Journal du conteur

Autrefois la Communauté vivait…

Autrefois la Communauté vivait, fière et confiante, dans d’arrogantes citadelles de la hauteur des remparts desquelles ses membres pouvaient toiser, dédaigner le reste de la société humaine. En sécurité et le sachant, ils se contentaient toutefois d’une condescendante commisération.

Beaucoup de siècles ont passé, les manuels d’histoire, les archives ont démesurément grossi ; désormais la Communauté ne possède plus que sa majuscule. Ses membres vont presque nus mendier l’aumône d’un quignon de pain et survivent à l’abri de bidonvilles de papier. Les archives sont en effet tout ce qui leur reste : c’est avec les vieux livres qu’ils ont bâti leurs logements de fortune. Cette connaissance ancienne, que personne ne songe à leur envier, leur disputer, leur voler, gît dans les terrains vagues où se concentrent les derniers survivants demeurés là. La diaspora dépasse aujourd’hui leur nombre, pas plus enviable dans son dénuement cosmopolite.

Les relations sociales de la Communauté sont toujours aussi limitées. L’arrogance, le mépris ont changé de camp. La pitié ne les a pas suivis : personne ne veut oublier le traitement si longtemps et injustement subi. Mais les membres de la Communauté ne souffrent pas d’un mépris et d’une arrogance qui répondent à leur désir perdurant d’isolement ; ils les comprennent, et certains d’entre eux les justifient, les excusent même, et les vivent comme un juste châtiment, une pénitence méritée pour les fautes de leurs aïeux.

Même si ses relations sont rares, la Communauté a cependant conservé une importante fonction sociale. Comme c’est avec les archives que ses membres actuels ont bâti leurs abris, c’est vers eux qu’on se tourne dès qu’une question relative au passé émerge. Les puissants du moment, certes, ne daignent pas se déplacer, mais ils ne manquent pas d’envoyer leurs serviteurs assouvir leur curiosité quant aux origines, aux fondateurs, aux lignées, aux mythes… Les serviteurs, richement vêtus, se sachant et se sentant très supérieurs, ne se privent pas de le montrer et de le faire sentir au premier membre de la Communauté rencontré par hasard à qui, sans aménité, ils posent la question. L’homme de la Communauté s’excuse d’abord, de son apparence, de son manque de mémoire. Il invite le serviteur du curieux à revenir quelques jours plus tard, le temps de trouver la référence et, le cas échéant, de démonter le pilier auquel elle s’agrège ou le mur qu’elle soutient. Le jour dit, le serviteur revient, et, si elle existait dans les archives ou dans les connaissances orales de la Communauté transmises de bouche à oreille au fil des générations, la réponse lui est donnée. Le serviteur laisse là quelque nourriture, quelque ustensile de première nécessité — une vieille chemise, une miche de pain, un sac de riz, une casserole, un réchaud… — et s’en va, sans autrement remercier, rapporter la réponse à son employeur ou maître.

De cette manière, la Communauté a conservé un certain pouvoir, une certaine influence. Il a évidemment été souvent question de l’en priver, pour l’anéantir définitivement ; mais qui voudrait se salir les mains dans tout ce vieux papier, qui voudrait apprendre à déchiffrer ces alphabets désuets, à comprendre ces langues mortes ? Le reste de la société ne veut pas de cette besogne, comme autrefois de celle des éboueurs. On tolère donc la Communauté, par nécessité — et cette nécessité où ils sont redouble l’arrogance et le mépris des nouveaux privilégiés. D’autant que si on tolère la Communauté, on se méfie d’elle aussi : qui sait si elle ne ment pas, ne donne pas des réponses inventées pour la servir ? Personne en dehors de ses membres ne peut vérifier ses dires. Ils pourraient utiliser ce pouvoir ; qui peut croire qu’ils s’en privent ? Leur position le conteste pourtant, à moins qu’ils ne tirent avantage de ce supposé pouvoir d’une manière invisible, ce qu’il faudrait expliquer. Eux-mêmes en sont difficilement capables. Quand on condescend à les interroger sur eux, ils admettent en général que ce pouvoir — dont certains d’entre eux vont jusqu’à douter — ne peut pas leur permettre de recouvrer leur ancien statut privilégié.

