Journal du conteur

Arrivé au seuil de la vieillesse…

Arrivé au seuil de la vieillesse, il fut pris d’une profonde et durable angoisse à l’égard de sa vie, non pas sa vie à venir, son éventuelle survie dans un autre monde, mais sa vie passée, sa vie terrestre, telle qu’il l’avait menée et accomplie, bien et mal. Il consacra dès lors ses jours à l’examiner, il fouilla les plus petits recoins de sa mémoire, il reconstitua méticuleusement son histoire, et ramena à sa conscience une foule d’événements minuscules que, quelques semaines auparavant, il aurait déclaré n’avoir jamais eu lieu si on les lui avait rapportés inopinément. Dans une grande frayeur, le crayon tremblant dans sa main, il fit la liste de toutes ses erreurs, de toutes les injustices dont il s’était rendu coupable, de tous les torts qu’il avait causés. Et il entreprit de réparer. Il s’informa de celles de ses victimes qui étaient encore en vie, et il leur envoyait de l’argent, mais anonymement, car s’il voulait réparer, il n’était pas prêt à assumer ses crimes, pas prêt, malgré les années, à se les voir reprocher, à affronter la rancœur, voire la haine, qu’on pouvait encore avoir à son égard. Au fond c’était sa conscience, ou les dieux, qu’il cherchait à apaiser, plus que les blessures de ses anciennes victimes. Il n’empêche que ce faisant il se dépouilla peu à peu de la majeure partie de sa fortune — qu’il avait, il est vrai, acquise pour une grande part immoralement et malhonnêtement sinon illégalement. Il ne garda pour lui qu’une petite rente qui lui suffisait pour pourvoir aux besoins de sa santé déclinante. Quand il estima avoir ainsi réparé, il se calma, la peur qui avait enfiévré les mois précédents cessa et il put goûter certains des plaisirs assagis de la vieillesse. Bien sûr, à certains moments, quand l’insomnie le tenait éveillé en pleine nuit, quand le froid et la pluie pesaient sur son humeur, sa peur revenait, et il recommençait en accéléré son examen. Il reprenait sa liste, et vérifiait s’il avait bien barré les noms et les dates les plus cuisants, ceux qu’il avait notés en rouge ; il méditait le chiffre qu’il avait écrit en face de chacun d’eux, se demandant s’il était assez élevé. Certaines de ses victimes eurent ainsi la surprise de recevoir, toujours anonymement, un nouveau don d’argent, certes moins important que le premier, mais pas moins agréable et bienvenu. Il en vint même à exagérer certains repentirs. Il considéra une foule de peccadilles, qu’il avait bien notées dans sa liste, mais en vert, et qu’il n’avait jusqu’à présent pas jugé bon de réparer. Il conçut le stratagème de les garder pour les mauvais jours, et de les utiliser pour laver sa conscience quand il la sentirait salie. Chaque fois qu’un cauchemar le réveillait, à peine revenu de sa terreur, et alors que l’angoisse se déchaînait encore dans ses entrailles mal en point, il attrapait sa liste, son portefeuille, sa pile d’enveloppes, et c’est ainsi, en barrant des noms en échange de liasses envoyées par la poste, qu’il s’apaisait. Il le faisait désormais méthodiquement, sans se précipiter, sans rembourser — car c’est ainsi qu’il considérait son action — plusieurs dettes à la fois, sauf si une seule ne suffisait pas à l’apaiser. Il ménageait de cette manière sa provision de fautes, pour qu’elle ne s’épuise pas trop vite et ne le laisse pas désemparé face à l’angoisse qui, bien que sa rédemption semblât en bonne voie, croissait de semaine en semaine. Il se maintenait toujours, et sa santé semblait même meilleure qu’au début de son repentir. Il s’en désolait parfois, car il ne voyait pas sans terreur approcher le jour où sur la liste toutes les lignes seraient barrées. Il entreprit de ralentir encore le rythme de son repentir : ce n’est plus ligne à ligne qu’il opérait maintenant, mais faute à faute : s’il s’en trouvait plusieurs à l’égard de la même personne, il envoyait, à une occasion chaque fois différente, une enveloppe pour chacune de ces fautes. Quant aux grosses fautes — il n’aurait pas dû en rester, mais l’intensité croissante de son repentir faisait grossir ses fautes à mesure que leur nombre diminuait —, il décida de les réparer en plusieurs fois, toujours pour gagner du temps. Aucun de ces stratagèmes, cependant, ne pouvait empêcher la liste de se tarir, et c’est ce qui arriva finalement. Il eut beau procéder à un énième examen de conscience, il ne se trouva plus de fautes valant la peine d’être notées, seulement des erreurs si minimes qu’elles auraient plutôt sonné comme des vantardises s’il avait eu l’occasion d’en faire part. La nuit où il raya la dernière ligne, la dernière date du dernier nom, où il envoya la dernière enveloppe, il fut pris d’une crise d’angoisse d’une violence sans précédent. Ses jambes fléchirent sous lui, il tomba à même le sol et s’évanouit. Quand il se réveilla, il sentit que la mort, que pendant de longs mois il avait tenue