Journal du conteur

CS

L’été qui suivit l’institution du Crédit Social comme nouvelle monnaie d’échange mondiale — je venais d’avoir 18 ans —, je cherchai du travail pour la première fois. J’en avais besoin, pour payer les frais de scolarité de ma première année universitaire. Le nouveau système nous privait radicalement de repères, de sorte que beaucoup de demandeurs d’emploi se trouvaient désorientés. Certains le sont encore ! Pour ma part, je croyais avoir plutôt bien compris le nouveau système. J’avais étudié longuement les brochures gouvernementales, aux titres pompeux : « CS : démocratie et volontarisme » ou bien : « CS : une méritocratie sociale » et d’autres du même genre que j’ai oubliés. Les brochures étaient claires et didactiques : à la suite de la plus effroyable crise économique que le capitalisme mondialisé ait jamais produite, qui avait entraîné la mort par famine de centaines de millions d’hommes, des révoltes et des guerres terribles en Afrique, en Asie, et dans une partie de l’Amérique du Sud, à la suite de la faillite de plus de la moitié des états souverains et de quasiment toutes les banques et compagnie d’assurances publiques et privées du monde entier, qui avait elle provoqué une récession sans précédent et la mise au chômage de plus de cinquante pour cent des actifs dans un grand nombre de pays… il avait enfin été décidé, dans l’urgence — puisque des siècles d’avertissements n’avaient pas suffi à corriger en douceur les comportements des financiers, les excès des privilégiés, les théories pseudo-scientifiques des économistes en blouse blanche et les mœurs des politiciens corrompus — il avait été décidé de révolutionner l’économie mondiale. L’économie monétaire telle qu’elle existait depuis des milliers d’années, si elle avait certes participé à la diffusion de la civilisation (dont le nom n’était pas alors usurpé), à cette époque était devenue une institution néfaste, incontrôlée, perverse, absurde, irréelle, sans rapport avec la véritable vie économique productive et créative. Des millions d’hommes avaient gaspillé leur intelligence pendant des milliers d’années à complexifier indûment la finance, cette branche des mathématiques trop haute pour la plupart des gens, dont une infime minorité seulement pouvait cueillir les fruits tandis que les milliards de travailleurs perdaient peu à peu leurs illusions et apprenaient à se voir pour ce qu’ils étaient : rien de plus que des esclaves : les cordons de la bourse avaient simplement remplacé les fers. Tout à coup — comme par hasard ! — les yeux des puissants se dessillèrent, leurs mains s’ouvrirent, et les églises de toutes confessions retentirent pendant des mois des échos des confessions publiques et des repentirs parfois sincères mais toujours trop tardifs de ceux qui nous avaient menés au chaos. Ceux qui ne finirent pas lapidés sont aujourd’hui en prison, ou devenus de misérables vendeurs de voiture, de bijoux… Les travaux de balayeur des rues, d’éboueur, sont trop bons pour eux : ce sont des travaux sociaux, des travaux en faveur du bien public, utiles et nécessaires, et à ce titre ils sont admirables et bien rémunérés ; au contraire, les voitures et les bijoux, entre autres, sont un luxe dégradant, réservé aux faibles, aux égoïstes, et à cet égard en vendre rapporte peu et est honteux. Aboutissent là ceux qui n’ont pas eu assez de volonté d’améliorer le sort des hommes, qui n’ont pas su œuvrer pour le bien commun. S’ils avaient pu reprendre leurs études, comme tout le monde ils auraient voulu être enseignants, puériculteurs, médecins, pompiers, agriculteurs… Ils en sont très loin, et leur salaire comme leur poids électoral sont négligeables. Car la démocratie elle aussi est bouleversée, quoique dans une moindre mesure : désormais, les hommes et femmes qui sont les plus altruistes, qui font le plus de bien autour d’eux, et donc à la société en général, qui œuvrent pour le bien public et non pour leur égoïste profit privé, sont ceux qui bénéficient du coefficient électoral le plus élevé. Leur voix vaut plus que celle d’hommes moins engagés dans le service public et social ; ce simple système, à lui seul, nous a sauvés des politiciens corrompus et égoïstes, seulement occupés à satisfaire leur vaniteux goût du pouvoir, à s’enrichir, eux et leurs amis, au détriment de la communauté, et à choisir démagogiquement les thèmes et termes de leurs discours, leurs méthodes, les éléments de leurs programmes et les réformes qu’ils