Le président fronçait les sourcils. La question était cruciale. De cette information dépendait le sort de la guerre, mais le terroriste, interrogé selon les méthodes en vigueur, avait refusé de parler : ni les psychologues ni les sérums de vérité n’avaient pu en venir à bout. On avait tout essayé, sauf la torture. Mais la torture était interdite par la loi, et c’est le président lui-même qui l’avait interdite, qui avait milité contre elle avant son élection, lorsqu’il était encore un brillant avocat de gauche idéaliste. C’est pourquoi le problème, maintenant, le torturait comme aucun jamais auparavant. Que faire ? S’il donnait l’ordre de torturer cet homme — cet homme vil, méprisable, monstrueux, cet homme qu’on pouvait à peine appeler de ce nom —, il se mettrait hors la loi, il renierait tout son travail des vingt dernières années, ses convictions morales les plus ancrées, et il condamnerait au moins un de ses compatriotes à devenir lui aussi un monstre, le bannissant de fait de la communauté de citoyens qu’il essayait de façonner. Mais s’il ne faisait rien la guerre serait perdue, ou du moins la meilleure chance de la remporter jusqu’alors passerait irrémédiablement et des milliers d’hommes des deux camps mourraient qui auraient pu être sauvés. La tête entre les mains, le président cherchait une solution. Il resta ainsi plusieurs heures, à débattre intérieurement. Et finalement un sourire las et résigné détendit ses traits. Il se secoua, se leva, et se fit conduire à sa maison, qu’il n’habitait plus depuis son emménagement dans le palais présidentiel. Il y prit un grand sac, et le remplit avec des outils qu’il trouva dans son garage : pinces, ciseaux, couteaux, scies, chalumeau… Rentré au palais, il embrassa sa femme et ses enfants, puis se fit conduire à la prison de haute sécurité où le terroriste était détenu. Au premier regard des interrogateurs venus à sa rencontre, il comprit qu’ils n’avaient rien appris. Pour la forme il s’entretint quelques minutes avec eux, leur demanda quelles méthodes ils avaient employées, quels résultats ils avaient obtenus. Puis, pour la première fois de son mandat, il fit quelque chose de contraire aux lois comme à sa morale stricte et méditée : il demanda aux officiers de faire cesser l’enregistrement vidéo de la salle d’interrogatoire. Avec son grand sac plein d’outils, il y entra. Il en fit sortir les interrogateurs et tous les surveillants, et resta seul avec le prisonnier, sous l’œil aveuglé des caméras. Le prisonnier était attaché, et considérait le président avec morgue. Le président ouvrit son grand sac et lentement, patiemment, le visage dur, fermé et crispé, les sourcils froncés, il en sortit un à un tous les outils qu’il avait apportés. Il les posa sur l’unique table du lieu, bien en vue du terroriste. Puis il le regarda dans les yeux un moment, et lui posa la question que les interrogateurs avaient dû lui poser déjà des centaines de fois. L’homme ne daigna pas répondre, et pour la seconde fois, le président se mit hors la loi, hors de la loi qu’il avait défendue pendant toute sa vie avec acharnement, la loi qui lui avait paru la chose la plus sacrée du monde : il frappa l’homme. Il le gifla violemment. Et, quand l’homme rouvrit les yeux, le président lui cracha au visage. Puis il réitéra la question.
Pendant dix heures, les micros enregistrèrent les hurlements et les supplications du terroriste entrecoupés de la question réitérée, jusqu’au moment où la réponse survint. Alors le président sortit de la salle, sa chemise blanche et ses mains tachées de sang. Il fit appeler d’urgence un médecin et téléphona aussitôt à son chef d’état-major pour lui communiquer la réponse du terroriste.
Quelques semaines plus tard, la guerre avait passé un tournant décisif. L’équilibre des forces avait été rompu à l’avantage du pays du président et les ennemis n’avaient plus guère le choix qu’entre la capitulation et l’extermination. Mais le président ne se réjouissait pas autant qu’il l’aurait voulu. Il ne souriait plus, il dormait mal. Toutes les nuits des cauchemars le réveillaient en sursaut, dans lesquels il revoyait et revivait, déformées, insupportablement accentuées, les tortures qu’il avait infligées au prisonnier.
