Le jardin était à l’image de l’Éden. Du moins les jardiniers avaient-ils essayé de copier de leur mieux les gravures des livres de foi. Des ruisseaux canalisés le séparaient en portions de végétation à peu près égales et censément symétriques. Cet ordre aurait rendu le jardin inhabitable, si la disposition aléatoire des brins d’herbe, des feuilles, des branches, des oiseaux sur ces branches, et les mouvements en tous sens des animaux, ne l’avaient compensé. Si l’Éden avait été bien tel que les livres le montraient, nul ne se le demandait, sauf peut-être, à cet instant, le maître de chapelle, le plus grand musicien de son temps, debout devant la fenêtre de sa chambre ; ses yeux, qui scrutaient le jardin et devinaient les hérésies qui s’y déroulaient, se levèrent vers le ciel où le soleil au zénith d’un ciel pur signifia pour lui l’égalité divine, la fin de sa rêverie, et déjà l’annonce du déclin du jour.
Une heure plus tôt, il avait terminé la Messe des fous qui l’accaparait depuis plusieurs semaines. Il se sentait vide, tari. Son émotivité confinée ne se rouvrait que très lentement aux sollicitations des sens. Le soir qui approchait verrait l’exécution de sa dernière œuvre, mais il n’en ressentait ni joie ni frayeur. Il se sentait curieusement détaché de sa création. Si ses yeux se posaient sur les portées, elles lui semblaient l’œuvre monstrueuse d’un étranger fou, et, pieusement, il acceptait d’avoir été le jouet de puissances incompréhensibles, qui le dépassaient et s’étaient exprimées par sa main, sans qu’il puisse en tirer aucun orgueil.
La lumière de l’aurore perça les frondaisons, et il reconnut l’endroit où il avait passé la nuit. Retrouver le château serait facile, s’il le voulait. Il avait souhaité se perdre en marchant au hasard, mais il connaissait trop bien la forêt, un coup d’œil lui suffisait toujours pour savoir où il se trouvait, et comment de là rentrer au château. Son errance avait donc été surtout mentale, et dans le labyrinthe de ses pensées il s’était perdu à loisir, jusqu’au sommeil. Il se leva et partit.
Arrivé dans une clairière, il but l’eau d’un ruisseau qui serpentait là, près de l’étang où, jeune, il avait failli se noyer, tombé dans l’eau froide hivernale alors qu’il abreuvait son cheval. Désaltéré, il s’assit contre un arbre, écoutant les oiseaux et regardant le ciel par les trouées des hautes frondaisons. La chorale des fous avait chanté mieux que jamais, et l’extase n’avait pas tardé à gagner l’audience. Il avait vu les larmes ronger les joues des auditeurs ; le seigneur lui-même s’était allongé à plat ventre contre la pierre froide du parterre de la chapelle, et avait prié avec une intensité neuve. Le confesseur s’était confessé, et les fous avaient continué à chanter dans le jardin, complètement nus, les yeux fermés. Les animaux même y avaient tu leurs chants, leurs courses, leurs chasses de la nuit.
Laissant là le cours de ce petit miracle, bouleversé, il était parti seul, avait traversé le pont-levis, resté baissé de nuit pour la première fois depuis des années, et s’était enfoncé dans la forêt, sans se retourner.
Maintenant le soleil atteignait de nouveau le zénith et le ciel était aussi pur que la veille. La tête appuyée contre l’écorce de l’arbre qui un moment plus tôt soutenait son dos voûté, le maître de chapelle pleurait comme un enfant, comme il n’avait pas pleuré depuis cinquante ans. Et il ne savait pas pourquoi. Pour la première fois de sa vie peut-être, l’ignorance coutumière de ce monde d’ignorance lui faisait mal, et, pire encore, le faisait douter. Les larmes le soulageaient, mais pour combien de temps ?