mènent à bien, dans un but uniquement électoral, sans penser au bien commun à court et encore moins à long terme — avec le résultat qu’on sait, le résultat que tout le monde avait encore en mémoire à ce moment-là, au plus fort de la crise, avec les images des émeutes meurtrières et des guerres civiles dans les pays pauvres, dont nous, citoyens de la vieille Europe occidentale, n’avions heureusement connu et pratiqué que des versions douces, beaucoup moins violentes — sans doute parce que notre désespoir était lui aussi moins violent : nous ne mourrions littéralement pas de faim, même si la majorité d’entre nous avait perdu son travail. Ceux qui nous avaient amenés là étaient alors jugés avec une rigueur dont nous ne rougissons pas, tandis que les dizaines de milliers de milliards qu’ils s’étaient appropriés par leur manigances souvent illégales et toujours immorales étaient confisqués avec le reste de leurs biens et suffisaient à peine à nous préserver de la famine dans un monde où la valeur de l’argent n’était plus clairement définie, jusqu’à ce que le CS soit institué. Voilà en gros ce que résumaient les préambules des brochures explicatives que je lisais avec ferveur à cette époque, dans le petit appartement de mes parents où je n’avais même pas de chambre, dormant sur le canapé et passant mes journées sur la minuscule terrasse en rez-de-jardin qu’ils partageaient avec les voisins, sous un parasol qui me protégeait du soleil mais hélas pas de la chaleur caniculaire qui rendait indubitable le réchauffement climatique prédit depuis longtemps. Mes parents ne payaient plus leur loyer, la modeste pension d’invalidité de ma mère n’était plus versée régulièrement, et arrivait parfois amputée de moitié voire des deux tiers. Heureusement mon beau-père avait encore son travail à la mairie. Auparavant, il nettoyait la cantine de l’école municipale après le repas de midi. À partir de ce moment, il fut employé comme homme à tout faire dans l’école, dans le gymnase attenant où des familles qui n’avaient pas eu notre chance s’étaient installées avec l’accord sinon la bénédiction du maire, qui n’aurait de toute façon pas pu s’y opposer quand même il l’aurait voulu. Mon beau-père essayait de maintenir un minimum d’hygiène dans ce chaos, les enseignants travaillaient quinze heures par jour, l’école s’était transformée en garderie et en centre de distribution de la nourriture réquisitionnée auprès des producteurs qui n’avaient pas encore compris le sens du temps et qui avaient refusé d’échanger le résultat de leur travail contre juste de quoi survivre. Mon beau-père était rémunéré en nature ; il n’aurait guère eu plus s’il s’était contenté de faire la queue avec les chômeurs devant le réfectoire, mais au moins nous mangions chez nous, dormions sous un toit, d’autre part il se rendait utile, et en ce temps-là, où la pureté morale et l’utilité sociale étaient recherchées aussi avidement et urgemment que l’eau potable, c’était un bien pour nous, grâce à son travail nous ne risquions rien de plus que la pauvreté — qui était de toute façon le lot commun. Je l’aidais parfois, mais j’étais timide et la foule m’effrayait, je préférais passer mes journées dans le jardinet à soigner les tomates qu’il avait plantées et qui nous ont sauvé bien des repas, ou à parcourir les champs et les terrains vagues en quête de quelque chose d’utile à ramener. Ma mère ne sortait pas de la maison, à cause de sa maladie elle avait peur de tout. Elle passait parfois plusieurs jours sans quitter son lit, sans se laver ni se coiffer, à manger les sempiternels plats de pâtes que je lui apportais. L’hiver vint et pour la première fois j’ai béni le réchauffement climatique, sans lequel, avec l’électricité qui restait parfois coupée pendant des jours et l’impossibilité de se faire livrer du bois, du fioul, du gaz comme de ramener du bois des forêts faute d’énergie pour nos véhicules — du moins ceux qui avaient réchappé au vandalisme —, nous serions sans doute morts de froid si nous avions dû affronter les mêmes hivers que quelques décennies plus tôt. Mon beau-père avait fait valoir sa capacité d’organisation, et le maire le consultait maintenant régulièrement ; les tâches étaient de toute façon beaucoup moins définies qu’auparavant, chacun s’affairait là où il y avait besoin, au gré de son courage, de sa bonne volonté, de sa fatigue… Internet revenait peu à peu, et je passais des heures à réparer, à reconfigurer les routeurs et les ordinateurs