemplation comme de la concentration, se laisse aller et se répand, rivière en crue effaçant les reliefs. Il redescend finalement, glissant le long de la corde qu’il a enfichée dans la roche pour assurer sa montée, dans la pénombre et le froid croissants.

Tous les matins il se dit : « Ce soir, je ne redescends pas, je campe sur place, je continue à monter, toute la nuit — toute la vie ! » Mais tous les soirs la fatigue, le froid, la peur, la solitude finissent par submerger sa bonne volonté, et il s’empresse de fuir son ascension, l’œuvre de sa vie, et file retrouver détente, chaleur, confort parmi les membres de sa famille qui comme lui rentrent chacun de leur propre ascension comme n’importe quels travailleurs. S’il pouvait ne pas grimper seul, peut-être pourrait-il ne pas redescendre, mais c’est impossible : chacun sa montagne.

Avec le temps, il s’est développé, et chaque jour, s’il est en forme, il grimpe un peu plus haut que la veille avant de devoir entamer la redescente. Il sait pourtant que viendra le moment de la vie où ses forces déclineront irrémédiablement et où de jour en jour il pourra monter de moins en moins haut, jusqu’au jour où il sera condamné par la vieillesse et le défaut des forces à rester chez lui dans la plaine, seul ou parmi sa famille raréfiée, contemplant par la fenêtre le sommet de sa montagne et l’ascension qui n’aura pas été menée jusqu’à son terme.

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