Le mandat du président expirait moins d’un an plus tard et à cause de la guerre il n’avait toujours pas entamé sa campagne électorale. Sans avertir personne de ses intentions, il fit tenir une conférence de presse télévisée. Tout le monde s’attendait à ce qu’il annonce la victoire et la fin prochaine de la guerre, et tout d’abord il le fit, quoique sans enthousiasme ; mais quelle ne fut pas la surprise de la nation entière lorsque, à la toute fin de son allocution, le président annonça sans aucune explication qu’il ne briguerait pas un second mandat, puis se leva de son siège et partit sans même attendre que les caméras cessent de filmer.
Onze mois plus tard, la passation de pouvoir eut lieu, et son successeur lui rendit un hommage appuyé que le président prit négligemment. Pendant ces onze mois, il s’était enfermé dans le travail comme dans une prison. Une dernière fois, il se plia aux règles de sa fonction, puis, à peine redevenu un citoyen ordinaire, il reprit son ancien métier d’avocat. Il dénonça dans une conférence de presse les atteintes aux droits des prisonniers de guerre, et notamment du plus célèbre d’entre eux, dont le public n’avait plus entendu parler depuis le jour où son aveu avait été révélé aux foules en liesse. L’ancien président ouvrit un compte en banque au nom de l’ancien terroriste et y transféra la majorité de son épargne, puis il écrivit aux meilleurs avocats de sa connaissance pour leur demander de se mettre en rapport avec le terroriste et de l’encourager à porter plainte contre son tortionnaire, qui avait honteusement, scandaleusement violé les lois les plus fondamentales du pays. Quand les avocats se rendirent compte que ce tortionnaire n’était autre que l’ancien président — ce qui n’avait pas été rendu public —, il était trop tard, et la plainte fut déposée. L’ancien président ne prit pas d’autre avocat que lui-même et plaida coupable. Il porta lui-même à la connaissance des jurés l’enregistrement sonore de la séance de torture, dont il avait depuis ce jour conservé l’unique copie. Lorsqu’il fut condamné à vingt ans de prison, pour la première fois depuis plusieurs années, un petit sourire éclaira son visage.
Son successeur à la présidence tint à le gracier, comme la constitution lui en donnait le droit, mais l’ancien président fut le premier prisonnier de l’histoire de son pays à refuser sa grâce, et il purgea sa peine en prisonnier modèle. Douze ans plus tard il fut libéré pour bonne conduite et on n’entendit plus jamais parler de lui.
Dans les empreintes laissées par ses larges chaussures je pose mes pas, j’efface de mes traces les siennes, et je le suis, sans le voir, sans savoir vers où m’entraîne celui que sans le connaître, d’après le seul tracé de ses pas, je me suis choisi pour guide. Sait-il lui-même où il va ? Et qui le guide, lui ? Je préfère croire qu’il est un de ceux, un des rares qui créent leur propre chemin, et qui servent de guide à tous les autres qui comme moi ne le peuvent ou ne le veulent pas.
Parfois lors de mes pauses je me retourne et j’essaye d’apercevoir à l’horizon dans mes traces celui ou un de ceux dont je suis le guide. L’horizon reste désespérément vide, et sans savoir si je ne suis encore le guide de personne ou si j’ai manqué de patience je reprends ma route. Par dépit j’ai parfois la tentation de balayer du pied mes traces après moi ; jusqu’à présent je me suis toujours repris avant.
Quand je croise d’autres traces, je m’arrête un moment au cas où passerait quelqu’un, mais je n’ai encore jamais rencontré personne ; pour voir du monde il faut attendre d’aboutir aux nombreux centres de vie commune établis aux plus grands carrefours, où chacun rassasie plus ou moins vite sa sociabilité. La majorité des hommes un jour ou l’autre s’arrêtent et s’installent dans un de ces centres. Une minorité préfère continuer de suivre des traces, ou les inventer.