chez tous nos voisins et à la mairie même, en aidant le responsable du réseau, qui était devenu à peu près fou. C’est pendant cet hiver que le CS fut institué, à l’issue d’une conférence mondiale où pour la première fois la fraternité, l’altruisme, la solidarité — ou simplement le bon sens — triomphèrent. Le principe en était simplissime, expliquaient les brochures : le montant des rémunérations serait désormais indexé sur la seule valeur sociale des contributions. C’est pourquoi des emplois réservés aux pauvres et aux immigrés depuis des siècles — typiquement : éboueur — devinrent tout à coup, suivant la nouvelle grille mise en œuvre, des emplois très rémunérateurs — sans excès cependant : il n’était plus question de laisser quelques-uns accaparer la richesse au détriment de la majorité. L’échelle des salaires ne s’éloignait guère de celle imaginée par Platon : de un à trois. Combien d’heures j’ai passé sur cette grille, à comparer les salaires de mes différentes ambitions et à réfléchir à mes capacités, mes limites, à m’interroger sur ma moralité, sur mon degré d’altruisme ! L’université avait prévu de rouvrir en septembre, et je devais choisir ce que j’allais étudier, ce que j’allais faire de ma vie, la valeur du service social que j’allais essayer de rendre à la société. On avait distribué un minimum de CS, mais qui voulait plus devait agir — c’était le sens du slogan : démocratie et volontarisme ! Les coûts en CS de l’inscription à l’université m’avaient d’abord effrayé, d’autant qu’il fallait avoir gagné soi-même cet argent, impossible de se le faire donner par ses parents (cette année-là et celles qui suivirent, dans la plupart des cas ils ne l’auraient de toute façon pas pu). Elles se méritaient, ces études — d’où le sens de cet autre slogan : une méritocratie sociale. C’était un cercle vertueux : si vous étiez assez altruiste pour effectuer des tâches qui vous vaudraient — relativement — beaucoup de CS, vous pourriez accéder aux études supérieures qui vous permettraient de prétendre à des fonctions encore plus utiles à la communauté et donc encore mieux rémunérées. Et même si vous le faisiez sans être véritablement altruiste, si vous étiez un égoïste hypocrite (comme j’avais cru parfois l’être), c’était indifférent pour la société, la seule différence était que soit vous finiriez par vous trahir et par perdre votre emploi, soit la culpabilité finirait par vous ronger, vous développeriez sans doute un ulcère, ou pire, un cancer, et tant pis pour vous. Je cherchai donc le moyen de gagner des CS, mais je m’y étais pris tard, et la vague d’altruisme qui régénérait la société avait déjà emporté la plupart des meilleurs postes. Je postulais partout, mais ne recevais que des réponses négatives. C’était justice : qu’avais-je fait pendant la crise, mis à part glaner chichement dans les champs et récolter des tomates dont nous avions gardé les plus grosses ? Alors que j’étais sur le point de signer mon contrat de plongeur dans un restaurant montagnard, je trouvai finalement, in extremis, un engagement, toujours comme plongeur, mais dans un centre de vacances pour personnes handicapées. C’était un bon moyen de gagner des CS, et pas trop difficile, ni désagréable, du moins pour moi. En plus de la plonge, je servais les repas, aidais à les préparer parfois, remplaçais occasionnellement la femme de chambre, et sinon m’occupais des handicapés. Je n’avais pas beaucoup de temps libre, bien que je fusse logé sur place, mais je ne me plaignais pas ; même, je n’avais jamais travaillé si volontiers, et pouvais sentir avec un immense plaisir que je méritais vraiment les CS que j’amassais. Mes doutes sur ma moralité et mon altruisme se calmèrent : si j’étais capable de cela, de donner à manger à la cuillère à un myopathe, de nettoyer ses toilettes, de le laver, de le coucher, de le promener, de le porter, si j’étais capable de m’épuiser à la tâche collective, de huit heures du matin jusqu’à parfois minuit, je ne devais pas être un si mauvais citoyen. Il me fallait seulement, à la différence des meilleurs d’entre nous, certaines conditions. J’avais besoin de l’altruisme des plus altruistes pour pouvoir déployer le mien ! C’est ainsi que commença ma vie dans ce nouveau monde, et aujourd’hui que j’y repense, aujourd’hui que j’y vis modestement heureux et en toute bonne conscience sachant que mon bonheur n’est pas une pierre sur le dos des plus pauvres, je n’ai qu’un seul regret : c’est de n’y être pas né !