à distance et sur laquelle il avait même regagné du terrain, l’avait rattrapé. Elle était dans sa chambre, sur sa peau au teint maladif, sur son crâne d’où les derniers cheveux étaient tombés cette nuit même, dans ses membres faibles et rigides, dans son estomac à peine capable de digérer du bouillon. Dans son agonie, il se demandait ce qu’il aurait pu faire d’autre, ce qu’il avait oublié, négligé, pour tenir la mort en respect. Alors il jugea son action et se trouva coupable : il aurait dû non seulement racheter ses fautes, mais aussi et peut-être surtout, en demander pardon. Malgré le peu de forces qui lui restaient, dans un dernier sursaut de vie et d’espoir, il l’entreprit. Mais comme il sentait bien qu’il n’avait pas le temps de faire durer les excuses aussi longtemps que le rachat, il convia par courrier toutes ses victimes, de la plus ancienne à la plus récente, de la plus importante à celle qui s’étonnerait même qu’on pût encore se soucier d’une telle peccadille, à venir chez lui — car il ne pouvait plus se déplacer — pour bien vouloir écouter ses excuses et, si possible, le pardonner et l’absoudre afin qu’il puisse mourir en paix. Toutes ne vinrent pas, mais au jour dit, il y avait quand même dans sa maison trop de monde pour que toutes ses victimes se tiennent toutes ensemble dans sa chambre. Il fallut instaurer des tours. Il les fit venir par petits groupes, en commençant, pour s’habituer, par ses victimes à l’égard desquelles il avait les torts les plus minimes. Les groupes défilaient. Au début, certains crurent à une blague, mais la figure de l’homme les détrompa : il était sérieux, il voulait s’excuser, ce vieux fou, et être pardonné. Même sans y croire forcément, aucun dès lors ne refusa de donner sa bénédiction à ce moribond. Des larmes coulaient continûment dans les profondes rides de son visage, tandis que les pardons succédaient aux excuses, et les excuses aux pardons. Le jour avançait, et les victimes qu’il recevait avaient de plus en plus à lui pardonner, et lui à s’excuser de torts de plus en plus importants. Il y arrivait pourtant de moins en moins bien, parce qu’il était épuisé et parce que la peur que le pardon lui soit refusé croissait avec l’importance de ses fautes. Il continua néanmoins, de plus en plus difficilement, jusqu’au dernier groupe. Les victimes qui entrèrent alors dans sa chambre avaient toutes eu à se plaindre de lui plus que de quiconque ; à certaines, il avait même véritablement gâché la vie. Certes, il avait réparé, mais elles ne le savaient pas ; et cette réparation était de toute façon, pour un grand nombre d’entre elles, survenue trop tard pour compenser la perte des meilleurs âges de la vie. Il sentit les premières réticences. Il s’excusa plus humblement que jamais ; on maugréait, les esprits s’échauffaient ; les torts qu’on avait enfouis revenaient à la surface, les humiliations brûlaient comme au premier jour face à leur auteur et barraient le chemin de la pitié pour ce moribond. Il comprit qu’il n’avait plus d’autre choix que d’utiliser son dernier argument, qu’il avait soigneusement gardé en réserve depuis le début : il leur avoua qu’il était l’auteur des enveloppes anonymes remplies de billets. Certaines victimes furent ébranlées, d’autres, qui s’en étaient doutées, sortirent de leur poche les enveloppes encore pleines et les lui jetèrent à la figure. Il voulut protester, bien sûr non pas de son innocence, mais de son repentir sincère ; mais il ne put proférer aucun son ; sa parole était morte. Il n’eut plus d’autre ressource que de les supplier des yeux. Certains finirent, de mauvais gré, par le pardonner, pour s’en débarrasser, d’autres firent demi-tour et partirent sans dire un mot. Quelqu’un lui cracha au visage. Puis ce fut le silence, tous étaient partis. C’était la fin, il ne les reverrait plus jamais, il avait fait le plus qu’il pouvait, mais apparemment ce n’était pas suffisant, puisqu’il ne mourait pas en paix. Une dernière fois, il fouilla dans sa mémoire, à la recherche d’une faute qu’il aurait oubliée. Il fouilla et fouilla, et finalement trouva une lumière : ses propres fautes à son égard et à l’égard de sa vie, il ne les avait pas réparées, il ne l’avait pas essayé, il n’y avait même pas pensé. Il était trop tard pour qu’il pût seulement commencer à réparer, mais un repentir sincère quoique tardif pourrait peut-être encore lui valoir l’ultime pardon. Il examina ses torts envers lui-même, sans rien négliger. Il se les représenta dans ce qu’ils avaient de plus noir, exagérant presque leur hideur. Puis il se repentit. Il s’apitoya sur le mal qu’il s’était fait. Ses dernières larmes étaient taries, mais ses yeux, encore ouverts dans la nuit tombée, le brûlaient. Il se repentit de tout son cœur, et enfin se demanda pardon. Il prit ce pardon et le tourna dans tous les sens, le huma, le goûta — et ne l’accepta pas. C’est ainsi qu’il s’acheva.