Souvent je rêve de suivre les traces d’un autre à l’une de ces rares occasions où j’en croise. Cela ne changerait rien pour ceux dont je suis ou serai le guide, me dis-je, sans pour autant me rassurer complètement. Mais chaque fois le courage me manque, la peur me paralyse, et je m’abandonne aux traces que je me suis assignées censément une fois pour toutes.
Pendant des siècles, peut-être des millénaires, peut-être depuis sa création, peut-être n’avait-elle été créée que pour ça — la communauté avait suivi le chemin laissé par les traces de celui que certains en son sein nommaient le dieu, d’autres le prophète, d’autres le premier d’entre eux, d’autres l’enfant, d’autres la voie, d’autres le sens, d’autres l’essence, d’autres la vérité, d’autres l’origine, d’autres la fin, d’autres les cieux, d’autres le centre… Maintenant la communauté, à peine plus nombreuse qu’elle ne l’était dans ses plus vieilles légendes, enfoncée dans l’immense désert blanc, sous le soleil ardent, serpentait entre les dunes, suivant encore les traces que le sable portait. Tout à coup, inopinément, les traces cessaient. Le chemin s’arrêtait là — nulle part —, comme si le dieu, ou le prophète, ou le premier… là s’était envolé. Les hommes s’effondrèrent, pleurèrent comme ils n’avaient jamais pleuré, beaucoup voulurent mourir, aucun ne s’y résigna. Un audacieux — jusqu’alors ignoré tel y compris de lui-même — fit ce que personne avant lui n’avait jamais osé ni vu oser faire (du moins nul ne s’en souvenait, nulle légende ne le mentionnait) : il posa ses pieds dans les traces de pas. Il demeura ainsi, un moment, immobile, scrutant des yeux le sable ou le ciel comme s’il cherchait quelque chose ; puis il sourit, d’un geste de la main il engagea chaque membre de la communauté à le regarder, et, sous leurs yeux fervents, dans le plus exaltant silence, il accomplit deux pas. Il ajouta ses propres traces à celle du chemin du dieu, du prophète, du premier… et ses traces ne s’en distinguaient pas, elles allongeaient le chemin, qui tirait la communauté, sauvée — au moins pour un temps —, stupéfaite, peut-être abolie. Sans que rien n’ait changé en lui qui l’en eût soudain rendu digne, sans révélation, l’homme était désormais le chemin.
On t’attaque, mais tu ne te défends pas. Tu te contentes d’esquiver. Tu ne veux pas remporter le combat, tu ne veux même pas combattre. Au lieu de penser à toi, à ton honneur — que tu as certes perdu il y a bien longtemps, sans vergogne, et qui ne te manque pas —, tu ne penses qu’au monde : à ne pas augmenter la violence, la colère, la souffrance dans le monde. Entre deux esquives tu incites ton assaillant au calme, à la modération. Il y a peu de chances que ce soit efficace, tu le sais, et de fait la plupart du temps il s’en énerve au contraire, et redouble d’efforts pour te frapper. Tu te tais alors, économises ton souffle, et bientôt tu te mets à fuir. Si ton assaillant te poursuit, tu adaptes ta vitesse à la sienne : dès que tu l’as trop devancé et qu’il risque de ne plus te voir ou de se décourager, tu ralentis, et tu l’attends. Tu le traînes ainsi après toi aussi longtemps qu’il le peut. Tu ne t’arrêtes que lorsque ton assaillant s’est effondré, épuisé, et ne peut plus se lever. Tu fais alors demi-tour et avances vers lui, très lentement afin d’avoir le temps de reprendre ton souffle. Tu jettes ses armes à l’écart. Tu t’assois à côté de lui et lui donnes à boire de ta gourde. Quand il a repris assez de souffle pour parler, tu lui demandes très poliment de t’épargner. Suivant sa réponse, tu l’aides à se relever et l’accompagnes sur le chemin du retour jusqu’à la cité, ou tu lui tournes le dos, l’abandonnes et rentres sans lui. Mais dans tous les cas une fois rentré tu apprêtes à son intention une cabane sous les murs de la cité, où, s’il s’y installe, tu iras le voir chaque jour pour lui porter à manger et lui montrer figure humaine, jusqu’au jour où tu pourras le ramener entre les murs. Seulement s’il s’enfuit sans retour, tu sais que c’était vraiment sans espoir, ou du moins que tu n’étais pas assez habile pour le susciter.