Il avait gagné l’immortalité, ou elle lui était échue. L’avait-il méritée ? Il ne s’en souciait pas. Il vivait le plus heureux, le plus insouciant des hommes, jusqu’au jour où il s’aperçut que les hommes ne lui prêtaient aucune attention et ne le distinguaient pas du commun. Il eut beau clamer son immortalité, nul ne le croyait, on lui riait au nez ; et comme à chaque génération il devait truquer ses papiers d’identité pour ne pas attirer la malsaine attention de l’administration, il ne pouvait rien prouver. Il évoquait certes des événements historiques avec une précision inconnue des meilleurs historiens, mais on le traitait d’affabulateur. Ce n’était pas par son immortalité qu’il pouvait attirer sur lui l’attention ni se rendre mémorable. Il songea à sa vie : avait-il accompli quoi que ce soit de remarquable ? Il fouilla les siècles et les siècles de sa mémoire, en vain. Il ne voulut pas le croire. Il hanta dès lors les bibliothèques et les archives du monde, à la recherche de ses noms successifs.
Quand, dans le silence des salles d’étude, sa concentration faiblissait, ou pendant les nuits d’insomnie, il rêvait de l’instant où sa longue attente prendrait fin : comme il lirait et relirait, les larmes aux yeux, la notice biographique peu détaillée mais véridique ! Il abandonnerait alors sa table de travail et sortirait dans les rues, enfin libéré, enfin rendu à la vie, exultant. Il marcherait les yeux levés, radieux, dévisageant chaque passant avec aménité, engageant sans timidité la conversation dès que la plus petite occasion s’en présenterait ; et il s’apercevrait, émerveillé, que son bégaiement millénaire aurait cessé…
Pendant plusieurs siècles il ne fit qu’explorer bases de données, bibliothèques et salles d’archives, se rendant par là moins mémorable que jamais, mais il ne trouva rien, pas une seule mention de ses noms dans toutes les archives de l’histoire du monde. Ou pour être précis : quelques infimes mentions de noms qui pouvaient ou non être les siens — car pour sa sécurité il se choisissait toujours des noms très communs —, à propos d’événements mineurs qu’il ne se rappelait pas ou du moins auxquels il n’était pas certain d’avoir pris part. Vint le jour où, plus anonyme que jamais, plus anonyme qu’aucun homme ayant jamais vécu, il sortit de la dernière bibliothèque. « C’est comme si je n’avais jamais existé » se disait-il. Tout à ses pensées, atterré, il ne remarquait pas le violent orage qui avait éclaté. Alors un éclair le foudroya, et il eut à peine le temps de sentir que le terme de sa vaine immortalité était échu.
Ils étaient à cette époque les plus intelligents, c’est pour cela qu’ils ont été les seuls à percevoir l’homme en devenir dans ces petits primates arboricoles. Ils l’ont étudié, et ils ont pressenti en gros ce qu’il allait devenir et faire. Alors ils sont retournés à l’océan et sont devenus les cétacés. Cela n’a pas été facile, et un fémur vestigial chez certains d’entre eux témoigne encore d’une ancienne mais tenace impulsion. Mais ils l’ont fait. Quand ils émergent un instant pour respirer — car ils n’ont pas réussi à retrouver les branchies perdues trop longtemps auparavant — ils jettent un coup d’œil à la ronde, à la recherche des hommes. Leur curiosité à notre égard leur permet de constater de visu qu’ils ne se sont pas trompés ; la chasse même que nous leur donnons jusque sous les flots avère leurs craintes les plus pessimistes. S’ils avaient pu quitter la planète, ils l’auraient fait. Ou bien peut-être se sont-ils dit, encore plus philosophes que ce que nous font croire leurs regards et leur tranquille certitude apparente, tranquille jusqu’à la résignation, que cela n’aurait servi à rien : nous aurions fini par les rattraper.