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Quand je suis dans mes pieds…

Quand je suis dans mes pieds, j’ai la plus grande répugnance à envisager de remonter dans mon ventre ; de même, quand je suis dans mon ventre, j’éprouve un vif dégoût pour mon cerveau, que je pressens là-haut. Où que je sois, je sais pourtant que probablement, bon gré mal gré, je serai bientôt ailleurs, dans mes pieds, dans mon ventre, dans ma tête, dans mes yeux, mes oreilles, mes mains, mes fesses… À cette circulation, je suis résigné ; c’est le passage d’un lieu à l’autre qui m’est difficile. Comment, étant seulement qui mon lieu me fait, vouloir être un autre, ailleurs ? Quel que soit mon lieu je dois me préférer tel que nécessairement j’y suis. Et pourtant, je ne suis pas non plus satisfait d’être là seulement qui je peux. Dans mes pieds, je souhaite être libéré de l’agitation à laquelle ils me contraignent ; dans mon ventre, je désire être soulagé de l’angoisse qui s’y creuse ; dans mes fesses, je lutte pour ne pas me noyer dans la mollesse ; dans mes mains, j’aspire au calme, au repos, à l’application, dans mes yeux et mes oreilles j’aspire à la pénombre, au silence… Mais je ne lâche pas mon os, aussi rongé soit-il ; je veux changer, mais sans me dénigrer : j’ai besoin de ce fond d’orgueil, qui seul m’accroche à moi, et maintient mon identité dans mes disparités. Il faudrait que je puisse emmener les pieds dans le ventre, le ventre dans la tête… Cette plénitude, je l’atteins parfois, remplissant tout mon corps comme un liquide ou un gaz ; mais je n’en profite jamais : dès que je suis dans cet état, je m’endors invariablement.