(Mais comme tu es le plus faible, le moins vif, le moins endurant de tous, cela tu le rêves seul dans ta chambre, oubliant un instant que tu ne saurais esquiver le moindre coup ni remporter la moindre poursuite.)
Déjà, je ne peux plus continuer. C’est le bout du chemin pour moi, je suis bloqué là, faute de forces, emmuré vivant dans mon impuissance. Mais le monde ne s’arrête pas là, non plus que mes regards ; si mes pas sont taris, mon œil, désormais seul maître de l’espace, n’en est que plus perçant. Je vois loin les dangers, les obstacles, les impasses, les détours et demi-tours insensibles… Je pourrais au moins guider les nombreux malvoyants aux bonnes jambes s’ils me faisaient confiance et acceptaient de me porter. Chacun y gagnerait. Mais je n’arrive pas à susciter la confiance, à convaincre, à m’expliquer — sinon rien ne m’empêcherait d’y aller moi-même. Je reste donc là, à la croisée des chemins, comme un panneau indicateur auquel personne ne prête attention, et de là je suis des yeux, avec amertume et pitié, tous ceux que je vois s’égarer par les mauvais chemins dont j’aurais pu les garder, et avec admiration, avec envie, les rares qui s’enfoncent dans les meilleurs chemins, où je ne peux pas les suivre.
Le jardin était à l’image de l’Éden. Du moins les jardiniers avaient-ils essayé de copier de leur mieux les gravures des livres de foi. Des ruisseaux canalisés le séparaient en portions de végétation à peu près égales et censément symétriques. Cet ordre aurait rendu le jardin inhabitable, si la disposition aléatoire des brins d’herbe, des feuilles, des branches, des oiseaux sur ces branches, et les mouvements en tous sens des animaux, ne l’avaient compensé. Si l’Éden avait été bien tel que les livres le montraient, nul ne se le demandait, sauf peut-être, à cet instant, le maître de chapelle, le plus grand musicien de son temps, debout devant la fenêtre de sa chambre ; ses yeux, qui scrutaient le jardin et devinaient les hérésies qui s’y déroulaient, se levèrent vers le ciel où le soleil au zénith d’un ciel pur signifia pour lui l’égalité divine, la fin de sa rêverie, et déjà l’annonce du déclin du jour.
Une heure plus tôt, il avait terminé la Messe des fous qui l’accaparait depuis plusieurs semaines. Il se sentait vide, tari. Son émotivité confinée ne se rouvrait que très lentement aux sollicitations des sens. Le soir qui approchait verrait l’exécution de sa dernière œuvre, mais il n’en ressentait ni joie ni frayeur. Il se sentait curieusement détaché de sa création. Si ses yeux se posaient sur les portées, elles lui semblaient l’œuvre monstrueuse d’un étranger fou, et, pieusement, il acceptait d’avoir été le jouet de puissances incompréhensibles, qui le dépassaient et s’étaient exprimées par sa main, sans qu’il puisse en tirer aucun orgueil.
La lumière de l’aurore perça les frondaisons, et il reconnut l’endroit où il avait passé la nuit. Retrouver le château serait facile, s’il le voulait. Il avait souhaité se perdre en marchant au hasard, mais il connaissait trop bien la forêt, un coup d’œil lui suffisait toujours pour savoir où il se trouvait, et comment de là rentrer au château. Son errance avait donc été surtout mentale, et dans le labyrinthe de ses pensées il s’était perdu à loisir, jusqu’au sommeil. Il se leva et partit.
