Après que — accueillis en libérateurs (toute résistance étant futile), fêtés comme protecteurs, flattés, gavés, saoulés — les soldats sont repartis, vite, sans un seul échange de coups de feu, sans une égratignure, sans même laisser la moindre garnison (la menace implicite d’un retour vengeur suffisant à prévenir toute velléité de rébellion, chez un peuple ayant manifesté une soumission aussi empressée que la nôtre : ainsi en juge-t-on sans doute, avec dédain, parmi leur état-major) ; après que les percepteurs, qui constituent l’arrière-garde et l’évidente raison d’être de leur armée, ont suivi les soldats de peu (accompagnés de nos remerciements, au fond sincères, pour la modération dont ils avaient fait preuve en ne taxant nos récoltes qu’à hauteur de dix pour cent) ; après ces deux humiliations sans séquelle et la double libération subséquente, et alors que nous commencions à oublier la domination lointaine dont nous restons l’objet ; — voici maintenant que les moines arrivent. Nous les reconnaissons aussitôt, ayant déjà par le passé recueilli, puis éconduit, quelques sporadiques missionnaires de leur foi. Eux désirent s’implanter, demandent des terres. Nous n’osons pas refuser leur requête, certains que sa politesse rhétorique déguise un commandement. Ils ne demandent rien d’autre, s’installent, et se mettent à l’œuvre — laquelle, il nous faut du temps pour le comprendre. Ils semblent d’abord et pour longtemps mener une vie en tous points identique à la nôtre : mêmes champs, mêmes cultures, mêmes pratiques, mêmes outils, etc. Toutefois leur diligence force le respect ; l’abondance de leurs récoltes nous rend honteux ou jaloux ; les greniers qu’ils nous ont fait construire nous donnent plus d’idées que de courage. Le faire pour eux, sous le joug de la prière, nous n’avons su nous y soustraire ; mais le faire pour nous, sans le secours de cette contrainte morale, est au-dessus des forces qu’il nous reste. La vraie surprise pour nous, ce ne sont pas les greniers — notre histoire les connaît —, ce sont les remparts dont ils ceignent le village qu’ils ont fini par constituer. Puisque notre caractère pacifique — d’aucuns diraient lâche — ne doit faire aucun doute, ce n’est pas pour se protéger qu’ils s’isolent ainsi : ce ne peut donc être que pour se cacher ! — de nous, leur seul voisinage. Par conséquent nous ne pouvons plus vérifier s’ils nous mentent en répondant, toujours laconiques, à nos sages questions sur leur vie, sa routine et son sens. Nous devons les croire sur parole, ceux rares qui, de sortie, acculés, réticents, nous affirment qu’eux les moines travaillent en silence puis consacrent, maintenant qu’ils ont réuni les conditions requises, tout leur temps libre à la dévotion, à la méditation, entre eux, sans famille ni même conjoint, sans distraction, jusqu’à la fin d’une vie qu’ils espèrent quiète et brève.
D’abord nous avions cru qu’ils venaient nous gouverner. (Peut-être avons-nous secrètement désiré un temps que ce soit le cas.) Quand il s’est avéré qu’ils ne s’immisçaient aucunement dans nos affaires, nous avons pensé qu’ils voulaient nous convertir à leur foi (pas plus étrange que leur vie) ; mais ils se sont toujours abstenus de tout prosélytisme direct. Manifestement indifférents à notre existence, il semble après tout qu’ils cherchaient seulement une bonne terre, à l’écart, une retraite, loin des grandes villes du cœur de leur empire. Ce qui est certain, c’est qu’alors que soldats et percepteurs ne l’avaient qu’effleuré, les moines ont troué notre monde. Et ce trou non seulement nous peine par sa simple emprise, par la perte d’intégrité qu’il constitue, par la sujétion qu’il nous rappelle, mais surtout il nous inquiète, d’autant plus qu’on ne nous laisse pas y regarder franchement. À défaut de pouvoir les chasser pour le boucher si possible, nous essayons, par la curiosité, par l’imagination, de percer le sens de la dimension nouvelle qu’il nous impose. « Dévotion », « méditation »… ce que nous nous en représentons, c’est qu’ils voient loin et visent haut, et que s’ils nous côtoient le moins possible, c’est qu’ils nous méprisent de nous contenter de la terre si étroite, quand le ciel immense est à conquérir pour l’éternité.
Au sommet des remparts qui les dissimulent et nous opposent, l’un d’eux paraît parfois, silencieux scrutateur. Invariablement alors, nous ne pouvons nous empêcher de modérer nos bavardages, de répudier nos chansons (alors qu’il ne nous entend sûrement pas !), de travailler peut-être plus efficacement, en tout cas plus solitaires et concentrés. Quand nous constatons qu’il a disparu, c’est du soulagement que nous ressentons, — avant que nous étreigne le regret de la vie d’avant, quand les moines n’étaient pas apparus, et avec eux l’exigence de l’effort maximal, le duel constant de soi-même avec soi, la honte et le remords des vieilles habitudes, le tiraillement de l’être entre le sol où les pieds peinent et la tête aux yeux levés parfois révulsés. Mais il est trop tard désormais ; même s’ils s’envolaient, l’écart qu’ils ont introduit demeurerait ; nous ne pouvons pas faire comme si leur survenue n’avait jamais eu lieu. Voilà la malédiction qu’ils nous ont infligée. Nous n’osons pas les regarder dans les yeux, mais si l’un d’eux, égaré, nous tombait sous la main un soir d’ivresse, il passerait un sale quart d’heure — et de cette honteuse propension aussi ils sont cause. Leur inexorable exemple nous oblige à vouloir, mais nous ne voulons pas leur ressembler, eux dont la pitoyable faiblesse les pousse à la réclusion, à l’extinction volontaires. Même au prix s’il le faut d’autres enceintes, nous voulons autre chose, sans savoir quoi encore ; autre chose que leur invraisemblable immortalité céleste en récompense d’une sûre, lente et longue agonie terrestre (nous aussi sommes capables de mépris !) dont par surcroît le tourment n’est sans doute pas exclu. Que vouloir, donc — quelle vie vouloir qui nous élève tout en restant conforme à notre désir fondateur de pérennité locale ? Il est trop tôt, la question vient juste de nous frapper. Par eux qui ont trouvé leur réponse, nous allons maintenant chercher les nôtres.