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Entre les flancs de deux montagnes…

Entre les flancs de deux montagnes, une corde est tendue : voilà mon piédestal. J’ai tant de mal à m’y tenir en équilibre, j’en tombe si souvent, et chaque fois si vite, que je passe la plupart de mon temps à y grimper au lieu de jouir de son élévation — d’ailleurs très modeste. Nécessairement modeste, sans doute, afin que je ne me blesse pas en tombant. C’est du moins ainsi que je m’explique la hauteur ridicule de mon piédestal : à peu près celle d’un tabouret. De sorte que même aux rares moments où j’arrive à m’y tenir (certes pas comme une statue, car je multiplie les contorsions), ma satisfaction est brève : quand je baisse les yeux vers le sol je n’ai pas de quoi être grisé. Malgré mon piédestal je dépasse à peine d’une tête les hommes qui passent par là en route vers les montagnes. Ils s’arrêtent un instant à ma hauteur et me demandent ce que je fais sur cette balançoire. Je n’ose pas les détromper, leur dire que c’est un piédestal, et à cet instant, d’habitude, j’en tombe sous leurs yeux. Ils rient en me relevant indemne, et pour faire bonne figure je ris avec eux, mais je regrette de ne pas m’être blessé en tombant. Ils me tapent dans le dos : « Allez, viens avec nous, disent-ils, nous allons gravir les montagnes. » Avec une feinte bonhomie je décline leur invitation chaleureuse ; comme ils sont pressés, ils n’insistent pas ; et les voilà bientôt partis. Je les suis un moment des yeux, et dès qu’un pli de roches les a masqués, je grimpe de nouveau sur mon piédestal. Si le vent ne souffle pas trop fort, je m’y assois — mes pieds touchent presque le sol —, et me laisse bercer par son léger balancement continuel. Et jusqu’à ce que la corde, qui m’entre dans les fesses, me fasse trop mal et me force ainsi à me redresser — et donc bientôt à chuter de nouveau —, j’observe en plissant les yeux les lentes files d’hommes en ascension sur les flancs des montagnes.

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Quelques pierres éparses…

Quelques pierres éparses, quelques vestiges annonciateurs, quelques arbres morts significativement disposés, quelques ustensiles égarés, m’ont fait battre le cœur. Elle apparaît, gigantesque, soudaine au détour d’une brèche artificielle dans la forêt inextricable. Je l’ai rêvée enfant ; adulte je l’ai cherchée. Mûr, j’ai cessé de la chercher. — Près de mourir, elle est revenue hanter mes rêves. Et voici qu’elle m’échoit.

Je n’ai plus qu’à la visiter brièvement, fasciné dans mes dernières forces, plus qu’à découvrir sa nécropole et m’allonger parmi les ossements blanchis, bientôt les rejoindre. M’agréger à la cité, devenir la matière de mon rêve.

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Tout le poids de l’homme…

Tout le poids de l’homme est dans sa tête, et surtout dans son visage. Et, à mesure que l’homme grandit puis vieillit, ce poids ne fait que croître. C’est pourquoi, au fil du temps, l’homme rapetisse : sa tête, devenue trop lourde, s’enfonce dans son cou. Bloquée par les clavicules, elle continue de peser, de pousser. Elle écarte les os, les déforme, et s’enfonce encore. Elle écrase le cœur, comprime les poumons, et met l’homme à l’agonie. C’est alors qu’il tombe en avant. Aussitôt la trop lourde tête s’échappe de son nouvel orifice et vient frapper le sol, face contre terre. L’homme ne peut plus se relever. Tant qu’il en a la force, il continue de vivre et d’avancer dans cette posture, à quatre pattes et à reculons, tirant derrière lui son fardeau de tête. Puis, quand l’homme ne peut plus, épuisé, supporter cette démarche harassante, il s’allonge. Ses dernières années le voient ramper, de moins en moins vite, de moins en moins loin, jusqu’à l’immobilité complète. Sa tête alors, toujours de plus en plus lourde, et pesant toujours au même endroit, commence à s’enfoncer dans le sol. C’est le signe de la mort proche : les cadavres s’enterrent eux-mêmes et s’enfoncent vers le centre de la terre pour la grande réunification.