Nous sommes tous les deux sur une étroite corniche rocheuse. Le risque est très grand de tomber. Et de fait, tu glisses et tombes. Tu hurles une seconde, puis c’est le silence. Je n’ai pas bougé. Je suis sur le point de défaillir, mais je ne peux pas esquisser le moindre geste sans risquer de tomber à mon tour, je ne peux même pas regarder vers le bas, chercher ton corps des yeux. Tu es sûrement morte, mais je ne peux pas m’en assurer. Le pourrais-je, que je ne le voudrais peut-être pas, mais c’est une autre histoire. Il est maintenant trop tard pour que le choc me pousse à sauter pour te suivre et mourir avec toi. Je devrais le faire sciemment, et je n’en ai pas la force. Mais je n’ai pas non plus la force de bouger.
La suite m’est inimaginable, et je me réveille en sursaut.
À force d’hésiter, nous les errants sommes devenus chétifs, tremblants, peureux, excessivement nerveux et sensibles. Le doute nous a terrassés. À chaque croisement, nous sommes nombreux à guetter les autres, les nouveaux, à la recherche d’un peu de décision, avec un espoir tendu à se rompre ; et dès que passe à notre portée quelqu’un qui veut quelque chose, quoi que ce soit, nous nous accrochons à lui comme au sauveur, comme moule à sa roche, et nous laissons traîner, enfin délivrés du souci des carrefours. Aussi rapide qu’ait été l’homme décidé à fendre notre foule, il n’a pu échapper à notre agrippement ; c’est ainsi toute une file ou une grappe d’hommes qu’il tire après lui. Dans cet assemblage, nous somnolons, calmés, contemplons le paysage défiler comme une histoire, ou au contraire bavardons avec des éclats de rire et des emportements qui tranchent avec le peu de vigueur que, si peu de temps auparavant, nous affichions. L’homme sûrement ne nous entend pas — sinon comment supporter pareil bavardage — mais voudrait-il se débarrasser de nous qu’il ne le pourrait de toute façon pas. Car nos mains, elles, ne doutent pas, elles savent quoi faire, et comment ! Il ne lui sert à rien de secouer son dos, ses membres : c’est la fatigue seule qui nous vaincra. L’homme, tendu vers son but mystérieux pour nous, avance sans relâche, sans faiblir, et ne tarde pas à épuiser nos maigres forces. Alors, l’un après l’autre, nous lâchons prise, et le regardons s’éloigner toujours décidément, de plus en plus vite à mesure que ses parasites sont moins nombreux. De là où notre faiblesse nous a largués, nous avançons péniblement jusqu’au prochain carrefour, où nous rejoignons la foule des indécis.
L’été qui suivit l’institution du Crédit Social comme nouvelle monnaie d’échange mondiale — je venais d’avoir 18 ans —, je cherchai du travail pour la première fois. J’en avais besoin, pour payer les frais de scolarité de ma première année universitaire. Le nouveau système nous privait radicalement de repères, de sorte que beaucoup de demandeurs d’emploi se trouvaient désorientés. Certains le sont encore ! Pour ma part, je croyais avoir plutôt bien compris le nouveau système. J’avais étudié longuement les brochures gouvernementales, aux titres pompeux : « CS : démocratie et volontarisme » ou bien : « CS : une méritocratie sociale » et d’autres du même genre que j’ai oubliés. Les brochures étaient claires et didactiques : à la suite de la plus effroyable crise économique que le capitalisme mondialisé ait jamais produite, qui avait entraîné la mort par famine de centaines de millions d’hommes, des révoltes et des guerres terribles en Afrique, en Asie, et dans une partie de l’Amérique du Sud, à la suite de la faillite de plus de la moitié des états souverains et de quasiment toutes les banques et compagnie d’assurances publiques et privées du monde entier, qui avait elle provoqué une récession sans précédent et la mise au chômage de plus de cinquante pour cent des actifs dans un grand nombre de pays… il avait enfin été décidé, dans l’urgence — puisque des siècles d’avertissements n’avaient pas suffi à corriger en douceur les comportements des financiers, les