Peu, bien peu de ces hommes toujours fiers de leur ascendance et de leur appartenance et peu enclins à les renier, en sont venus à concevoir que l’état actuel de la Communauté est le résultat d’un processus nécessaire, désirable et désiré par la population de leurs ancêtres, comme une population peut désirer ce que les individus qui la composent chacun répugnent à considérer ; peu, très peu, osent dire que dans cette misère, la Communauté a atteint son idéal.

203

Il se durcit…

Il se durcit : il n’a pas d’autre moyen d’en sortir. La tête est faible et petite. Mais il durcit tellement… qu’au moindre choc il éclate. Dans le harassement des éclats, il se repent : n’aurait-il pas dû être plus prudent, plus mesuré ? Pourquoi ce besoin de se durcir autant ? Ne pouvait-il pas se contenter d’une rigidité suffisante pour la droiture et l’avancée rapide mais n’interdisant pas une certaine élasticité, l’encaissement de certains chocs, de légères déformations ? Avait-il besoin de plus ? Maintenant, et pour longtemps encore, il aura bien moins. Il commence à se rassembler. Avant d’être homme de nouveau, il devra passer par le stade du sac : lui tout entier dans sa peau, sans un seul os. Le désir de la dureté alors va le torturer, plus encore que le ridicule, plus que les coups, les insultes dont on l’accable et le moque, qu’il appelle, dans sa honte, et qu’il redoublerait s’il pouvait bouger, parler. Mais quand il pourra enfin satisfaire ce désir qui n’a fait que croître, il ne parviendra pas à s’empêcher de vouloir le faire une fois pour toutes. À défaut de réussir à se figer dans le durcissement qui n’exclut pas la souplesse, de peur de ramollir de nouveau il va, cette fois encore, continuer sans borne à se durcir. Pendant quelques instants il va vibrer d’extase… puis recommencer.

202

À mon enterrement

À mon enterrement n’est pas venu grand monde. Mes parents et grands-parents sont tous morts depuis longtemps, et je n’ai plus avec le reste de ma famille que des contacts très lointains, de ceux qui ne les incitent pas, je le conçois parfaitement, à se déplacer, un dimanche d’hiver, pluvieux qui plus est, pour supporter la tristesse ou l’ennui d’un enterrement. Je ne leur en veux absolument pas, d’ailleurs n’aurais-je pas, n’ai-je pas déjà, agi de même ? Encore je ne parle là que de la minuscule frange de ma grande famille avec laquelle le contact, même épisodique, fait de politesse hypocrite, d’indifférence polie, de bavardages insignifiants, de souvenirs triviaux et tristes ensemble, était maintenu ; il est tout à fait normal que le reste, tout le reste de ma vaste famille, qui m’ignore depuis des années, avec mon accord tacite, autant que je l’ignore moi-même, ne se soit pas déplacé. Quelle perte de temps ç’aurait été pour eux, et comme ils m’auraient maudit de la culpabilité qui les aurait obligés à sacrifier un dimanche, des heures de difficile liberté arrachée au labeur quotidien, pour aller enterrer ce presque inconnu, qui ne porte même pas leur nom. Non, je ne leur en veux pas du tout, et même, je suis plutôt content, soulagé qu’ils ne soient pas venus. Oui, soulagé surtout, car leur présence, je m’en rends compte, m’aurait embarrassé, m’aurait même pesé. C’est bien mieux ainsi. Évidemment, les quelques passants qui, depuis la muraille du cimetière, observent d’un œil morne mes funérailles doivent penser que j’étais malheureux, misanthrope ou méchant, pour que si peu de monde assiste à mon enterrement. Ils n’ont pas tort, je l’ai mérité. La supériorité que je croyais la mienne, l’orgueil que j’en concevais, m’ont éloigné de ma famille ; je ne trouvais rien à leur dire qui me satisfasse de moi, et rien dans leurs réponses pour combler ma curiosité. Je ne pense pas qu’ils m’en aient voulu, je crois plutôt qu’ils m’ont très vite oublié, sans effort, comme le plus insignifiant des lointains parents qu’ils aient jamais eu à oublier ; mon indifférence les indifférait sans doute autant que mon absence, qu’ils ont à peine dû remarquer. De loin en loin, peut-être demandaient-ils à mon père — lui qui les connaissait, qui les côtoyait tous — ce que je devenais ; mais je m’aveugle sans doute, dans un dernier reste d’orgueil ; c’est bien plus probablement mon père qui leur parlait de moi, sans qu’ils aient rien demandé. Qui leur parlait de moi sur un ton neutre, comme du temps qu’il fait, et je suppose qu’ils accordaient à ces informations autant d’attention, sinon même encore moins, qu’à celles qu’on échange à propos du temps qu’il fait… Ou bien il avait trop honte de moi, il m’avait déjà banni de ses sujets de conversation, et à force de me bannir, lui aussi, peu à peu, oublié. Il y a si longtemps de cela… Même s’il entretenait de moi le souvenir vivace dans la famille, le souvenir de ce fils prodige ou prodigue, ou indigne, après sa mort ce souvenir s’est éteint. De moi dans leur cœur, et même dans leur mémoire, il n’est rien resté. C’est pourquoi je dois remercier le hasard qui m’a fait mourir ici, aux antipodes… Si même on se souvenait encore de moi, si ma mort a produit un effet quelconque et n’a pas laissé totalement indifférent, de toute façon on n’a pas eu le temps, les moyens, de venir jusqu’ici, d’autant que la tradition est ici d’enterrer très vite les cadavres. Mais je suis, je m’en rends compte, encore trop optimiste — je n’aurais pourtant pas cru qu’il me soit resté le moindre optimisme — car, c’est vrai, rien ne me dit qu’ils soient au courant de ma mort ; comment le seraient-ils ? C’est parfait. Qui sait s’ils n’auraient pas dit « qui ça ? » à l’annonce du décès ? Il vaut mieux qu’ils continuent de m’ignorer.