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Face au danger…

Face au danger, tous les autres ont normalement fait demi-tour et fui à l’opposé, mais lui au contraire s’est mis à fuir en avant — car le danger c’est lui-même. Il ne peut pas y échapper définitivement, il ne peut que le devancer constamment de la longueur d’un pas, d’un bras, jusqu’à ce que la fatigue les immobilise tous deux, l’un derrière l’autre, presque à se toucher, chacun de son côté reprenant et réservant son souffle, chacun surveillant l’autre sans le regarder dans les yeux, en attendant la reprise prochaine de la poursuite.

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Dans sa course quotidienne contre lui-même…

Dans sa course quotidienne contre lui-même, presque tous les soirs il finit second. Parce qu’il part le dernier, et surtout parce que, presque tous les jours, ce n’est qu’à l’approche du soir qu’il se met à courir — quand il est déjà trop tard. Souvent même il ne court pas du tout : déjà assuré de son échec, il continue à se traîner jusqu’à son lit, où il se promet de s’y mettre le lendemain à l’aube… Mais le lendemain il a toute la journée pour s’y mettre : à chaque instant du jour, il sait — si du moins il s’interroge — quelle est sa position dans la course et où se trouve son adversaire, et il sait aussi qu’il n’est pas rapidement trop tard : en une heure ou deux de course intense, il peut, avec un peu de chance, rattraper l’écart d’un jour entier et remporter la journée ex-æquo ; son échec habituel lui est d’autant plus impardonnable et dépitant que la victoire est si facile.

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On prend les jeunes…

On prend les jeunes et, comme des chiots voués au traîneau, on les attache les uns aux autres et on tape au hasard sur la troupe avec le fouet. Au début, naturellement, celui qui reçoit le coup de fouet toujours immérité, sans fuite ni rébellion possibles, a tendance à se délester de sa rage sur ses pairs : on tape ainsi jusqu’à ce que les coups aient au contraire créé une indéfectible solidarité entre les membres de la génération. Alors il devient possible et presque facile de les diriger, tous ensemble, d’un seul coup de fouet — leurs dos endurcis n’en souffrent plus guère —, vers là où les anciens l’ont décidé.

Désormais dociles, on peut bientôt, les observant plus commodément, discerner les meneurs des suiveurs — car leur vie commune ne les a pas rendu identiques —, et dès lors tous les détacher ou du moins relâcher largement les liens, et assigner à chacun, selon ses moyens supposés, une tâche utile à la communauté — une tâche plus ou moins difficile mais jamais inutile.

Ceux que les coups n’ont pas apprivoisés sont impitoyablement et définitivement bannis. Ainsi la communauté se soude elle-même, devient de plus en plus solide, et grandit, grossit, comme un seul corps.

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Je nais griffu, velu, cornu…

Je nais griffu, velu, cornu, pourvu de dents longues et pointues, de sabots fendus. Je grogne, et gémis sous les brutalités de ma mère, je cours vite, exerce mes griffes et mes dents contre les arbres, contre mes frères. Je suis un petit monstre, me signifie le sourire de mes parents ! Mais au fur et à mesure de mes nombreuses mues, au fil des ans, je perds peu à peu, un attribut à la fois, mes cornes, mes dents pointues, mes griffes, mes sabots, mes poils. À chaque mue je me dépouille un peu plus et ressemble un peu plus à mes parents. Quand finalement plus rien ne me distingue physiquement d’eux, je suis admis dans la société des adultes. Mais par précaution on me tient encore enchaîné, car si j’ai perdu mes griffes et mes dents, je n’ai pas encore perdu l’habitude de mordre et de griffer. Même quand je demeure immobile au fond de la cage qui me tient lieu de chambre, mon rictus — disent-ils — trahit encore la violence du monde, la violence des pensées qui m’habitent. Je comprends ce qu’on me dit, le jour je commence à pouvoir répondre, et même à poser des questions. Mais la nuit, ceux qui veillent n’entendent encore que des grognements, des gémissements, des hurlements.