Arrivé dans une clairière, il but l’eau d’un ruisseau qui serpentait là, près de l’étang où, jeune, il avait failli se noyer, tombé dans l’eau froide hivernale alors qu’il abreuvait son cheval. Désaltéré, il s’assit contre un arbre, écoutant les oiseaux et regardant le ciel par les trouées des hautes frondaisons. La chorale des fous avait chanté mieux que jamais, et l’extase n’avait pas tardé à gagner l’audience. Il avait vu les larmes ronger les joues des auditeurs ; le seigneur lui-même s’était allongé à plat ventre contre la pierre froide du parterre de la chapelle, et avait prié avec une intensité neuve. Le confesseur s’était confessé, et les fous avaient continué à chanter dans le jardin, complètement nus, les yeux fermés. Les animaux même y avaient tu leurs chants, leurs courses, leurs chasses de la nuit.
Laissant là le cours de ce petit miracle, bouleversé, il était parti seul, avait traversé le pont-levis, resté baissé de nuit pour la première fois depuis des années, et s’était enfoncé dans la forêt, sans se retourner.
Maintenant le soleil atteignait de nouveau le zénith et le ciel était aussi pur que la veille. La tête appuyée contre l’écorce de l’arbre qui un moment plus tôt soutenait son dos voûté, le maître de chapelle pleurait comme un enfant, comme il n’avait pas pleuré depuis cinquante ans. Et il ne savait pas pourquoi. Pour la première fois de sa vie peut-être, l’ignorance coutumière de ce monde d’ignorance lui faisait mal, et, pire encore, le faisait douter. Les larmes le soulageaient, mais pour combien de temps ?
Il avait gagné l’immortalité, ou elle lui était échue. L’avait-il méritée ? Il ne s’en souciait pas. Il vivait le plus heureux, le plus insouciant des hommes, jusqu’au jour où il s’aperçut que les hommes ne lui prêtaient aucune attention et ne le distinguaient pas du commun. Il eut beau clamer son immortalité, nul ne le croyait, on lui riait au nez ; et comme à chaque génération il devait truquer ses papiers d’identité pour ne pas attirer la malsaine attention de l’administration, il ne pouvait rien prouver. Il évoquait certes des événements historiques avec une précision inconnue des meilleurs historiens, mais on le traitait d’affabulateur. Ce n’était pas par son immortalité qu’il pouvait attirer sur lui l’attention ni se rendre mémorable. Il songea à sa vie : avait-il accompli quoi que ce soit de remarquable ? Il fouilla les siècles et les siècles de sa mémoire, en vain. Il ne voulut pas le croire. Il hanta dès lors les bibliothèques et les archives du monde, à la recherche de ses noms successifs.
Quand, dans le silence des salles d’étude, sa concentration faiblissait, ou pendant les nuits d’insomnie, il rêvait de l’instant où sa longue attente prendrait fin : comme il lirait et relirait, les larmes aux yeux, la notice biographique peu détaillée mais véridique ! Il abandonnerait alors sa table de travail et sortirait dans les rues, enfin libéré, enfin rendu à la vie, exultant. Il marcherait les yeux levés, radieux, dévisageant chaque passant avec aménité, engageant sans timidité la conversation dès que la plus petite occasion s’en présenterait ; et il s’apercevrait, émerveillé, que son bégaiement millénaire aurait cessé…
Pendant plusieurs siècles il ne fit qu’explorer bases de données, bibliothèques et salles d’archives, se rendant par là moins mémorable que jamais, mais il ne trouva rien, pas une seule mention de ses noms dans toutes les archives de l’histoire du monde. Ou pour être précis : quelques infimes mentions de noms qui pouvaient ou non être les siens — car pour sa sécurité il se choisissait toujours des noms très communs —, à propos d’événements mineurs qu’il ne se rappelait pas ou du moins auxquels il n’était pas certain d’avoir pris part. Vint le jour où, plus anonyme que jamais, plus anonyme qu’aucun homme ayant jamais vécu, il sortit de la dernière bibliothèque. « C’est comme si je n’avais jamais existé » se disait-il. Tout à ses pensées, atterré, il ne remarquait pas le violent orage qui avait éclaté. Alors un éclair le foudroya, et il eut à peine le temps de sentir que le terme de sa vaine immortalité était échu.