Qui donc est venu alors, assister à mon enterrement ?

201

Tous les hommes sont de ce seul côté du précipice…

Tous les hommes sont de ce seul côté du précipice, et nombreux sont ceux qui essaient de le franchir. Un jour ou l’autre, tout homme est même presque obligé de le tenter, car ses congénères, avec le renouvellement des générations, le poussent vers l’abîme : chacun veut s’en approcher, chacun veut plonger son regard dans la profondeur insondable. Beaucoup, alors, y sont nécessairement quoique accidentellement poussés, et sombrent irrémédiablement. Les cris des hommes en train de tomber sont continuels, tant la pression de la foule vers l’abîme est constante ; mais, comme un tic-tac, on finit par ne plus les entendre.

Quand ils sont sur le point d’être poussés dans le vide, nombreux sont ceux qui tentent de sauter. Mais pour eux il est déjà trop tard : ils n’ont plus suffisamment de recul pour prendre de l’élan, et leur saut ridiculement court ne leur évite même pas toujours d’être déchirés par la paroi rocheuse avant que leurs cris soient devenus inaudibles. Il faut de l’élan, beaucoup d’élan, chacun le pressent ; mais il y a trop de monde au bord du précipice pour qu’une piste soit dégagée. C’est pourquoi la plupart des hommes, durant les quelques années qu’ils passent là, avançant millimètre par millimètre sous la poussée de leurs cadets et fils, guettent l’instant improbable où, par un heureux hasard, entre eux et l’abysse un couloir serait soudain dégagé, dans lequel ils pourraient foncer, et qui serait suffisamment long pour que leur prise d’élan puisse leur donner l’espoir de réussir le saut. Malheureusement cette condition ne se produit presque jamais ; et lorsque c’est le cas, elle ne dure en général pas suffisamment longtemps : alors que l’homme est déjà en plein élan, au milieu de sa course le couloir qui s’était ouvert devant lui se referme brusquement, et il vient heurter ses congénères au lieu de s’envoler. La bousculade qui s’ensuit se propage de proche en proche jusque loin dans la foule, tant les hommes sont serrés les uns contre les autres, et provoque un grand nombre de chutes irrémédiables avant que l’ordre — la poussée unilatérale vers le gouffre — ne revienne.

Pour la plupart de ceux qui sont finalement — brièvement — arrivés en vue de l’abysse, ceux qui n’ont pas pu tenter le vrai saut faute d’un couloir dégagé pour la prise d’élan, la tentative est de toute façon vouée à l’échec : comment quiconque, même dans les meilleures conditions, pourrait-il réussir le saut, quand l’autre côté du précipice n’est même pas visible, quand celui qui parvient enfin au bord de l’abysse ne voit rien d’autre que les immensités opposées des profondeurs terrestres et célestes insondables, séparées par un horizon plat ?