208

Je suis dans un grand véhicule…

Je suis dans un grand véhicule de transport en commun, debout contre une tablette, et je discute avec mon frère tout en mangeant des céréales au lait dans un large bol rouge. Une fois déjà mon frère a fait tomber quelque chose, je n’ai pas vu quoi, et notre voisin, debout lui aussi mais de l’autre côté de la tablette, s’est baissé pour ramasser cette chose. Cette fois c’est moi qui par mégarde fais tomber un morceau de nourriture, la moitié d’un biscuit semble-t-il. Je veux me dépêcher de la ramasser pour ne pas importuner encore ce voisin de transport, mais il me devance, il se baisse véritablement avec précipitation, ramasse le demi biscuit, souffle dessus, et, sans plus de façon, le mange. Je suis très surpris, stupéfait ; pas en colère, je ne lui en veux pas, pas du tout, au contraire : c’est moi que je trouve impoli. Aussitôt, le regardant un instant dans les yeux, qu’il ne lève pas, puis désignant mon bol, je lui demande s’il en veut. Le jeune homme, toujours sans lever les yeux, sourit d’un sourire ambigu, peut-être avec quelque moquerie, voire quelque condescendance. Je me rends compte que j’ai parlé trop vite : je ne peux tout de même pas lui prêter ma cuillère, que j’ai déjà utilisée. Au comble de la gêne j’ébauche un « oui… » quand soudain une idée me vient, un espoir : je fouille dans mon sac à dos, et dans le sachet où j’ai l’habitude de transporter mes repas, je retrouve tout un jeu de couverts, dont une petite cuillère. Je la pose tête retournée sur le bol, pointe du manche sur la tablette vers l’homme, et je suis soulagé — plus que soulagé — parce que, même s’il ne me parle pas, ne me regarde pas, et même s’il continue ainsi, je sais qu’il va l’utiliser.

207

Il s’arrête, et se demande…

Il s’arrête, et se demande : qu’es-tu en train de faire ? Le désires-tu vraiment ? L’as-tu choisi ? En as-tu mesuré les probables conséquences ? Es-tu prêt à les assumer ? Non, non, non, non. Il rengaine son geste ; et observe attentivement, bouleversé, le changement visible qui, de proche en proche, depuis l’endroit où il s’apprêtait à agir jusqu’à l’horizon, dans tous les sens, se répand à la surface du monde, comme un vent chassant nuages et pluie, comme la lumière du soleil découvrant la terre. Personne d’autre, évidemment, ne le voit ; lui-même ne fait que redécouvrir le monde, altéré dans sa couleur au moins par le geste qu’il s’apprêtait à commettre. Le monde me remercie, se dit-il ; j’ai donc eu raison. Non, c’est plutôt mon regard seul qui me remercie, mais j’ai eu raison quand même. J’allais trancher aveuglément un trop grand nombre des fils qui tiennent en équilibre la situation, quand il faudrait les dénouer un par un, et, en attendant de les avoir rattachés à d’autres morceaux du monde, les tenir moi-même, les tordre ensemble comme une corde, tirer dessus plus ou moins fort jusqu’à trouver le nouvel équilibre, le centre de gravité entre d’un côté la situation et tous ses fils dans tous les sens sauf le mien, de l’autre côté moi, debout sur mes deux seules jambes, en contrepoids. Trouver la position dans laquelle une pichenette, un souffle suffirait à faire basculer la situation dans un sens ou dans l’autre, mais pas pour attendre que le hasard seul brise la symétrie, non, au contraire : pour que ma décision, réfléchie et mesurée, fasse le moment venu basculer la situation — alors convenablement préparée — en usant du moindre effort ; et donner ainsi l’impression que la situation a basculé toute seule.