Je suis peu à peu éduqué. Les grilles de ma cage laissent place à la fenêtre barrée d’une chambre à l’étage, et mes chaînes à une laisse de cuir. Je dois porter des vêtements car sans mes poils j’ai froid. J’apprends à lire, à écrire, à compter, à serrer la main qu’on me tend pour me saluer au lieu de la mordre, à sourire aux dames au lieu de les renifler. Vient enfin le jour où mon père ne me conduit plus que de sa seule main serrée sur mon cou. Il la tourne à droite et à gauche pour me guider, serre pour me retenir et m’arrêter, pousse pour me faire avancer. Puis il me lâche et cette liberté soudaine, ardemment désirée, me prend au dépourvu. Tout à coup j’ai l’impression que tous les yeux des adultes sur moi, jusque-là pleins de bonhomie, sont plissés sur des regards soupçonneux. Entre eux, je file droit, rase les murs, fais tout pour ne pas être remarqué. Je me fonds ainsi dans la société. Seulement de temps en temps — de plus en plus rarement —, du fond des nuits remonte dans mes rêves la savane où je cours à perdre haleine après la proie que je suis sur le point d’attraper quand je me rends compte que je n’ai plus rien pour le faire. Elle se débarrasse de moi d’une ruade (moi aussi j’ai eu de ces sabots !) et je me réveille en sursaut juste avant de succomber, un goût de sang dans la bouche.

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Le grand-père du grand-père est enterré…

Le grand-père du grand-père est enterré sous le cognassier. À l’époque le cognassier n’existait pas : il a poussé sur la tombe de l’aïeul. Quand le père du grand-père est mort, il a été enterré un peu plus près de la maison, et sur sa tombe un autre arbre a poussé. Maintenant on enterre le grand-père. Déjà on peut repérer dans la terre la petite pousse de l’arbre qui signalera bientôt, et pour de nombreuses générations, un ascendant. Ainsi, une ligne de cimes pointe vers la descendance, depuis les hautes frondaisons du plus vieux et majestueux des arbres, jusqu’aux récents bourgeons du dernier arbuste. C’est ce chemin que doivent emprunter les étrangers quand ils viennent en visite. « Et oui, nous ne cessons pas de régresser : veuillez nous excuser de notre déchéance ! » se lamentent invariablement les descendants dès qu’un visiteur arrive. Et ils montrent leurs enfants : « Pour eux, il n’y a même peut-être pas encore de graine qui existe. Quelles racines protégeront leur tombe ? » Ils apitoient ainsi les visiteurs. C’est pourquoi ceux qui reviennent ramènent toujours en cadeau des graines de grands arbres exotiques à semer sur les tombes. Les descendants montrent beaucoup de joie à la vue des graines : « Nous allons pouvoir faire de nouveaux enfants ! » s’exclament-ils. Ils prennent les graines et les emmènent au grenier où, par égard pour eux, on n’invite pas les visiteurs. Là, les descendants soulèvent le couvercle d’un grand pot de terre : sur les kilos de graines qu’il contient, ils ajoutent les nouvelles. Il n’y aura bientôt plus de place dans le pot, et les descendants sont déjà trop vieux pour avoir encore de nombreux enfants. Ils ne revendent pas les graines, ce serait sacrilège. Mais une fois par an, ils prennent le pot, et, en quelques jours — prétendument pour aller voir de la famille —, ils se rendent dans un endroit connu d’eux seul, encore inhabité. Là ils plantent les graines. Cet endroit est déjà couvert d’une belle forêt naissante. D’ici quelques générations, la famille pourra venir s’installer là, et, grâce au nombre et à la disposition des arbres, faire croire que le pays lui appartient.

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