Ils étaient à cette époque les plus intelligents, c’est pour cela qu’ils ont été les seuls à percevoir l’homme en devenir dans ces petits primates arboricoles. Ils l’ont étudié, et ils ont pressenti en gros ce qu’il allait devenir et faire. Alors ils sont retournés à l’océan et sont devenus les cétacés. Cela n’a pas été facile, et un fémur vestigial chez certains d’entre eux témoigne encore d’une ancienne mais tenace impulsion. Mais ils l’ont fait. Quand ils émergent un instant pour respirer — car ils n’ont pas réussi à retrouver les branchies perdues trop longtemps auparavant — ils jettent un coup d’œil à la ronde, à la recherche des hommes. Leur curiosité à notre égard leur permet de constater de visu qu’ils ne se sont pas trompés ; la chasse même que nous leur donnons jusque sous les flots avère leurs craintes les plus pessimistes. S’ils avaient pu quitter la planète, ils l’auraient fait. Ou bien peut-être se sont-ils dit, encore plus philosophes que ce que nous font croire leurs regards et leur tranquille certitude apparente, tranquille jusqu’à la résignation, que cela n’aurait servi à rien : nous aurions fini par les rattraper.
Nous sommes tous les deux sur une étroite corniche rocheuse. Le risque est très grand de tomber. Et de fait, tu glisses et tombes. Tu hurles une seconde, puis c’est le silence. Je n’ai pas bougé. Je suis sur le point de défaillir, mais je ne peux pas esquisser le moindre geste sans risquer de tomber à mon tour, je ne peux même pas regarder vers le bas, chercher ton corps des yeux. Tu es sûrement morte, mais je ne peux pas m’en assurer. Le pourrais-je, que je ne le voudrais peut-être pas, mais c’est une autre histoire. Il est maintenant trop tard pour que le choc me pousse à sauter pour te suivre et mourir avec toi. Je devrais le faire sciemment, et je n’en ai pas la force. Mais je n’ai pas non plus la force de bouger.
La suite m’est inimaginable, et je me réveille en sursaut.
À force d’hésiter, nous les errants sommes devenus chétifs, tremblants, peureux, excessivement nerveux et sensibles. Le doute nous a terrassés. À chaque croisement, nous sommes nombreux à guetter les autres, les nouveaux, à la recherche d’un peu de décision, avec un espoir tendu à se rompre ; et dès que passe à notre portée quelqu’un qui veut quelque chose, quoi que ce soit, nous nous accrochons à lui comme au sauveur, comme moule à sa roche, et nous laissons traîner, enfin délivrés du souci des carrefours. Aussi rapide qu’ait été l’homme décidé à fendre notre foule, il n’a pu échapper à notre agrippement ; c’est ainsi toute une file ou une grappe d’hommes qu’il tire après lui. Dans cet assemblage, nous somnolons, calmés, contemplons le paysage défiler comme une histoire, ou au contraire bavardons avec des éclats de rire et des emportements qui tranchent avec le peu de vigueur que, si peu de temps auparavant, nous affichions. L’homme sûrement ne nous entend pas — sinon comment supporter pareil bavardage — mais voudrait-il se débarrasser de nous qu’il ne le pourrait de toute façon pas. Car nos mains, elles, ne doutent pas, elles savent quoi faire, et comment ! Il ne lui sert à rien de secouer son dos, ses membres : c’est la fatigue seule qui nous vaincra. L’homme, tendu vers son but mystérieux pour nous, avance sans relâche, sans faiblir, et ne tarde pas à épuiser nos maigres forces. Alors, l’un après l’autre, nous lâchons prise, et le regardons s’éloigner toujours décidément, de plus en plus vite à mesure que ses parasites sont moins nombreux. De là où notre faiblesse nous a largués, nous avançons péniblement jusqu’au prochain carrefour, où nous rejoignons la foule des indécis.