200

J’ai, non pas deux comme apparemment tout le monde…

J’ai, non pas deux comme apparemment tout le monde, mais quatre yeux. La première paire, comme il se doit, en plein visage, au-dessus du nez ; la seconde un peu au-dessus du crâne, en retrait, légèrement penchée vers la terre. Je l’ai découverte depuis peu, dans le miroir : tout à coup ces yeux supplémentaires étaient là, qui me regardaient fixement. N’avais-je pas conscience, auparavant, de leur existence, ne pouvais-je pas encore les discerner, ou n’avaient-ils simplement pas encore poussé ? Dans ce dernier cas, je les aurais sûrement aperçus au cours de leur croissance, encore à l’état d’ébauche, à peine différenciés ; or je les ai trouvés déjà parfaitement formés. Dois-je croire alors qu’ils sont apparus tout à coup, passé peut-être un certain seuil de maturité ? Quand je regarde, désormais, c’est de mes quatre yeux. Mais personne ne voit jamais ma paire supplémentaire : on ne voit semble-t-il que mon visage et les deux yeux verts et doux qui s’y trouvent, sous les cils trop longs. Ou si on la voit, on n’en montre aucune gêne, ce que je pourrais difficilement admettre — moi qu’elle gêne tant, cette étrangeté soudaine de ma vision.

Là où auparavant j’étais tout yeux comme tout ouïe, voici que désormais mon regard est dédoublé. Pendant la conversation je peux certes en profiter pour scruter à loisir, avec mes yeux du dessus, tout ce que la décence m’interdirait d’observer avec tant d’attention. Mais, par respect, par pudeur, j’évite de m’attarder sur l’intimité d’autrui comme de fouiller dans ses recoins à son insu comme un voleur ; c’est donc sur moi que se pose le plus souvent ce regard singulier. Car je peux aussi me voir : le haut du crâne, le dos tout entier, l’arrière des jambes jusqu’aux talons si je les baisse, et le visage en plongée si je me penche un peu en avant. J’observe mes poses, mes traits, mes expressions, mes rictus, je me découvre et me juge — coupable, et me condamne. Mon interlocuteur me croit tout à sa parole, happé, conquis… Mais la plupart du temps, tandis que mon regard facial est rempli d’ostensible attention, d’approbation, ou d’une franche réserve, mes yeux supérieurs se chargent de la colère, du mépris, de l’ironie, de la pitié, des larmes qui s’affichaient autrefois dans mes yeux faciaux.

Entre ces deux paires d’yeux, je vais et je viens, sans repos. Rares sont les moments où les yeux du dessus se ferment et me laissent ignoré de moi-même, voué à autrui sans réserve ; encore plus rares les instants sublimes, avidement espérés, où mes deux regards se fondent et n’en sont plus qu’un, unanime : je me vois, je nous vois, mon interlocuteur et moi, presque comme une seule personne, à qui je peux sourire avec bonheur, de tous mes yeux, de tout mon être.

199

À peine entré dans la salle des futurs…

À peine entré dans la salle des futurs, j’ai la surprise de constater qu’elle n’est ni virtuellement infinie ni labyrinthique, contrairement à mes attentes ; ce n’est même pas la plus grande salle du musée. J’espérais être impressionné : je suis plutôt déçu. Un coup d’œil me suffit pour comprendre son organisation : chaque avenir est derrière une des quelques dizaines de portes pratiquées dans ses murs droits. Au-dessus de chaque porte se trouve un grand écran, presque rempli par l’image d’un homme de dos. Cet homme c’est à chaque fois moi : celui que je deviendrai dans l’avenir qui s’ouvre derrière cette porte. Le simulacre, toujours de dos, s’éloigne ; je dois choisir celui que je vais suivre. Je m’étonne du petit nombre des portes, relativement à l’infinité des combinaisons possibles : n’ai-je donc, moi, que ces quelques dizaines d’alternatives ? La taille de la salle, le nombre de portes, varient-ils en fonction du visiteur ? Quoi qu’il en soit, je souffre, dans mon orgueil, d’être si limité. Mais bientôt j’y vois une chance : je n’ai pas à perdre des années entières à passer toutes les portes en revue, je ne suis pas forcé de me presser, je peux au contraire me permettre de passer un long moment devant chaque porte, les yeux levés sur son écran, à examiner les détails de la scène, le décor, la lumière, les vêtements de mon alter ego…