Comment procéder ? Faut-il viser l’unanimité ? Ou bien chacun creusera-t-il son propre petit trou dans le monde, indifférent aux autres entre lesquels il serpentera jusqu’au sien chaque soir dès qu’il aura rangé ses outils ? D’autres questions, préliminaires, déjà s’interposent… Elles aussi viennent de derrière les remparts, elles montent de leur grand trou, elles grimpent les remparts, les plus petites les traversent en suintant, les autres s’élancent d’en haut et nous touchent en silence, portées par le souffle des nuits, chacun les reçoit, les écoute, et les oublie, ou les repousse, ou les épouse. Elles attendent. Et en attendant elles posent elles-mêmes d’autres questions. Qu’en est-il de la vie transitoire qu’elles nous imposent tout le temps qu’elles dureront ? N’avons-nous jusqu’alors — jusqu’aux moines (dont nous ne savons plus s’il faut les remercier ou les haïr) — n’avons-nous toujours mené qu’une vie transitoire, dans l’attente inconsciente de questions qui nous aiguillonneraient ? Peut-on trouver une réponse définitive et vivre une vie définitive ? Chaque question doit-elle être reposée à chaque génération, en une ronde interminable ? Existe-t-il une fin aux questions ? Surtout : comment savoir si l’on a bien répondu ? Et si l’on ne pouvait le savoir que rétrospectivement ? Une fois pour toutes, peut-on échapper à ce tourbillon ? La seule évidence, qui n’est même pas encore une réponse, c’est qu’il faudra du temps soit pour répondre à la moindre de ces questions soit pour l’abandonner après nous être rendu compte qu’elle est devenue obsolète ou qu’elle était mal posée. En attendant, nous, les premiers questionneurs du renouveau, devrons nous contenter d’une vie en question. Nous l’assumons. — Et en l’assumant, nous découvrons, à notre propre surprise, que cette idée ne nous effraie ni ne nous déçoit, mais qu’elle nous rassure et même, parfois, nous exalte ! Ce n’est pas encore en soi une réponse non plus, mais c’est un bon début.
L’arbre s’appelle « noxe » (étymologiquement : « la nuit ») ; il produit une résine dont se nourrissent, et surtout dans laquelle pondent, les ailes-tonnerre (dites aussi « ailes-de-feu »). Et nous c’est leur présence que nous convoitons et qui nous importe et nous fait vivre au plus près de leurs colonies. Ce n’est pourtant pas par amitié que nous les recherchons, car elles sont toujours à voleter dans notre figure, à essayer de s’introduire dans nos orifices, par pure curiosité semble-t-il puisque l’arbre-noxe leur prodigue tout l’indispensable. Si nous ne fuyons pas, si nous endurons leur incessant ballet devant nos yeux — au point que nous ne les ouvrons plus que si nécessaire —, ballet bruyant par surcroît et souvent même assourdissant du continu vrombissement de leurs petites ailes hyper-véloces ; si donc nous tolérons ces voisines intrusives presque insupportables et provoquons même la promiscuité permanente de nos quotidiens, c’est qu’elles sont les seules à tenir en respect les mâche-piques, nos ennemis mortels, qui eux aussi veulent nous pénétrer, mais pour nous dévorer de l’intérieur, et qui à cette fin mordent et piquent sans arrêt toute surface assez chaude et humide, toute muqueuse ou parcelle de peau qui soient à leur portée de rampants — car heureusement eux ne volent pas, sinon c’en serait fait de nous, il nous faudrait disparaître ici ou fuir la contrée, partir ailleurs où dit-on de bien plus grands ennemis encore nous attendent, implacables, et nous empêcheraient d’aller, où il nous faudrait payer un tribut équivalent à la totalité de notre race — mourir en eux pour survivre un peu… — ; enfin si nous souffrons les ailes-tonnerre, c’est non seulement qu’elles éloignent les mâche-piques, qui en ont peur, mais qu’aux périodes, toujours nocturnes et de grande lune, où ces derniers ont trop faim, à moins qu’il ne soit l’heure pour eux de se reproduire et que notre corps soit pour ce faire leur hôte exclusif ou favori ou le seul disponible à la ronde, à ces périodes où, attirés vers nous comme par la mort, rejetant toute prudence ils fondent sur nous en colonnes immenses et nous surprennent dans notre demi-sommeil inquiet — alors dès le premier cri les ailes-de-feu se réveillent et s’élèvent et se jettent sur eux, n’en laissant pas un approcher de notre plus petit orteil au cours de la guerre totale d’extermination qui s’engage.
À peine le temps d’avoir eu peur et pas même celui de paniquer, déjà nous voilà rassérénés : c’est avec une grande et paisible délectation que nous voyons dans la nuit claire et tiède nos ennemis s’entre-tuer, s’entre-dévorer, que nous observons tels petits corps à corps indécis dans la mêlée, que nous entendons — il y faut grande attention — l’infime craquement des carapaces percées par les dards, le crissement des mandibules qui broient la chitine, le chuintement des ailes froissées, le doux pompage des trompes avides… Enfin sans crainte sourde ni gêne, chaque heure passant nous rend plus tranquilles et moins curieux, libérés duel à duel des rampants par les volantes et réciproquement, jusqu’au meilleur sommeil. À la fin, au matin tardif, il ne reste plus aucun des mâche-piques — les oiseaux de l’aurore ont déjà tout nettoyé — et seules quelques ailes-de-feu survivent, qui pendant plusieurs jours, voire trois semaines de bonheur absolu, vont être trop occupées à se noyer dans la résine de l’arbre-noxe pour y assurer leur pérennité — trop occupées pour nous importuner, et nous serons heureux, aussi heureux qu’on peut l’être sous la belle ombre, la grande ombre de l’arbre-noxe, qui surplombe tout le monde et protège tout le monde.