excès des privilégiés, les théories pseudo-scientifiques des économistes en blouse blanche et les mœurs des politiciens corrompus — il avait été décidé de révolutionner l’économie mondiale. L’économie monétaire telle qu’elle existait depuis des milliers d’années, si elle avait certes participé à la diffusion de la civilisation (dont le nom n’était pas alors usurpé), à cette époque était devenue une institution néfaste, incontrôlée, perverse, absurde, irréelle, sans rapport avec la véritable vie économique productive et créative. Des millions d’hommes avaient gaspillé leur intelligence pendant des milliers d’années à complexifier indûment la finance, cette branche des mathématiques trop haute pour la plupart des gens, dont une infime minorité seulement pouvait cueillir les fruits tandis que les milliards de travailleurs perdaient peu à peu leurs illusions et apprenaient à se voir pour ce qu’ils étaient : rien de plus que des esclaves : les cordons de la bourse avaient simplement remplacé les fers. Tout à coup — comme par hasard ! — les yeux des puissants se dessillèrent, leurs mains s’ouvrirent, et les églises de toutes confessions retentirent pendant des mois des échos des confessions publiques et des repentirs parfois sincères mais toujours trop tardifs de ceux qui nous avaient menés au chaos. Ceux qui ne finirent pas lapidés sont aujourd’hui en prison, ou devenus de misérables vendeurs de voiture, de bijoux… Les travaux de balayeur des rues, d’éboueur, sont trop bons pour eux : ce sont des travaux sociaux, des travaux en faveur du bien public, utiles et nécessaires, et à ce titre ils sont admirables et bien rémunérés ; au contraire, les voitures et les bijoux, entre autres, sont un luxe dégradant, réservé aux faibles, aux égoïstes, et à cet égard en vendre rapporte peu et est honteux. Aboutissent là ceux qui n’ont pas eu assez de volonté d’améliorer le sort des hommes, qui n’ont pas su œuvrer pour le bien commun. S’ils avaient pu reprendre leurs études, comme tout le monde ils auraient voulu être enseignants, puériculteurs, médecins, pompiers, agriculteurs… Ils en sont très loin, et leur salaire comme leur poids électoral sont négligeables. Car la démocratie elle aussi est bouleversée, quoique dans une moindre mesure : désormais, les hommes et femmes qui sont les plus altruistes, qui font le plus de bien autour d’eux, et donc à la société en général, qui œuvrent pour le bien public et non pour leur égoïste profit privé, sont ceux qui bénéficient du coefficient électoral le plus élevé. Leur voix vaut plus que celle d’hommes moins engagés dans le service public et social ; ce simple système, à lui seul, nous a sauvés des politiciens corrompus et égoïstes, seulement occupés à satisfaire leur vaniteux goût du pouvoir, à s’enrichir, eux et leurs amis, au détriment de la communauté, et à choisir démagogiquement les thèmes et termes de leurs discours, leurs méthodes, les éléments de leurs programmes et les réformes qu’ils mènent à bien, dans un but uniquement électoral, sans penser au bien commun à court et encore moins à long terme — avec le résultat qu’on sait, le résultat que tout le monde avait encore en mémoire à ce moment-là, au plus fort de la crise, avec les images des émeutes meurtrières et des guerres civiles dans les pays pauvres, dont nous, citoyens de la vieille Europe occidentale, n’avions heureusement connu et pratiqué que des versions douces, beaucoup moins violentes — sans doute parce que notre désespoir était lui aussi moins violent : nous ne mourrions littéralement pas de faim, même si la majorité d’entre nous avait perdu son travail. Ceux qui nous avaient amenés là étaient alors jugés avec une rigueur dont nous ne rougissons pas, tandis que les dizaines de milliers de milliards qu’ils s’étaient appropriés par leur manigances souvent illégales et toujours immorales étaient confisqués avec le reste de leurs biens et suffisaient à peine à nous préserver de la famine dans un monde où la