Il y a maintenant des années que je suis dans la salle des futurs (il m’en semble du moins, j’ai perdu le compte des jours), à contempler portes et surtout écrans sans cesse. Je n’ai même plus besoin de me déplacer, tant je connais les scènes par cœur. Du coin de la salle où je campe, subjugué je quitte à peine des yeux l’homme, qui, toujours revenu au-dessus de chaque porte, ne cesse pas de s’éloigner dans des décors inchangés, m’invitant par sa démarche à le suivre. Quand je suis prêt à passer une des portes, toujours un doute me prend ; je jette un dernier coup d’œil circulaire aux autres écrans, et à cet instant un détail qui m’avait échappé, malgré la minutie de mes observations continuelles, m’arrête. Si ce détail, qui pour être détail n’en est pas moins important et peut-être décisif, m’a échappé malgré toutes ces années d’études, qui sait combien d’autres, et peut-être plus décisifs encore, j’ai pu ignorer ? Je reprends donc place dans mon coin, et je recommence, de plus en plus las, mon examen des promesses ambiguës de chaque scène : en rêve et en pensée j’explore et je vis d’innombrables virtualités de mes avenirs.

198

L’homme qui doute de lui…

L’homme qui doute de lui se regarde dans le miroir et y voit une multitude de visages, parmi lesquels il n’en trouve aucun qu’il puisse reconnaître sien.

Il ferme les yeux brièvement, les rouvre : dans le miroir il ne voit plus rien. Effrayé, il ferme de nouveau les yeux. Les rouvre, et voit un visage. Il recommence, et voit encore un visage, mais pas le même. Il ne cesse pas de douter.

197

Pour faire une expérience, on le met dans une cellule…

Pour faire une expérience, on le met dans une cellule, et on l’engage à se livrer entièrement à son activité favorite, qu’il parvient certes à pratiquer depuis longtemps, mais lentement, difficilement, jamais assez pour qu’il soit satisfait, ne pouvant d’ordinaire y consacrer qu’une heure ou deux par jour quand il faudrait — il le clame souvent — qu’il y voue tous ses instants de veille pour avoir une chance de dépasser avant sa mort les simples commencements. Dans la cellule, pour la première fois de sa vie, il en a le loisir.

Il est libre d’organiser son temps, sommeil et lever, comme il lui convient ; quelle que soit l’heure il a toujours à boire et à manger à portée de main, et toutes ses affaires, tous ses outils habituels ; s’il a besoin de quelque chose d’autre, d’imprévu, on le lui apporte dès que possible. Toutes les conditions sont réunies pour que rien ne le distraie. Mais au bout de quelques jours on s’aperçoit, et lui avec, qu’il n’arrive pas du tout à se concentrer sur ce qui est pourtant, ainsi qu’il le répète puérilement sans cesse depuis des années, le sens et le but de sa vie, son rêve, son seul espoir. Par les grilles on lui crie : « Fais-le ! Qu’est-ce qui t’en empêche ? C’est ce que tu veux faire, ce que tu aimes faire ! Pourquoi ne t’y mets-tu pas, au lieu de tourner en rond, de ronger tes ongles, de scruter le plafond, de faire semblant de dormir ? » Rien n’y fait, aucune exhortation, aucune aide, d’ailleurs il n’en demande pas ; l’homme semble bloqué, paralysé ; et il découvre bientôt qu’il n’a plus d’autre désir que de s’enfuir.

Mais à peine, à la fin de l’expérience, a-t-il été libéré de la cellule, à peine est-il rentré dans la routine de sa vie, qu’il recommence à être taraudé par le désir, violent et croissant, de se livrer à ce à quoi il n’a guère consacré depuis plusieurs semaines que quelques instants d’angoisse infructueuse — maintenant précisément qu’il n’en a plus le temps, et que le retard qu’il doit rattraper dans de nombreux domaines de sa vie quotidienne lui laisse même moins de temps que jamais.