Les soldats sont là depuis trop longtemps. Ils commencent à aimer les enfants qui leur sont nés des prostituées que nous leur avons consenties. Substituts de l’amour et de la famille qu’ils ont laissés depuis si longtemps chez eux que le souvenir même, sauf en de rares fulgurances, commence à s’en estomper. Leurs enfants parlent mieux notre langue que celle des soldats, qu’ils prononcent avec notre accent. Comment feraient-ils s’ils repartaient soudain ? Emmener les enfants sans les mères ? Partir seuls, comme un arrachement, sans être certains qu’on les attend encore là-bas, qu’on sera heureux de les revoir ? Partir en famille ? Pourquoi partir alors ? De toute façon personne chez nous — et je le soupçonne, de manière croissante chez eux aussi — ne croit plus qu’ils repartiront. La garnison est à demeure. Oubliée ou négligée par les autorités lointaines qui ne s’occupent que de récolter impôts et taxes. Les soldats, d’abord armée d’occupation, ne peuvent vivre longtemps ainsi, exilés, étrangers. Leur science nous soigne, notre travail les nourrit, nos femmes les soulagent de la nostalgie d’autres femmes maintenant déjà vieillies, moins désirables que leur souvenir, ce trésor à contempler le moins possible. Non, les soldats, qu’ils se l’avouent ou non, ne veulent pas rentrer. Ce qui les fait souffrir, ce n’est plus l’éloignement de leur patrie mythifiée, c’est l’isolement dans lequel ils se tiennent encore ici, c’est la peur de représailles, d’une vengeance d’autant plus cruelle qu’elle aurait été longtemps ruminée. Quelques-uns semblent l’avoir compris. Ils se lient à certains d’entre nous par des chaînes d’intérêt religieux et financier ; ils se convertissent à notre foi pour mieux s’intégrer dans nos réseaux d’échanges ; ils exemptent officieusement d’impôt certains trafics où ils ont part. Ils tissent ainsi de fer une toile le plus inextricable possible, qui doit leur devenir armure. Qu’adviendra-t-il ? Si l’histoire se répète, je suppose que certains d’entre eux, les plus habiles, réussiront, deviendront des notables, s’allieront aux grandes familles, s’y couleront. Leurs descendants ne seront plus discernables des nôtres. D’autres se perdront dans la drogue et la volupté frelatée des bordels. D’autres encore chercheront à redevenir d’honnêtes artisans, et peu y parviendront. On en retrouvera noyés « par accident », pendus « de chagrin », suicidés par nostalgie ou par inadaptabilité. Nous ne les plaindrons pas. Comment devenir l’ami, l’égal de ses anciens esclaves ? Certainement pas en se faisant soi-même esclave ! Ils sont venus par la force et pour le pouvoir. Seuls la force et le pouvoir peuvent les maintenir sur place et vivants. Force et pouvoir : leur malédiction.
« Enterre tes rêves », dit-on chez nous aux enfants : « mets-les dans des graines choisies, bien fraîches — un rêve par pépin ou noyau —, et plante-les. Si la terre les garde, tu les oublieras ; si un arbre pousse, tu mangeras ses fruits, et le rêve qui est dedans se réalisera. »
Au début les enfants viennent voir tous les jours, et même plusieurs fois, si rien ne pousse là où ils ont planté leurs rêves. Mais peu à peu la plupart se lassent. Rien ne pousse en effet. Rien à voir, ni à faire. Ils reviennent de moins en moins souvent ; ensuite seulement de temps en temps, lorsque, du fond des nuits, resurgit le souvenir des rêves enfouis. Puis ils cessent tout à fait. Ils ont oublié leurs rêves. Ils sont adultes et heureux.
Un petit nombre d’enfants ne se lassent pas. Ils scrutent et cultivent leur petit coin de terre, le jardin à rêves. Quelle patience, quel souci les animent ! Arroser, biner, sarcler ; protéger la moindre pousse, qui n’est presque toujours qu’une herbe… Au bout de combien d’années, combien de décennies, ceux qui n’ont pas d’arbre fruitier se résignent-ils ? Alors ils se consument de questions. Pas un seul de leurs rêves n’était-il donc viable, au moins ici ? Ou la terre — en la personne d’un granivore quelconque — les a-t-elle tous avalés ? Ou bien aurait-il fallu attendre plus longtemps encore, des vies et des vies peut-être ? À la fin ils font ce qu’ils n’avaient jamais osé : ils ouvrent la terre et cherchent leurs graines. Mais la réponse varie sans règle : elles sont toutes là, intactes ou rabougries ; ou aucune ; ou certaines seulement. Ceux-là sont les plus malheureux.
Les derniers, le tout petit, le très petit nombre de ceux qui ont eu la chance de voir la terre nourrir leur arbre, le pousser à monter, à sortir, puis le soleil le tirer vers le ciel ; ceux qui ont eu la chance de voir grandir leur arbre, de pouvoir le soigner, l’amener à maturité — ceux-ci devraient être les plus heureux. Mais combien de fruits faut-il manger, et combien de temps attendre pour que ces fruits digérés deviennent des rêves réalisés, cela, personne n’a pu le leur dire, aucun ancêtre, aucun vieux sage, même s’il fut des chanceux. Comme si c’étaient les rêves eux-mêmes qui décidaient quand venir, à leur rythme insaisissable et singulier. Et moi ? Il y a bien longtemps que je ne suis plus un enfant. Je ne me suis pas lassé précocement. J’ai eu de la chance. Les fruits ont mûri. J’en mange chaque été, depuis des années, sans résultat visible. Je ne me désespère, ne m’impatiente pas. J’ai de l’appétit. Je ne sais pas encore si je suis heureux ou malheureux.