valeur de l’argent n’était plus clairement définie, jusqu’à ce que le CS soit institué. Voilà en gros ce que résumaient les préambules des brochures explicatives que je lisais avec ferveur à cette époque, dans le petit appartement de mes parents où je n’avais même pas de chambre, dormant sur le canapé et passant mes journées sur la minuscule terrasse en rez-de-jardin qu’ils partageaient avec les voisins, sous un parasol qui me protégeait du soleil mais hélas pas de la chaleur caniculaire qui rendait indubitable le réchauffement climatique prédit depuis longtemps. Mes parents ne payaient plus leur loyer, la modeste pension d’invalidité de ma mère n’était plus versée régulièrement, et arrivait parfois amputée de moitié voire des deux tiers. Heureusement mon beau-père avait encore son travail à la mairie. Auparavant, il nettoyait la cantine de l’école municipale après le repas de midi. À partir de ce moment, il fut employé comme homme à tout faire dans l’école, dans le gymnase attenant où des familles qui n’avaient pas eu notre chance s’étaient installées avec l’accord sinon la bénédiction du maire, qui n’aurait de toute façon pas pu s’y opposer quand même il l’aurait voulu. Mon beau-père essayait de maintenir un minimum d’hygiène dans ce chaos, les enseignants travaillaient quinze heures par jour, l’école s’était transformée en garderie et en centre de distribution de la nourriture réquisitionnée auprès des producteurs qui n’avaient pas encore compris le sens du temps et qui avaient refusé d’échanger le résultat de leur travail contre juste de quoi survivre. Mon beau-père était rémunéré en nature ; il n’aurait guère eu plus s’il s’était contenté de faire la queue avec les chômeurs devant le réfectoire, mais au moins nous mangions chez nous, dormions sous un toit, d’autre part il se rendait utile, et en ce temps-là, où la pureté morale et l’utilité sociale étaient recherchées aussi avidement et urgemment que l’eau potable, c’était un bien pour nous, grâce à son travail nous ne risquions rien de plus que la pauvreté — qui était de toute façon le lot commun. Je l’aidais parfois, mais j’étais timide et la foule m’effrayait, je préférais passer mes journées dans le jardinet à soigner les tomates qu’il avait plantées et qui nous ont sauvé bien des repas, ou à parcourir les champs et les terrains vagues en quête de quelque chose d’utile à ramener. Ma mère ne sortait pas de la maison, à cause de sa maladie elle avait peur de tout. Elle passait parfois plusieurs jours sans quitter son lit, sans se laver ni se coiffer, à manger les sempiternels plats de pâtes que je lui apportais. L’hiver vint et pour la première fois j’ai béni le réchauffement climatique, sans lequel, avec l’électricité qui restait parfois coupée pendant des jours et l’impossibilité de se faire livrer du bois, du fioul, du gaz comme de ramener du bois des forêts faute d’énergie pour nos véhicules — du moins ceux qui avaient réchappé au vandalisme —, nous serions sans doute morts de froid si nous avions dû affronter les mêmes hivers que quelques décennies plus tôt. Mon beau-père avait fait valoir sa capacité d’organisation, et le maire le consultait maintenant régulièrement ; les tâches étaient de toute façon beaucoup moins définies qu’auparavant, chacun s’affairait là où il y avait besoin, au gré de son courage, de sa bonne volonté, de sa fatigue… Internet revenait peu à peu, et je passais des heures à réparer, à reconfigurer les routeurs et les ordinateurs chez tous nos voisins et à la mairie même, en aidant le responsable du réseau, qui était devenu à peu près fou. C’est pendant cet hiver que le CS fut institué, à l’issue d’une conférence mondiale où pour la première fois la fraternité, l’altruisme, la solidarité — ou simplement le bon sens — triomphèrent. Le principe en était simplissime, expliquaient les brochures : le montant des rémunérations serait désormais indexé sur la seule valeur sociale des contributions. C’est pourquoi des emplois