196

Comme on n’arrive pas à discerner les limites…

Comme on n’arrive pas à discerner les limites du trop et du pas assez, beaucoup se tiennent le plus près possible du milieu supposé, à l’opposé de l’une comme de l’autre, de peur de les franchir par mégarde. C’est la raison pour laquelle certains inclinent à croire qu’entre le trop et le pas assez il n’y a qu’une voie étroite, déjà bondée, qu’ils refusent par besoin d’espace, par crainte de la promiscuité, et qui ne leur laisse donc pas d’autre choix, disent-ils, qu’un excès ou l’autre. Mais c’est ignorer, c’est oublier qu’entre cette étroite bande encombrée et le trop d’un côté, le pas assez de l’autre, s’étend la majorité de l’espace du monde, où il n’est pas difficile de vivre sans s’approcher dangereusement de ces limites extrêmes, même indéfinies. Il suffit de se retourner fréquemment pour sentir, dans son ventre, lorsqu’on est allé trop loin dans un sens ou dans l’autre. Il est alors encore temps de faire aisément demi-tour.

On voudrait, bien sûr, que les limites soient marquées, pour pouvoir les repérer facilement et se situer par rapport à elles seules, mais c’est impossible, car elles ne cessent de se déplacer au fil du temps. Certains peuvent même avancer autant qu’ils le veulent dans n’importe quel sens : ils repoussent devant eux la limite du trop ou du pas assez comme un horizon. Pour d’autres au contraire ces limites resserrées ne laissent effectivement qu’une étroite bande, mais ceux-là sont rares, et nous les prenons en pitié, et entre eux et les deux limites opposées, pour les secourir, nous essayons d’établir une frontière humaine, une frontière de corps qui les protègent de la tentation. Pour la plupart cependant, l’espace, le monde possibles, sont immensément vastes : entre le trop et le pas assez il y a encore bien assez de place pour le beaucoup comme pour le peu.

195

Le coursier

Tandis que tu passais dans la cour, les vieux pères t’ont confié, à livrer, le trésor de toutes leurs vertus. Mais tu ne dois pas l’ouvrir, ont-ils dit ; tu n’es que le coursier. Tu râles en secret, car tu n’as guère envie de partir, et tu t’étonnes d’avoir été choisi si rapidement, si négligemment, par ces vieux qui n’ont sans doute plus toute leur lucidité, pour une mission si importante que la poste n’y suffit pas. Ils t’ont mis le paquet dans les mains, avec le message adressé au destinataire, et voilà. Tu n’en es pas fier, il te semble que le coursier aurait pu être n’importe lequel des nombreux neveux et cousins, que par malchance c’est tombé sur toi simplement parce que tu passais au mauvais moment, quand ils avaient besoin de jeunes jambes. Tu pars néanmoins, il le faut. Mais comme on te l’a recommandé — ou peut-être seulement autorisé — tu ne te presses pas. « Vis ta vie, ont-ils dit, tu arriveras toujours bien assez tôt ; il a tout son temps, le destinataire. »

Souvent tu as la tentation de t’arrêter, de jeter le paquet. Par curiosité, ou dans les moments difficiles, tu as la tentation de l’ouvrir : j’aurais bien besoin d’un trésor de vertus pour continuer, te dis-tu. Tu n’ignores pas que certains des coursiers précédents se sont négligemment délestés du paquet et sont rentrés à la maison les mains vides — on ne leur a rien dit ni demandé et la vie a repris comme avant, d’où ils ont conclu qu’ils avaient passé l’épreuve, ce qui devait avoir été une épreuve ; tu n’ignores pas non plus que d’autres, curieux, ont ouvert le paquet qu’ils portaient, et se sont arrêtés là, n’ayant apparemment pas de raison d’aller plus loin. Mais tu ne cèdes ni à l’un ni à l’autre, et tu continues, toujours sans te presser et comme incidemment. Ce n’est que dans ton âge mûr, et presque par hasard, que tu trouves finalement le destinataire, quelque lointain parent que tu n’as jamais vu, dont tu n’avais même jamais entendu parler, et qui lui aussi porte la barbe, mais la sienne est blanche, quand la tienne est seulement grise. Tu te fais reconnaître, et lui remets le paquet, honteux parce que son emballage tombe en lambeaux qui peuvent faire croire, à tort, qu’il a été ouvert. L’homme ouvre le message qui y est attaché, et le lit. Le message doit être court, car l’homme a déjà les yeux levés sur toi ; et il te tend le paquet : « c’est pour toi », dit-il.

194