Au fil de son errance, laquelle s’avère insensiblement cyclique et semble constituer toute son histoire, notre petit peuple a toujours suivi un guide. Un seul guide, fidèlement remplacé, incarné à chaque génération par le meilleur des prétendants choisi avec un soin extrême. Notre territoire est vaste, encerclé de périls ; entre nos puissants voisins et nous, il n’y a que l’errance ; l’errance nous sauve de leur hégémonie par le mouvement qui nous met tour à tour à portée de chacun d’eux mais trop brièvement pour que leurs prétentions ne s’exercent ou que leur emprise ne s’installe en profondeur dans nos âmes ; et le guide nous sauve de l’errance, en l’orientant. D’où son importance pour nous, rien moins que vitale. Pourtant un étranger, un espion pourraient croire le contraire, constatant que le guide est élu par simple acclamation lors de la joute oratoire publique entre prétendants qui surgit spontanément à chaque transition. À peine acclamé, le nouveau guide est reconnu tel, proclamé puis immédiatement investi. On lui laisse seulement le temps d’accepter sa charge, tradition devenue dérisoire puisque ce suprême honneur ne se refuse pas. S’ensuit, de soulagement, une grande fête populaire bruyante et arrosée, dénuée de la moindre solennité bien que le destin d’une génération vienne de se jouer. Mais l’espion qui ne verrait là qu’un peuple naïf et bon enfant, prompt à la confiance et facile à soumettre, serait démenti par notre pérennité même, notre longue survie au milieu de nos ennemis. La légèreté qu’on nous impute n’est qu’apparente, elle masque la perspicacité profonde de notre jugement. L’expérience nous a rendus capables — et la vie a exigé que nous le devenions — de reconnaître sinon au premier coup d’œil, du moins en peu de temps d’écoute et d’observation intenses mais discrètes, le bon guide en devenir dans le prétendant déclaré ou non. L’acclamation est immédiate car le guide est connu et prêt. Ce n’est pas par hasard que nous nous remettons entre ses mains : il a su nous convaincre, même inconsciemment, qu’il sait où il va et comment y aller. Un bon guide n’a pas besoin de guide ; c’est ce qui le différencie de l’immense majorité d’entre nous (dont votre serviteur), qui n’aspire qu’à être guidée de main de maître. Néanmoins les moments de crainte et de doute sont inévitables, et le bon guide est aussi celui qui, tour à tour persuasif, autoritaire, charismatique, paternaliste, contagieusement confiant, pédagogue, voire démagogue, saura nous rassurer dans les premiers et nous convaincre dans les seconds. L’enfant tremblant et l’enfant inquiet en nous seront tous deux rassérénés. Voilà ce que nous attendons de lui. Mais ce n’est pas tout. Si notre errance est finalement cyclique, c’est qu’à long terme nous creusons toujours les mêmes voies. Pour nous le bon guide — et il ne peut y en avoir que de bons, les mauvais ne seraient pas suivis, ou le seraient jusque dans la tombe, or nous sommes encore là, bien vivants —, c’est donc enfin celui qui, bouclant le cycle, nous ramène comme inopinément, une génération plus tard, au point de départ, mais enrichis de ce que nous avons trouvé en creusant nos voies. C’est ainsi que l’archéologie comparative est devenue notre apanage indisputé. Nous ne sommes pas comme nos voisins, nous ne dédaignons pas le passé ; nous nous contentons (et parfois nous glorifions) de la vie répétitive que nous menons comme n’importe quel animal. Tourner, creuser, trouver, classer : cette monotonie, cette connaissance accumulée nous protègent elles aussi de nos ennemis ; c’est notre second bouclier, après l’errance. Par celle-ci, par les contacts circonspects qu’elle occasionne, nous n’ignorons pas que les régimes politiques de nos voisins, quelque divers qu’ils soient, ont tous en commun l’exigence d’antériorité, la nécessité d’une grande profondeur temporelle, leur légitimité se fonde sur leur enracinement dans le plus lointain passé. Les mythes y pourvoient, mais périodiquement aussi gagnent à être renforcés, légitimés au moins en apparence par l’histoire, si possible. C’est dans cet espoir qu’on sollicite notre expérience. Nos découvertes ont le pouvoir de raffermir le prestige ancestral de tel roi, tel tyran… Il semble évident qu’une très vieille sépulture riche entre autres de milliers de perles d’ivoire, ornements de la probable tunique depuis longtemps désintégrée dont le cadavre était vêtu, implique une forme de société précocement hiérarchisée. Nous produisons les restes et les datons scrupuleusement. L’interprétation qui s’ensuit n’est plus de notre ressort et nous nous gardons bien d’émettre officiellement la moindre hypothèse. Nous laissons les controverses inévitables accaparer l’attention politique de nos ennemis, qui pendant ce temps nous oublient.
À la convoitise, donc, de nos dangereux voisins, s’ajoute la frustration des prétendants rebutés : voilà l’autre grand problème historique auquel est confronté notre petit peuple. C’est notre affaire à tous, pas seulement celle du guide. Pour éviter la dissension qui ronge et les rancœurs séditieuses, il nous faut les consoler de leur échec en alléguant la malchance, les rappeler à l’ordre parfois, leur concéder une parcelle de pouvoir sur nos vies et nos esprits, illusoire et temporaire. Ce n’est pas très différent de la manière dont nous élevons nos enfants. Ceux-ci veulent tous eux aussi devenir le prochain guide, évidemment ; mais cette velléité ne dure pas. Avec l’âge, ils se rendent compte de la responsabilité écrasante du guide en place, de sa triste solitude aussi malgré les jeunes corps qui se succèdent sous sa tente ; il jouit certes de l’autorité, mais seulement dans le domaine de l’errance, où il doit le premier se soumettre à ses propres décisions. Ils ont donc bien raison, nos enfants, de renoncer à ce prestige suprême — car la responsabilité du guide est de plus en plus écrasante, et sa solitude de plus en plus grande. On l’explique par la quantité de connaissances accumulée au cours du temps et que le guide ne peut plus ignorer. Quand nous ne savions rien, nous avions peur de tout, mais ce tout n’était qu’un mystère, une perplexité sans cesse renouvelés. Maintenant la peur a été remplacée par un double fardeau : d’abord un savoir nécessaire trop vaste et complexe, du biface à la cosmologie en passant par tout ce qui peut influer techniquement et psychiquement sur la trajectoire d’un peuple ; ensuite et surtout, d’infranchissables limites, douloureuses à assumer. Nous avons dû renoncer aux grands rêves que l’ignorance nous permettait de caresser, et même à certains petits. Ni aide à espérer ni fuite possible ; nous sommes seuls et prisonniers. Et il ne s’agit pas uniquement de nos possibilités d’agir : à nos capacités de connaître aussi sont apparues des limites avérées. Nous savons désormais qu’il est des questions à tout jamais sans réponse, des doutes indépassables, des choix qui doivent être faits sans que leurs conséquences puissent être évaluées sûrement. Chacun sait cela. Les enfants le sentent. Les guides le subissent. Non seulement les vocations sont moins nombreuses, mais il n’est plus rare qu’un guide abdique avant l’âge, alors que servir au moins pour toute la durée d’une génération avait toujours été la norme.
La douleur, la honte poignantes de celui qui abdique nous distraient de notre propre inquiétude. Nul ne doute qu’il a fait de son mieux. La tâche était simplement trop grande pour lui, comme elle l’est désormais pour un nombre toujours plus important de prétendants. Aucun ressentiment contre lui donc, mais, nous qui nous targuions de la perspicacité de notre jugement, nous nous sommes trompés, en estimant pouvoir lui faire confiance. Les anciens prétendants ne manquent pas de le répéter : ils auraient fait mieux ! Impossible de le vérifier, ils sont maintenant trop vieux, aigris par la frustration ; mais nous n’en croyons rien. C’est la charge elle-même, il semble, qui rejette un guide après l’autre, après les avoir écrasés. Celui qui a déchu se met définitivement derrière les enfants, et se tait. Il ne faut plus rien lui demander, surtout pas un conseil ; prendre la moindre décision lui est devenu presque impossible, une torture morale.