206

Les moutons n’ont plus besoin de berger…

Les moutons n’ont plus besoin de berger, ni même des chiens : ils vont désormais d’eux-mêmes, tous ensemble, à l’abattoir, se poussant, s’entraînant les uns les autres, les femelles guidant leurs petits, les puissants mâles fermant les rangs. Les troupeaux entiers ralentissent pour attendre les retardataires, les vieux, les boiteux, qu’on aide, qu’on tire si besoin jusqu’au but. Il n’est même plus nécessaire de relever les barrières que le temps et les intempéries ont couchées, elles sont laissées à l’abandon, inutiles. Les moutons passent entre elles sans les voir, sans accorder un coup d’œil aux champs et prairies auxquels elles n’interdisent plus l’accès. Ils n’ont d’yeux que pour le grand bâtiment décoré de l’abattoir ; c’est en chantant qu’ils s’y rendent.

205

Comme tous les jours…

Comme tous les jours, c’est demain que ta vie se joue.

204

Autrefois la Communauté vivait…

Autrefois la Communauté vivait, fière et confiante, dans d’arrogantes citadelles de la hauteur des remparts desquelles ses membres pouvaient toiser, dédaigner le reste de la société humaine. En sécurité et le sachant, ils se contentaient toutefois d’une condescendante commisération.

Beaucoup de siècles ont passé, les manuels d’histoire, les archives ont démesurément grossi ; désormais la Communauté ne possède plus que sa majuscule. Ses membres vont presque nus mendier l’aumône d’un quignon de pain et survivent à l’abri de bidonvilles de papier. Les archives sont en effet tout ce qui leur reste : c’est avec les vieux livres qu’ils ont bâti leurs logements de fortune. Cette connaissance ancienne, que personne ne songe à leur envier, leur disputer, leur voler, gît dans les terrains vagues où se concentrent les derniers survivants demeurés là. La diaspora dépasse aujourd’hui leur nombre, pas plus enviable dans son dénuement cosmopolite.

Les relations sociales de la Communauté sont toujours aussi limitées. L’arrogance, le mépris ont changé de camp. La pitié ne les a pas suivis : personne ne veut oublier le traitement si longtemps et injustement subi. Mais les membres de la Communauté ne souffrent pas d’un mépris et d’une arrogance qui répondent à leur désir perdurant d’isolement ; ils les comprennent, et certains d’entre eux les justifient, les excusent même, et les vivent comme un juste châtiment, une pénitence méritée pour les fautes de leurs aïeux.

Même si ses relations sont rares, la Communauté a cependant conservé une importante fonction sociale. Comme c’est avec les archives que ses membres actuels ont bâti leurs abris, c’est vers eux qu’on se tourne dès qu’une question relative au passé émerge. Les puissants du moment, certes, ne daignent pas se déplacer, mais ils ne manquent pas d’envoyer leurs serviteurs assouvir leur curiosité quant aux origines, aux fondateurs, aux lignées, aux mythes… Les serviteurs, richement vêtus, se sachant et se sentant très supérieurs, ne se privent pas de le montrer et de le faire sentir au premier membre de la Communauté rencontré par hasard à qui, sans aménité, ils posent la question. L’homme de la Communauté s’excuse d’abord, de son apparence, de son manque de mémoire. Il invite le serviteur du curieux à revenir quelques jours plus tard, le temps de trouver la référence et, le cas échéant, de démonter le pilier auquel elle s’agrège ou le mur qu’elle soutient. Le jour dit, le serviteur revient, et, si elle existait dans les archives ou dans les connaissances orales de la Communauté transmises de bouche à oreille au fil des générations, la réponse lui est donnée. Le serviteur laisse là quelque nourriture, quelque ustensile de première nécessité — une vieille chemise, une miche de pain, un sac de riz, une casserole, un réchaud… — et s’en va, sans autrement remercier, rapporter la réponse à son employeur ou maître.