réservés aux pauvres et aux immigrés depuis des siècles — typiquement : éboueur — devinrent tout à coup, suivant la nouvelle grille mise en œuvre, des emplois très rémunérateurs — sans excès cependant : il n’était plus question de laisser quelques-uns accaparer la richesse au détriment de la majorité. L’échelle des salaires ne s’éloignait guère de celle imaginée par Platon : de un à trois. Combien d’heures j’ai passé sur cette grille, à comparer les salaires de mes différentes ambitions et à réfléchir à mes capacités, mes limites, à m’interroger sur ma moralité, sur mon degré d’altruisme ! L’université avait prévu de rouvrir en septembre, et je devais choisir ce que j’allais étudier, ce que j’allais faire de ma vie, la valeur du service social que j’allais essayer de rendre à la société. On avait distribué un minimum de CS, mais qui voulait plus devait agir — c’était le sens du slogan : démocratie et volontarisme ! Les coûts en CS de l’inscription à l’université m’avaient d’abord effrayé, d’autant qu’il fallait avoir gagné soi-même cet argent, impossible de se le faire donner par ses parents (cette année-là et celles qui suivirent, dans la plupart des cas ils ne l’auraient de toute façon pas pu). Elles se méritaient, ces études — d’où le sens de cet autre slogan : une méritocratie sociale. C’était un cercle vertueux : si vous étiez assez altruiste pour effectuer des tâches qui vous vaudraient — relativement — beaucoup de CS, vous pourriez accéder aux études supérieures qui vous permettraient de prétendre à des fonctions encore plus utiles à la communauté et donc encore mieux rémunérées. Et même si vous le faisiez sans être véritablement altruiste, si vous étiez un égoïste hypocrite (comme j’avais cru parfois l’être), c’était indifférent pour la société, la seule différence était que soit vous finiriez par vous trahir et par perdre votre emploi, soit la culpabilité finirait par vous ronger, vous développeriez sans doute un ulcère, ou pire, un cancer, et tant pis pour vous. Je cherchai donc le moyen de gagner des CS, mais je m’y étais pris tard, et la vague d’altruisme qui régénérait la société avait déjà emporté la plupart des meilleurs postes. Je postulais partout, mais ne recevais que des réponses négatives. C’était justice : qu’avais-je fait pendant la crise, mis à part glaner chichement dans les champs et récolter des tomates dont nous avions gardé les plus grosses ? Alors que j’étais sur le point de signer mon contrat de plongeur dans un restaurant montagnard, je trouvai finalement, in extremis, un engagement, toujours comme plongeur, mais dans un centre de vacances pour personnes handicapées. C’était un bon moyen de gagner des CS, et pas trop difficile, ni désagréable, du moins pour moi. En plus de la plonge, je servais les repas, aidais à les préparer parfois, remplaçais occasionnellement la femme de chambre, et sinon m’occupais des handicapés. Je n’avais pas beaucoup de temps libre, bien que je fusse logé sur place, mais je ne me plaignais pas ; même, je n’avais jamais travaillé si volontiers, et pouvais sentir avec un immense plaisir que je méritais vraiment les CS que j’amassais. Mes doutes sur ma moralité et mon altruisme se calmèrent : si j’étais capable de cela, de donner à manger à la cuillère à un myopathe, de nettoyer ses toilettes, de le laver, de le coucher, de le promener, de le porter, si j’étais capable de m’épuiser à la tâche collective, de huit heures du matin jusqu’à parfois minuit, je ne devais pas être un si mauvais citoyen. Il me fallait seulement, à la différence des meilleurs d’entre nous, certaines conditions. J’avais besoin de l’altruisme des plus altruistes pour pouvoir déployer le mien ! C’est ainsi que commença ma vie dans ce nouveau monde, et aujourd’hui que j’y repense, aujourd’hui que j’y vis modestement heureux et en toute bonne conscience sachant que mon bonheur n’est pas une pierre sur le dos des plus pauvres, je n’ai qu’un seul regret : c’est de n’y être pas né !