Encore celui-ci n’est-il que le premier des nouveaux périls qui nous guettent. Le second, plus pressant encore, consiste en ce que le guide ne peut plus nous rassurer tous en nous expliquant les raisons de ses choix. Elles existent, assure-t-il ; mais seule une minorité (dont votre serviteur n’a pas l’honneur de faire partie) peut désormais les comprendre. Ne pouvant plus nous convaincre tous, le guide doit se résigner désormais à persuader une grande majorité d’entre nous, aidé en cela par la minorité qui peut arguer de sa confiance en lui basée sur la compréhension au moins imagée qu’elle a des vérités probables qui le meuvent et nous tous à sa suite. Ainsi s’est créée une hiérarchie parmi nous, qui nous sépare et nous effraie. La nostalgie nous mine de la simplicité d’autrefois : un seul guide, fiable, pour un seul peuple, confiant.
Ces soucis ne nous étreindraient peut-être pas si fort présentement, si notre guide ne montrait pas tant de signes de découragement. Il n’est plus jeune ; il a tenu plus longtemps que ses récents prédécesseurs ; mais il a manifestement ses propres et profonds moments de doute, de lassitude accablante ; il l’a d’ailleurs révélé à mots couverts, lors de certain crépuscule propice aux confidences, où nos encouragements sincères ont sans doute sonné faux. Il part de plus en plus souvent tout seul, en reconnaissance dit-il, mais nous craignons qu’il ne le fasse que pour nous épargner les pires moments de son accablement. Une nouvelle transition s’approche. Les jeunes loups le sentent, aiguisent leurs crocs, se jaugent mutuellement. Nous les soupçonnons et les observons depuis assez longtemps. Notre jugement, si j’en crois mon opinion, celle de ma famille et de mes amis, est sans équivoque : aucun d’eux n’est apte à nous guider. La survenue tant redoutée de l’anarchie, du moment où chacun de nous doive, en toute ignorance, devenir son propre guide, s’avère plus proche encore que nous ne le craignions il y a seulement quelques années.
Mais peut-être n’aurons-nous pas à subir l’angoisse permanente de ce destin : nous sentant affaiblis, nos puissants voisins manifestent ouvertement leurs prétentions territoriales. Le plus probable est donc qu’à la soumission volontaire, temporaire et révocable à un guide choisi, succède une sorte d’esclavage, qu’une majorité d’entre nous accueillera avec soulagement pour peu qu’elle prenne l’apparence de l’intérêt mutuel, et surtout qu’on nous laisse l’errance, ou l’apparence de l’errance, sans quoi notre vie n’a aucun sens. Ils nous donneront un guide de leur cru, hypocritement nôtre mais à leur seule et à peine secrète ou même discrète allégeance ; un guide qui pourrait pourtant être meilleur que nos propres derniers, ayant moins de choix difficiles à faire, de contradictions à dépasser, de dilemmes à surmonter, de connaissances à maîtriser ou ignorer, se contentant de rechercher le seul intérêt de ses maîtres et commanditaires — intérêt d’ailleurs peut-être à long terme mal compris. S’il est aussi bon que l’étaient les nôtres au temps de leur plénitude, si ses maîtres sont aussi perspicaces à le choisir et le missionner que nous l’étions, il nous laissera continuer à creuser nos voies, la seule différence, à vrai dire pour nous négligeable, étant qu’il réserve nos découvertes pour ses seuls maîtres, à qui elles puissent servir soit à renforcer la légitimité historique de leur pouvoir, soit à affaiblir celle de leurs autres voisins. Faux guide et fausse errance, rêve de guide et rêve d’errance qui donneront jour à un rêve d’archéologie, une archéologie certes toujours creusée sans doute — on ne rêve pas la terre sous les ongles : ils sont noirs ou pas — mais, comme les rêves, ne donnant lieu qu’à des productions, sinon arbitraires, du moins d’une fiabilité douteuse. Nous qui nous gardions jusque-là de toute interprétation tant soit peu audacieuse, scrupuleux et conservateurs à l’extrême, nous nous abandonnerons alors au délire d’interprétation le plus ésotérique, libérés que nous serons de toute entrave par le rêve. Comment aurait-il pu savoir, le guide étranger, le faux guide, comment aurait-il pu savoir que le rêve nous guettait depuis toujours, le simple rêve, comme un écran entre nos mains et nos yeux, qui n’attendait que l’occasion de s’emparer de nos âmes comme jamais nos voisins n’auraient pu ambitionner d’y parvenir ; comment aurait-il pu savoir qu’il fallait pour le tenir en respect toute la force et la subtilité du vrai guide qui nous disait quoi penser des bizarres merveilles que nos mains déterrent des strates toujours plus anciennes d’une histoire mystérieuse et mythifiée ; comment aurait-il pu savoir que sans cette stricte discipline, abandonnés à nos lumières étroites, nous allions creuser, nous ne pouvions que creuser dans tous les sens à la fois, et de tesson en os fossile, d’éclat de pierre en empreinte de pas, de gravure en pigment, de dent en tombe, de dessin en statuette rêver des liens sans cohérence historique ni logique, tout à la séduction, tout à la fantaisie d’associations suggérées par hasard ; comment aurait-il pu savoir que ces rêves assurés d’une parole claire aux yeux vides formeraient si vite un labyrinthe où nous abriter, un labyrinthe où se perdre n’est jamais un problème puisqu’il ne faut surtout pas en sortir, mais où lui le faux guide risque d’être enfermé aussi, à son insu d’abord puis à son désespoir ? Impossible ! Rien dans nos comportements antérieurs n’aurait pu lui faire seulement pressentir que le rêve se tenait en embuscade, non pas hostile mais au contraire bonhomme, bénin d’allure, fidèle, tentant — le principal ennemi, le plus ancien, le plus viscéral. Mais alors il sera trop tard, le passé aura pris sous nos doigts mille branches contradictoires que nous allongerons jusqu’aux détails les plus infimes et les plus absurdes, dans lesquelles nous nous perdrons tous aveuglément, sans retour ni regret, adonnés à l’exploration méthodique de ses virtualités même les plus improbables avec une égale patience, une égale ferveur. Le rêve sera notre fièvre, sera notre fuite et notre abandon d’une vie qui ne sera plus tenue par le vrai guide, qui ne voudra plus se regarder, qui ne sera plus protégée contre la tentation, toujours secrètement nôtre, de rêver le passé comme tant de mémoires possibles. Ainsi vivant dans un rêve produisant des rêves, nous attendrons, somnambules, que notre asservisseur, de peur d’être emporté lui aussi dans le rêve, ne s’enfuie et nous abandonne. Après les vrais, les faux guides disparaîtront aussi, et s’il reste quelque chose de nous au réveil, quelque chose pour nous maintenir en vie, ce sera l’errance, toujours l’errance. Nous la suivrons.