De cette manière, la Communauté a conservé un certain pouvoir, une certaine influence. Il a évidemment été souvent question de l’en priver, pour l’anéantir définitivement ; mais qui voudrait se salir les mains dans tout ce vieux papier, qui voudrait apprendre à déchiffrer ces alphabets désuets, à comprendre ces langues mortes ? Le reste de la société ne veut pas de cette besogne, comme autrefois de celle des éboueurs. On tolère donc la Communauté, par nécessité — et cette nécessité où ils sont redouble l’arrogance et le mépris des nouveaux privilégiés. D’autant que si on tolère la Communauté, on se méfie d’elle aussi : qui sait si elle ne ment pas, ne donne pas des réponses inventées pour la servir ? Personne en dehors de ses membres ne peut vérifier ses dires. Ils pourraient utiliser ce pouvoir ; qui peut croire qu’ils s’en privent ? Leur position le conteste pourtant, à moins qu’ils ne tirent avantage de ce supposé pouvoir d’une manière invisible, ce qu’il faudrait expliquer. Eux-mêmes en sont difficilement capables. Quand on condescend à les interroger sur eux, ils admettent en général que ce pouvoir — dont certains d’entre eux vont jusqu’à douter — ne peut pas leur permettre de recouvrer leur ancien statut privilégié.

Peu, bien peu de ces hommes toujours fiers de leur ascendance et de leur appartenance et peu enclins à les renier, en sont venus à concevoir que l’état actuel de la Communauté est le résultat d’un processus nécessaire, désirable et désiré par la population de leurs ancêtres, comme une population peut désirer ce que les individus qui la composent chacun répugnent à considérer ; peu, très peu, osent dire que dans cette misère, la Communauté a atteint son idéal.

203

Il se durcit…

Il se durcit : il n’a pas d’autre moyen d’en sortir. La tête est faible et petite. Mais il durcit tellement… qu’au moindre choc il éclate. Dans le harassement des éclats, il se repent : n’aurait-il pas dû être plus prudent, plus mesuré ? Pourquoi ce besoin de se durcir autant ? Ne pouvait-il pas se contenter d’une rigidité suffisante pour la droiture et l’avancée rapide mais n’interdisant pas une certaine élasticité, l’encaissement de certains chocs, de légères déformations ? Avait-il besoin de plus ? Maintenant, et pour longtemps encore, il aura bien moins. Il commence à se rassembler. Avant d’être homme de nouveau, il devra passer par le stade du sac : lui tout entier dans sa peau, sans un seul os. Le désir de la dureté alors va le torturer, plus encore que le ridicule, plus que les coups, les insultes dont on l’accable et le moque, qu’il appelle, dans sa honte, et qu’il redoublerait s’il pouvait bouger, parler. Mais quand il pourra enfin satisfaire ce désir qui n’a fait que croître, il ne parviendra pas à s’empêcher de vouloir le faire une fois pour toutes. À défaut de réussir à se figer dans le durcissement qui n’exclut pas la souplesse, de peur de ramollir de nouveau il va, cette fois encore, continuer sans borne à se durcir. Pendant quelques instants il va vibrer d’extase… puis recommencer.