Je suis dans un grand véhicule de transport en commun, debout contre une tablette, et je discute avec mon frère tout en mangeant des céréales au lait dans un large bol rouge. Une fois déjà mon frère a fait tomber quelque chose, je n’ai pas vu quoi, et notre voisin, debout lui aussi mais de l’autre côté de la tablette, s’est baissé pour ramasser cette chose. Cette fois c’est moi qui par mégarde fais tomber un morceau de nourriture, la moitié d’un biscuit semble-t-il. Je veux me dépêcher de la ramasser pour ne pas importuner encore ce voisin de transport, mais il me devance, il se baisse véritablement avec précipitation, ramasse le demi biscuit, souffle dessus, et, sans plus de façon, le mange. Je suis très surpris, stupéfait ; pas en colère, je ne lui en veux pas, pas du tout, au contraire : c’est moi que je trouve impoli. Aussitôt, le regardant un instant dans les yeux, qu’il ne lève pas, puis désignant mon bol, je lui demande s’il en veut. Le jeune homme, toujours sans lever les yeux, sourit d’un sourire ambigu, peut-être avec quelque moquerie, voire quelque condescendance. Je me rends compte que j’ai parlé trop vite : je ne peux tout de même pas lui prêter ma cuillère, que j’ai déjà utilisée. Au comble de la gêne j’ébauche un « oui… » quand soudain une idée me vient, un espoir : je fouille dans mon sac à dos, et dans le sachet où j’ai l’habitude de transporter mes repas, je retrouve tout un jeu de couverts, dont une petite cuillère. Je la pose tête retournée sur le bol, pointe du manche sur la tablette vers l’homme, et je suis soulagé — plus que soulagé — parce que, même s’il ne me parle pas, ne me regarde pas, et même s’il continue ainsi, je sais qu’il va l’utiliser.
Il s’arrête, et se demande : qu’es-tu en train de faire ? Le désires-tu vraiment ? L’as-tu choisi ? En as-tu mesuré les probables conséquences ? Es-tu prêt à les assumer ? Non, non, non, non. Il rengaine son geste ; et observe attentivement, bouleversé, le changement visible qui, de proche en proche, depuis l’endroit où il s’apprêtait à agir jusqu’à l’horizon, dans tous les sens, se répand à la surface du monde, comme un vent chassant nuages et pluie, comme la lumière du soleil découvrant la terre. Personne d’autre, évidemment, ne le voit ; lui-même ne fait que redécouvrir le monde, altéré dans sa couleur au moins par le geste qu’il s’apprêtait à commettre. Le monde me remercie, se dit-il ; j’ai donc eu raison. Non, c’est plutôt mon regard seul qui me remercie, mais j’ai eu raison quand même. J’allais trancher aveuglément un trop grand nombre des fils qui tiennent en équilibre la situation, quand il faudrait les dénouer un par un, et, en attendant de les avoir rattachés à d’autres morceaux du monde, les tenir moi-même, les tordre ensemble comme une corde, tirer dessus plus ou moins fort jusqu’à trouver le nouvel équilibre, le centre de gravité entre d’un côté la situation et tous ses fils dans tous les sens sauf le mien, de l’autre côté moi, debout sur mes deux seules jambes, en contrepoids. Trouver la position dans laquelle une pichenette, un souffle suffirait à faire basculer la situation dans un sens ou dans l’autre, mais pas pour attendre que le hasard seul brise la symétrie, non, au contraire : pour que ma décision, réfléchie et mesurée, fasse le moment venu basculer la situation — alors convenablement préparée — en usant du moindre effort ; et donner ainsi l’impression que la situation a basculé toute seule.
Les moutons n’ont plus besoin de berger, ni même des chiens : ils vont désormais d’eux-mêmes, tous ensemble, à l’abattoir, se poussant, s’entraînant les uns les autres, les femelles guidant leurs petits, les puissants mâles fermant les rangs. Les troupeaux entiers ralentissent pour attendre les retardataires, les vieux, les boiteux, qu’on aide, qu’on tire si besoin jusqu’au but. Il n’est même plus nécessaire de relever les barrières que le temps et les intempéries ont couchées, elles sont laissées à l’abandon, inutiles. Les moutons passent entre elles sans les voir, sans accorder un coup d’œil aux champs et prairies auxquels elles n’interdisent plus l’accès. Ils n’ont d’yeux que pour le grand bâtiment décoré de l’abattoir ; c’est en chantant qu’ils s’y rendent.