Entrer par la Grande Porte, je ne peux même plus y rêver. On ne me laisserait pas faire. Je n’ai jamais été invité. Et même si je l’étais, même héritier miraculeux du Palais, je ne l’oserais plus. Être refoulé une fois m’a humilié jusqu’à la veulerie, jusqu’à la mort. Ce n’est donc pas l’orgueil qui m’empêcherait de franchir la Grande Porte même si l’on m’y invitait ; et ce n’est certes pas le sentiment d’une juste revanche qui m’y encouragerait. Non, pour moi et pour toujours cette porte est comme un mur de feu, infranchissable, et les hautes fenêtres qui la surplombent sont des miroirs sans tain derrière lesquels la Cour se tait pour se moquer de moi. Plus rien au monde ne pourrait me la faire approcher. À peine si j’ose passer devant à distance d’observation. En revanche, et conformément à l’être que je suis devenu à moins que je ne l’aie toujours été, je traîne volontiers le long des façades arrière, du côté des portes de service, par où j’espère me faufiler jusqu’à la salle du Trône, mon insignifiance et mon air bénin me protégeant de la garde et de la curiosité des serviteurs — je passe pour l’un de ceux-ci —, où, dans la Grande Lumière de Sa Majesté, je quémanderai mon pardon, c’est-à-dire l’existence, laquelle me sera refusée dédaigneusement d’une main légère, ou impatiemment, d’un doigt pointu, ou négligemment, sans un regard. Alors je serai définitivement expulsé, et je pourrai vivre peut-être et mourir en paix, sûr enfin de n’avoir pas existé. Seuls les enfants joyeux des Grands, présents en nombre, attifés, silencieux mais turbulents, auront pitié de moi, trop jeunes encore pour comprendre que je ne la demande pas réellement, que mon audace même à la mendier contre toute vraisemblance est factice, que moi aussi au fond comme eux je joue mais à échouer. « Ne pars pas ! crieront-ils, nous t’aimons, nous ! » Je pourrais me prévaloir de cet amour clamé, réel aussi quoique fugace, pour demander à rester, toléré comme un caprice bénin. Mais je ne le veux pas, ce serait tricher, en abusant de l’indifférence des Maîtres, or c’est à eux que je veux plaire, aux Grands, non pas seulement à leurs enfants, je veux qu’ils me veuillent à leurs pieds, je veux que l’intendant soit obligé de me consentir la clé des cuisines, des garages, des caves, des hangars ! Je veux pouvoir me faufiler à ma guise, les observer ignoré, les surprendre au bain, dans leurs colères et leurs bassesses et les faiblesses de leurs corps augustes ! Cette existence de parasite, aucune autre ne m’étant possible, est la seule pour laquelle j’aurais pu sacrifier ma vie médiocre. Elle m’est refusée. Soit. Je disparais. On n’entendra plus parler de moi. Même si on ne m’oubliait pas, si par miracle on me cherchait, on ne me trouverait plus.
Le fou du village est mort la semaine dernière. On l’a trouvé sur sa couche à l’heure de la sieste, comme s’il venait de s’allonger, mais il était déjà raide. On s’était étonné de ne pas l’avoir vu depuis plusieurs jours. Il n’entrait certes plus dans le village, où les enfants l’auraient raillé, les femmes dévisagé avec impudence, les vieux interpellé, les hommes arrêté, menacé, peut-être frappé ; mais d’habitude on le voyait assis devant sa hutte à l’entrée du village, ou bien on le croisait à glaner dans les bois.
Le soir même, avec trois autres jeunes hommes, j’ai été choisi pour aller offrir le corps à la forêt puis retaper la hutte afin de la tenir prête pour le prochain fou.
Le lendemain à l’aube, les vieilles femmes nous ont remis le corps apprêté, lavé comme il ne l’avait sûrement plus été depuis des années. Il sentait à peine. C’était la première fois que je touchais le cadavre d’un des nôtres, car les corps de mes parents ne furent pas retrouvés ; de toute façon j’étais encore bébé quand ils ne rentrèrent pas de la chasse. Il n’avait pas l’air d’avoir souffert, son expression me semblait paisible, mais je ne me suis pas attardé à la détailler. Il n’était pas lourd. Nous marchions vite et sans parler. Dès qu’il nous a semblé être assez loin du village, nous avons déposé le corps au pied d’un arbre, et nul ne doute que les fourmis du moins ont accepté notre offrande au nom de la forêt.
De retour, nous avons inspecté la hutte. C’était la première fois aussi que j’y pénétrais. Délabrée, crasseuse, presque nue ; sans autre ouverture que le trou devant lequel le fou passait tant d’heures chaque jour assis sur une souche. Tous ceux qui sortaient du village ou y rentraient ne manquaient pas de le saluer d’un mot, d’un geste : c’est un des nombreux rituels auxquels nous nous plions ; hormis ça je n’ai jamais osé lui adresser la parole. Quelques vieux, qui l’avaient connu avant sa fuite, s’asseyaient parfois avec lui pour fumer en silence ou bien pour un petit moment de bavardage laconique et monotone — la vie est dure, la mort prochaine pourtant redoutée — qui devenait vite un soliloque marmotté, inintelligible. Pour l’entendre, il fallait le faire boire. Alors il délirait. Entre ses cris et sanglots, tout le village pouvait l’entendre injurier, diffamer, menacer ou maudire des noms oubliés ou vénérés, licites ou non. Une fois je voulus en savoir plus ; les vieux, à leur habitude, éludèrent mes questions ; même sur les circonstances de son départ, ils restèrent vagues : il allait mal depuis longtemps, la vie de village lui pesait, il pleurait ou buvait seul, parfois criait, se battait, une fois il voulut mourir. On ne l’en aurait pas empêché, mais il manqua de courage au dernier moment. Et le lendemain il s’établit dans la hutte, qui était opportunément libre depuis quelques semaines.