202

À mon enterrement

À mon enterrement n’est pas venu grand monde. Mes parents et grands-parents sont tous morts depuis longtemps, et je n’ai plus avec le reste de ma famille que des contacts très lointains, de ceux qui ne les incitent pas, je le conçois parfaitement, à se déplacer, un dimanche d’hiver, pluvieux qui plus est, pour supporter la tristesse ou l’ennui d’un enterrement. Je ne leur en veux absolument pas, d’ailleurs n’aurais-je pas, n’ai-je pas déjà, agi de même ? Encore je ne parle là que de la minuscule frange de ma grande famille avec laquelle le contact, même épisodique, fait de politesse hypocrite, d’indifférence polie, de bavardages insignifiants, de souvenirs triviaux et tristes ensemble, était maintenu ; il est tout à fait normal que le reste, tout le reste de ma vaste famille, qui m’ignore depuis des années, avec mon accord tacite, autant que je l’ignore moi-même, ne se soit pas déplacé. Quelle perte de temps ç’aurait été pour eux, et comme ils m’auraient maudit de la culpabilité qui les aurait obligés à sacrifier un dimanche, des heures de difficile liberté arrachée au labeur quotidien, pour aller enterrer ce presque inconnu, qui ne porte même pas leur nom. Non, je ne leur en veux pas du tout, et même, je suis plutôt content, soulagé qu’ils ne soient pas venus. Oui, soulagé surtout, car leur présence, je m’en rends compte, m’aurait embarrassé, m’aurait même pesé. C’est bien mieux ainsi. Évidemment, les quelques passants qui, depuis la muraille du cimetière, observent d’un œil morne mes funérailles doivent penser que j’étais malheureux, misanthrope ou méchant, pour que si peu de monde assiste à mon enterrement. Ils n’ont pas tort, je l’ai mérité. La supériorité que je croyais la mienne, l’orgueil que j’en concevais, m’ont éloigné de ma famille ; je ne trouvais rien à leur dire qui me satisfasse de moi, et rien dans leurs réponses pour combler ma curiosité. Je ne pense pas qu’ils m’en aient voulu, je crois plutôt qu’ils m’ont très vite oublié, sans effort, comme le plus insignifiant des lointains parents qu’ils aient jamais eu à oublier ; mon indifférence les indifférait sans doute autant que mon absence, qu’ils ont à peine dû remarquer. De loin en loin, peut-être demandaient-ils à mon père — lui qui les connaissait, qui les côtoyait tous — ce que je devenais ; mais je m’aveugle sans doute, dans un dernier reste d’orgueil ; c’est bien plus probablement mon père qui leur parlait de moi, sans qu’ils aient rien demandé. Qui leur parlait de moi sur un ton neutre, comme du temps qu’il fait, et je suppose qu’ils accordaient à ces informations autant d’attention, sinon même encore moins, qu’à celles qu’on échange à propos du temps qu’il fait… Ou bien il avait trop honte de moi, il m’avait déjà banni de ses sujets de conversation, et à force de me bannir, lui aussi, peu à peu, oublié. Il y a si longtemps de cela… Même s’il entretenait de moi le souvenir vivace dans la famille, le souvenir de ce fils prodige ou prodigue, ou indigne, après sa mort ce souvenir s’est éteint. De moi dans leur cœur, et même dans leur mémoire, il n’est rien resté. C’est pourquoi je dois remercier le hasard qui m’a fait mourir ici, aux antipodes… Si même on se souvenait encore de moi, si ma mort a produit un effet quelconque et n’a pas laissé totalement indifférent, de toute façon on n’a pas eu le temps, les moyens, de venir jusqu’ici, d’autant que la tradition est ici d’enterrer très vite les cadavres. Mais je suis, je m’en rends compte, encore trop optimiste — je n’aurais pourtant pas cru qu’il me soit resté le moindre optimisme — car, c’est vrai, rien ne me dit qu’ils soient au courant de ma mort ; comment le seraient-ils ? C’est parfait. Qui sait s’ils n’auraient pas dit « qui ça ? » à l’annonce du décès ? Il vaut mieux qu’ils continuent de m’ignorer.

Qui donc est venu alors, assister à mon enterrement ?

201

Tous les hommes sont de ce seul côté du précipice…

Tous les hommes sont de ce seul côté du précipice, et nombreux sont ceux qui essaient de le franchir. Un jour ou l’autre, tout homme est même presque obligé de le tenter, car ses congénères, avec le renouvellement des générations, le poussent vers l’abîme : chacun veut s’en approcher, chacun veut plonger son regard dans la profondeur insondable. Beaucoup, alors, y sont nécessairement quoique accidentellement poussés, et sombrent irrémédiablement. Les cris des hommes en train de tomber sont continuels, tant la pression de la foule vers l’abîme est constante ; mais, comme un tic-tac, on finit par ne plus les entendre.

Quand ils sont sur le point d’être poussés dans le vide, nombreux sont ceux qui tentent de sauter. Mais pour eux il est déjà trop tard : ils n’ont plus suffisamment de recul pour prendre de l’élan, et leur saut ridiculement court ne leur évite même pas toujours d’être déchirés par la paroi rocheuse avant que leurs cris soient devenus inaudibles. Il faut de l’élan, beaucoup d’élan, chacun le pressent ; mais il y a trop de monde au bord du précipice pour qu’une piste soit dégagée. C’est pourquoi la plupart des hommes, durant les quelques années qu’ils passent là, avançant millimètre par millimètre sous la poussée de leurs cadets et fils, guettent l’instant improbable où, par un heureux hasard, entre eux et l’abysse un couloir serait soudain dégagé, dans lequel ils pourraient foncer, et qui serait suffisamment long pour que leur prise d’élan puisse leur donner l’espoir de réussir le saut. Malheureusement cette condition ne se produit presque jamais ; et lorsque c’est le cas, elle ne dure en général pas suffisamment longtemps : alors que l’homme est déjà en plein élan, au milieu de sa course le couloir qui s’était ouvert devant lui se referme brusquement, et il vient heurter ses congénères au lieu de s’envoler. La bousculade qui s’ensuit se propage de proche en proche jusque loin dans la foule, tant les hommes sont serrés les uns contre les autres, et provoque un grand nombre de chutes irrémédiables avant que l’ordre — la poussée unilatérale vers le gouffre — ne revienne.