J’avais un peu pitié de lui. Il m’est arrivé, au retour d’une bonne glanée, de lui laisser un fruit sur la souche qui lui servait de siège. Il ne l’a jamais su, je n’étais d’ailleurs pas le seul à le faire ; il ne connaissait sûrement pas mon nom, bien qu’il me vît passer devant sa hutte presque tous les jours ; peut-être même avait-il oublié celui qui fut le sien, puisqu’on ne l’appelait plus autrement que le fou, le vieux fou. Il avait eu une famille, qu’il avait perdue, mais les vieux, tous plusieurs fois veufs, et presque constamment endeuillés, assurent unanimes que ce n’est pas une raison suffisante pour renoncer au village — au contraire : le chagrin partagé y est allégé d’autant, et la durée du deuil limitée par le rituel. Ce que je crois comprendre, en revanche, c’est qu’il ne soit pas parti à la recherche du village des fous : on dit qu’il se trouve de l’autre côté de la forêt, qu’y aboutissent tous les disparus, et que les fous y deviennent ou redeviennent des hommes. Mais d’abord, l’existence de ce village est incertaine, tandis que la cabane existe de temps immémorial. Il semble y avoir toujours eu un fou du village, que ce soit une nécessité pour celui-ci ou pour un de ses habitants. La hutte n’est jamais vide longtemps, dit-on encore, et elle l’était précisément à ce moment-là. Puis s’il avait manqué du courage de se tuer, comment aurait-il trouvé celui de s’enfoncer dans la forêt au-devant d’une mort à la fois probable, imprévisible, et sûrement douloureuse ? Dans la hutte, il pouvait l’attendre en recevant autant ou aussi peu d’attention qu’il le désirait. Il lui suffisait de se taire pour être négligé presque jusqu’à l’oubli, ou au contraire de troubler nos nuits de ses cris effrayants, d’invectiver les passants, de menacer les enfants de ses griffes et les femmes de son impudeur, pour recevoir toute l’attention malveillante que n’importe quelle haine de soi ait jamais pu souhaiter. Il est même arrivé que quelques hommes le battent pour le faire cesser, sans d’ailleurs retarder sensiblement sa récidive.
Si ces crises avaient été fréquentes, il n’aurait pas fait de vieux os. Mais il était le plus souvent discret jusqu’au mutisme. Il communiquait pourtant, à sa manière : on découvrait parfois, à l’entrée du village à l’aube, un panier qu’il avait tressé. Cadeau embarrassant — le souhaitait-il ? — ; objet impur, peut-être dangereux, dont la création n’avait pas obéi au rituel ni la nécessité été approuvée. Par bienveillance — c’était notre fou et nous devions nous en occuper —, ce cadeau était tout de même accepté ; mais il devait être purifié, à l’occasion d’une cérémonie à laquelle on voyait parfois le fou assister, à califourchon sur la branche d’un arbre proche, et dont il accompagnait alors les chants d’une voix fervente, discordante, éraillée. C’est sur cette même branche qu’il s’installait quand il voulait, semble-t-il, simplement observer ou prendre part à la vie du village. On le surprenait là-haut ; on le laissait faire, mais sa présence scrutatrice — nostalgique ou dédaigneuse ? — gênait et agaçait. On préférait le savoir dans ou devant sa hutte.
Celle-ci était dans un tel état que mes compagnons et moi avons argué que le plus facile et rapide serait de la détruire pour la reconstruire, ce qui a été accepté. Nous avons fini avant-hier. La nuit qui a suivi, j’y suis resté. Pour l’essayer, disais-je aux étonnés. Elle est belle et confortable. Je m’y sentais bien. J’y ai dormi paisiblement. Quand je suis rentré dans le village, hier matin, certains m’ont dévisagé. Ils savaient d’où je venais. Est-ce de la peur ou de la pitié que j’ai surprise dans leurs yeux ?
Et en moi-même ? Il me faut l’admettre : je suis tenté. Qu’est-ce qui me retient ? — moi qui depuis toujours suis sans famille, moi le piètre chasseur, le petit car mal nourri, le timide car mal aimé — moi que nul ne retiendrait, qu’est-ce qui me retient ? La honte ? L’espoir ? Je sais seulement que si je veux rester au village, je vais devoir lutter contre la tentation de la hutte.
Sans doute ai-je déjà choisi, puisque j’ai hâte qu’elle soit occupée, donc inaccessible. (Il est inconcevable qu’une autre soit construite : elle ne serait pas tolérée. Un fou c’est bien. Deux, ce serait déjà un autre village, opposé, concurrent.) J’épie chacun de ceux que je soupçonne de pouvoir être le prochain fou du village, celui qui unit les factions rivales contre son choix et sa vie. Je regrette de n’avoir pas pu — faute d’être né — assister à la transition précédente : regards qui suggèrent, gestes qui poussent ou retiennent, conciliabules qui laissent tout de même entendre la stupéfaction, la peur, l’amertume, la frustration… Un veut partir, sa famille s’y oppose. Mère, femmes et sœurs et enfants supplient le tenté ; les hommes l’admonestent : il est lâche, il jettera l’opprobre sur la famille ; qu’il se reprenne, qu’il fasse son devoir ! Il serait même arrivé — ai-je entendu insinuer — qu’il soit assassiné avant sa fuite.
Si seulement je pouvais faire le fou à l’essai ! Quelques semaines, pour voir : fini les obligations que je remplis si mal, les rites suivis à contretemps, les rôles tenus en bégayant… Guère plus de solitude, pour une immense liberté ! Je ne serais pas comme mon prédécesseur, je ferais le gentil fou : j’écouterais, consolerais les enfants, participerais à leurs jeux d’imagination. Je serais poli, respectueux, soumis, souriant. On n’aurait pas peur de moi. On aurait plaisir à m’offrir un fruit, ou même, j’en ai l’eau à la bouche, une cuisse de gibier ! Je rêve sûrement. Le rêve me rend inapte, ou du moins malhabile, à la vie du village ; et le rêve me trompe encore, sans doute, quant à celle de fou. De toute façon cet essai ne serait pas toléré non plus. Qui prend la cabane s’exclut du village à jamais, c’est l’usage. Et même si ce n’était pas le cas, quelques semaines ne seraient sans doute pas suffisantes pour que le village et moi nous habituions à mon nouveau rôle : je ne saurais donc pas réellement à quoi je vouerais le reste de ma vie.
Est-ce qu’il n’a jamais regretté son choix, le vieux fou ? Jamais supplié qu’on le laisse reprendre sa place ? Cette question aussi, les vieux l’ont éludée, se contentant de répéter ce que chacun sait : qu’aucun fou n’est jamais revenu. Quant à partir pour le village des fous, non, moi non plus je n’en ai pas le courage. Je ne suis pas sûr encore d’en être un. (Si les fous y deviennent des hommes, est-ce que les hommes n’y deviennent pas des fous ?) Même si ce village existe réellement, traverser la forêt est au-dessus de mes forces, et je ne suis pas encore résigné à une mort précoce.
Un constat me rassure : d’après les vieux, on n’a jamais vu un fou aussi jeune que moi. Disons que cette fois je laisse la place ; que je tente ma chance au village. Si j’échoue, j’attendrai la prochaine vacance.
Au commencement du cycle devenu typique est la forêt. Foisonnement plus ou moins varié selon les latitudes ; aboutissement de postérités nombreuses en conditions propices. Boréale, elle succombe au froid ; tropicale, au chaud et sec ; mais toutes les forêts succombent aux mangeurs de feu.
Ils arrivent ; s’installent ; demeurent. Ils redoublent le soleil aussi longtemps qu’ils n’ont pas atteint l’extrême limite de l’extinction locale assumée.
À la fin, quand ils repartent, quand ils fuient, misérables et moribonds, c’est le désert. Là tout est à recommencer pour tous, et ailleurs pour eux.
Ils n’ont presque plus rien d’autre à emporter que leur dieu secret, qui a le sable comme emblème et pour nom l’entropie, d’après lequel fut renommée leur sous-espèce dans la nomenclature binominale rénovée.
Quand la parole était encore un boomerang, les hommes ne criaient pas — car les mots criés revenaient à la figure comme gifles. Celui qui pourtant était surpris avec les joues rouges, on ne se retenait certainement pas de se moquer de lui : ça lui apprendrait à crier ! enfant qu’il était ! Et, quelque malveillants qu’ils aient accidentellement été dans l’accomplissement de ce quasi devoir moral, les railleurs gardaient les joues fraîches.
Mais il est fini ce temps ! Il est loin ; il était déjà révolu à l’époque où les Indo-Européens commençaient à s’imposer, quand la parole est devenue l’arme offensive d’un combat pratiqué d’autant plus à distance que ses relais devenaient nombreux. Tout retour en arrière est présentement impossible ; il est bien trop tôt pour cela. Mais le regard, du moins, se corrige plus facilement. D’où l’invention récente du boomerang-miroir : dans lequel c’est au sommet de sa courbe, au plus loin de ma main, que moi lanceur me vois le mieux.
Il est là, sur mon épaule, mais je ne peux pas le voir : aussi vite que je tourne la tête, il est toujours plus rapide à rentrer dedans, et il n’apparaît pas dans les miroirs et les autres ne le voient pas. Néanmoins je sais qu’il est là parce que je l’entends : il me communique ses appréciations, qui sont d’ordinaire des jugements sévères, formulés avec sécheresse ou parfois ironie. Même quand il se tait je sens qu’il est là, qu’il n’en pense pas moins, qu’il ne me quitte pas des yeux ; il me scrute même quand je dors, puisqu’il condamne aussi les fautes que j’ai commises en rêve.
Il n’a pas toujours été là. Je ne sais plus quand il s’est manifesté pour la première fois — j’étais jeune en tout cas —, et je n’ai jamais su s’il était frais éclos de l’instant même ou s’il y était depuis déjà longtemps, fourbissant son regard en secret. Mais je me souviens qu’il m’a piqué fort, au creux de l’oreille, me faisant sursauter. Ce que j’avais fait pour le mériter, je l’ai oublié, mais je ne crois pas que ce fût un méfait remarquable : plutôt la proverbiale goutte d’eau… Puis il s’est mis à me parler dans l’oreille, très bas, à me chuchoter des remontrances d’autant plus frappantes qu’elles étaient à peine audibles, comme un doute étouffé. Sueur froide. Étais-je fou ? Mais son discours était aussi lucide et maîtrisé que mon comportement était coupable. Au début je croyais qu’il était dans ma tête et qu’il me parlait dans ma tête ; j’avais bien sûr tort : il ne peut pas être tout le temps dans ma tête, puisqu’il me juge, et que pour me juger il doit me voir, et même plus que me voir : m’examiner sans relâche de son œil omnivoyant.
Au début j’ai pu croire aussi, dans ma naïveté présomptueuse, être la seule conscience affligée d’un tel tourment. Puis bien vite j’ai pensé au contraire qu’investi d’omniprésence il infligeait ses vues à tout le monde également. Désormais je crois plutôt qu’émanant de moi il ne voit que moi. D’évidence tardive, certains hommes ont leur propre équivalent de mon petit juge sur l’épaule, et d’évidence encore, ceux-ci n’ont pas tous la même inflexibilité maniaque voire sadique. Le mien n’est jamais satisfait. Il me désapprouve souvent jusqu’à la honte, parfois jusqu’au mépris, quelquefois même jusqu’au dégoût. Les rares fois où je crois mériter sa fierté, il a disparu.
J’aimerais le voir, juste une fois, l’apercevoir, découvrir son visage, s’il en a un, et son regard. Je l’imagine avec mes traits, mais constamment sourcilleux, affublé d’une ride de réprobation. Il n’a sûrement pas son propre petit juge sur l’épaule ; il n’en a d’ailleurs pas besoin. J’aimerais aussi avoir une franche discussion avec lui. Était-il plus encourageant, au commencement de notre couple ? Plus ou moins austère, sombre, ironique, pédagogue ? Pourquoi est-il si dur ? Ne pourrait-il faire preuve d’indulgence ? Toutefois je n’ai jamais osé le questionner. En partie par timidité ; en partie aussi par fatalisme : je crois savoir ce qu’il dirait s’il daignait répondre : il n’est pas sévère mais scrupuleusement juste ; il n’est pas dur ; s’il était plus indulgent, il serait négligent ; il me veut du bien : c’est pour mon bien qu’il est exigeant ; sans lui, moi qui ne suis que trop enclin à la paresse, je ne ferais rien ; c’est à sa vigilance rigoureuse et sa persévérance palliative que je dois mes quelques accomplissements.
Je n’ai rien à rétorquer à cela ; je l’approuve ; donc je me tais. J’essaye de voir avec les yeux que je lui prête, d’agir avec les mains que je lui suppose… Je ne pense pas qu’il me survive ; et s’il y avait un paradis, et que j’y fusse admis, je suis sûr qu’il ne m’y accompagnerait pas. Il ne disparaîtra pour de bon que si je deviens lui. Je ne crois pas y parvenir. Nous irons donc ensemble, faux siamois, jusqu’à l’engloutissement de ma lucidité.
Si je l’ai bien évoqué, c’est lui qui s’est exprimé.