Pour la plupart de ceux qui sont finalement — brièvement — arrivés en vue de l’abysse, ceux qui n’ont pas pu tenter le vrai saut faute d’un couloir dégagé pour la prise d’élan, la tentative est de toute façon vouée à l’échec : comment quiconque, même dans les meilleures conditions, pourrait-il réussir le saut, quand l’autre côté du précipice n’est même pas visible, quand celui qui parvient enfin au bord de l’abysse ne voit rien d’autre que les immensités opposées des profondeurs terrestres et célestes insondables, séparées par un horizon plat ?

200

J’ai, non pas deux comme apparemment tout le monde…

J’ai, non pas deux comme apparemment tout le monde, mais quatre yeux. La première paire, comme il se doit, en plein visage, au-dessus du nez ; la seconde un peu au-dessus du crâne, en retrait, légèrement penchée vers la terre. Je l’ai découverte depuis peu, dans le miroir : tout à coup ces yeux supplémentaires étaient là, qui me regardaient fixement. N’avais-je pas conscience, auparavant, de leur existence, ne pouvais-je pas encore les discerner, ou n’avaient-ils simplement pas encore poussé ? Dans ce dernier cas, je les aurais sûrement aperçus au cours de leur croissance, encore à l’état d’ébauche, à peine différenciés ; or je les ai trouvés déjà parfaitement formés. Dois-je croire alors qu’ils sont apparus tout à coup, passé peut-être un certain seuil de maturité ? Quand je regarde, désormais, c’est de mes quatre yeux. Mais personne ne voit jamais ma paire supplémentaire : on ne voit semble-t-il que mon visage et les deux yeux verts et doux qui s’y trouvent, sous les cils trop longs. Ou si on la voit, on n’en montre aucune gêne, ce que je pourrais difficilement admettre — moi qu’elle gêne tant, cette étrangeté soudaine de ma vision.

Là où auparavant j’étais tout yeux comme tout ouïe, voici que désormais mon regard est dédoublé. Pendant la conversation je peux certes en profiter pour scruter à loisir, avec mes yeux du dessus, tout ce que la décence m’interdirait d’observer avec tant d’attention. Mais, par respect, par pudeur, j’évite de m’attarder sur l’intimité d’autrui comme de fouiller dans ses recoins à son insu comme un voleur ; c’est donc sur moi que se pose le plus souvent ce regard singulier. Car je peux aussi me voir : le haut du crâne, le dos tout entier, l’arrière des jambes jusqu’aux talons si je les baisse, et le visage en plongée si je me penche un peu en avant. J’observe mes poses, mes traits, mes expressions, mes rictus, je me découvre et me juge — coupable, et me condamne. Mon interlocuteur me croit tout à sa parole, happé, conquis… Mais la plupart du temps, tandis que mon regard facial est rempli d’ostensible attention, d’approbation, ou d’une franche réserve, mes yeux supérieurs se chargent de la colère, du mépris, de l’ironie, de la pitié, des larmes qui s’affichaient autrefois dans mes yeux faciaux.

Entre ces deux paires d’yeux, je vais et je viens, sans repos. Rares sont les moments où les yeux du dessus se ferment et me laissent ignoré de moi-même, voué à autrui sans réserve ; encore plus rares les instants sublimes, avidement espérés, où mes deux regards se fondent et n’en sont plus qu’un, unanime : je me vois, je nous vois, mon interlocuteur et moi, presque comme une seule personne, à qui je peux sourire avec bonheur, de tous mes yeux, de tout mon être.

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